- Analyses et études d'éducation permanente
Une analyse de Déborah CHANTRIE, chargée des programmes chez Eclosio.
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Prise de conscience face à la crise climatique, mise en lumière des systèmes de domination, critique d’un modèle économique capitaliste basé sur la croissance infinie et l’exploitation des ressources naturelles… Face à ces enjeux, les écoféminismes apportent des pistes de réflexion.
En effet, les mouvements écoféministes, contraction entre écologie et féminisme, remettent en cause le modèle de développement capitaliste inégalitaire et destructeur pour la planète. Ils invitent à penser un nouveau modèle sociétal à travers le prisme de l’écologie et du « care » qui renvoie à l’éthique du soin¹ : prendre soin des humains, de la terre et de son environnement. Ce sont des mouvements sociaux de lutte pour l’égalité et le respect de l’environnement. Mais, l’écoféminisme est aussi un courant politique, philosophique et éthique porté par les femmes et dont les racines sont ancrées localement.
S’intéresser aux écoféministes, c’est développer notre esprit critique et notre conscience écologique, c’est à dire, tenter de