- Bolivie
Les « non indigné·e·s »
Article original publié dans le quotidien bolivien La Razón, 25.08.2019
Gonzalo Colque, 20.08.19, Directeur de Fundación TIERRA, institution bolivienne partenaire d’Eclosio (traduit par Diana Gérard, volontaire Eclosio)
Le « Mouvement vers le socialisme » (Movimiento al Socialismo – MAS) est immunisé contre ses adversaires politiques et contre ses propres actes. Il se maintient debout sans se soucier d’avoir abandonné ses idéaux de gauche, si bien qu’aujourd’hui, il encourage avec diligence le capitalisme spoliateur des ressources naturelles ou le fait que le binôme Evo-Álvaro se présente pour une quatrième réélection en faisant fi de la constitution et du 21F[1]. Ses militant·e·s, sympathisant·e·s et « invité·e·s » regardent avec impassibilité l’échec du « processus de changement ».
Le Mouvement vers le Socialisme fut une incarnation populaire du ras-le-bol face à la politicaillerie néolibérale. Si on accepte une analogie entre ce mouvement du début du nouveau millénaire et les « indignés » d’Espagne de 2011-2015, on peut dire que les premiers se sont forgés très tôt comme critiques radicaux du libre-échange et du système politique exclusif, mais les choses ont changé. Aujourd’hui il serait plus opportun de les appeler les « non indignés ». Les derniers sondages électoraux portent à penser qu’ils constitueraient une majorité : 6 électeurs et électrices potentiel·le·s sur 10, dont 4 en faveur du MAS et deux encore indécis. Il est frappant de constater que ces derniers, même s’ils envisagent les alternatives, ne rejettent pas complètement le projet d’Evo Morales et de ses partisans de se maintenir au pouvoir.
Se demander qui et pourquoi ils constituent cette masse décisive a du sens, bien que ce ne soit pas le cas pour les opposants qui ont besoin du vote populaire. Essayons une dissection rapide. Tout d’abord, le noyau dur du MAS est formé de partisan·ne· devenu·e·s fonctionnaires publics. La bureaucratie étatique a pris de l’ampleur en même temps que le boom économique et a explosé avec les entreprises étatiques. D’après l’INE, en 2017, le secteur public employait plus de 402.000 fonctionnaires, sans compter les travailleurs et travailleuses temporaires. Ce qui veut dire que dans la Bolivie extractive et rentière, l’emploi dans la fonction publique représente plus de la moitié du travail salarié.
Ensuite viennent les bénéficiaires de l’« effet de ruissellement » de la croissance économique. Ce sont ces travailleuses et travailleurs informel·le·s ou indépendant·e·s qui, encouragé·e·s par l’augmentation de la demande interne, ont su importer et introduire via la contrebande des biens de consommation et dynamiser le secteur des services. Le gouvernement lui-même encourage l’économie informelle en employant des entrepreneurs et entrepreneuses de circonstance ou des consultant·e·s en ligne, par exemple, en dépensant des millions dans le montage de spectacles politiques : écrans géants, haut-parleurs, musique en direct, groupe de danseuses et danseurs et autres.
Un autre secteur d’inconditionnels d’Evo Morales se situe parmi la population d’origine paysanne ou indigène. Bien que peu d’entre eux·elles bénéficient des dépenses publiques et des concessions spéciales (cultivateurs et cultivatrices de coca et coopératives minières), la majorité adhère au MAS en raison de leur identité ethnique et de la haute valeur symbolique qu’ils·elles octroient aux micro-transferts monétaires. Par l’intermédiaire de contacts directs et réitérés avec le Président, on les a persuadé·e·s de ne reconnaître qu’un leadership unique. C’est un leader qui a perfectionné le discours dichotomisant d’ « ami » et « ennemi », le « peuple » incarné en lui-même et la « droite » dans les autres. Ce discours polarisant fait son effet dans la mesure où il reproduit la fissure historique nationale entre les « indiens » et les « blancs ».
Dire que les chef·fe·s d’entreprises ou les militaires font grossir les files des non indigné·e·s n’est pas une nouveauté. En réalité, ils·elles n’apportent pas des voix mais jouent des rôles tactiques. Au lieu d’avoir la mainmise sur les caisses de l’Etat, les militaires promettent la stabilité politique à la classe gouvernante, tandis que les marchand·e·s de terres jurent qu’ils seront le nouveau moteur de l’économie. Le rôle électoral des agro-entrepreneurs et agro-entrepreneuses peut même prendre une connotation insoupçonnée, par exemple, disputer des voix à Carlos Mesa[2] en échange de continuer à élargir la frontière agricole aux dépens de la forêt.
Il est important de savoir qui sont les « non indigné·e·s », mais il est encore plus important d’analyser le pourquoi. Pourquoi ne se montrent-ils·elles pas sensibles face à la perversion d’un régime qui prétend être un gouvernement progressiste et démocratique ? Paradoxalement, les opposant·e·s supposent sans plus que la majorité des électeurs et électrices sont exaspéré·e·s et offensé·e·s par la perte de la démocratie, et par conséquent, ils·elles exigent son retour. Bien que cet angle de vue ait du sens, il ne mobilise qu’un segment de la population qui ne semble pas décisif.
Les réponses ne sont pas simples. Une des hypothèses que nous pouvons avancer est que, malgré les bénéfices matériels et symboliques, certains dans une plus large mesure que d’autres, les « non indigné·e·s » constituent en réalité une partie de la population hautement vulnérable et craintive de retourner à son état antérieur de pauvres, en-dessous des minimas acceptables, et d’exclus par leur condition d’indigène et leur origine populaire. En outre, ceux qui, dans le langage du MAS, sont la nouvelle classe moyenne émergente et populaire, associent l’essor économique – avec ou sans raison- avec la gestion du gouvernement d’Evo Morales.
Depuis un certain temps, le Président se promeut et est promu comme synonyme de stabilité et de garant de ressources immédiates pour les travaux. Maintenant, le slogan de sa campagne électorale est « Evo pueblo, futuro seguro » (« Evo le peuple, avenir assuré »). C’est un discours politique qui joue sur la peur de cette frange de la population vulnérable et fragile. Même plusieurs ministres et haut dignitaires savent qu’en dehors de l’appareil étatique, son autre alternative est la rue.
Les partis d’opposition, frustrés parce que leur proposition phare de récupération de la démocratie ne fonctionne pas, fustigent les partisans du MAS et suscitent des réactions aux élans racistes, comme le fait que nous méritons un Evo Morales car nous ne lisons même pas un livre par an. Ce qui est sûr c’est que leurs offres électorales, qui sont en réalité des listes décousues, ne répondent pas aux attentes de ceux et celles qui vivent dans une situation précaire et de beaucoup d’autres qui se taisent face aux excès du pouvoir politique. Les opposant·e·s ne condamnent pas non plus les affaires du gouvernement avec celles et ceux qui concentrent le contrôle de la richesse générée par l’exploitation des ressources.
Mais le scénario à plus grand risque qu’ignorent ou dissimulent tant les partisan·ne·s du gouvernement que les opposant·e·s, c’est la coïncidence redoutable entre le ralentissement de l’économie mondiale et notre situation de vulnérabilité et de fragilité. Si les prix internationaux chutaient brusquement ou si les réserves de matières premières s’épuisaient, le désastre serait inévitable et généralisé. Malheureusement, il est très probable que cela se produise dans les prochaines années. La Chine ralentit, le commerce mondial stagne et les prix subissent plus de chutes brutales que de hausses. De son côté, la Bolivie épuise ses sources de richesses naturelles et les entreprises étatiques non extractives sont déficitaires. Dans ce contexte, Evo continuera-t-il à être l’avenir assuré de la Bolivie ? Quel sera le sort des « non indigné·e·s » ?
La précarité est un mal répandu. Pour cette raison, le droit de subsister est prioritaire pour de nombreux et nombreuses Bolivien·ne·s, même au-dessus de certains défis transcendantaux et historiques. Le coût politique est élevé : la dégradation sévère de la démocratie et une classe politique qui n’a plus d’idéaux mais que des intérêts.
[1] 21F : référendum du 21 février 2016, lors duquel les Boliviens avaient dit « non » à une modification de la Constitution permettant à Evo Morales de se présenter pour un quatrième mandat.
[2] Carlos Meza est candidat aux élections présidentielles, représentant de la Communauté Citoyenne, de tendance libérale. Actuellement, les sondages le placent en seconde position derrière Evo Morales.
L’article original (en espagnol) est disponible sur le site de TIERRA.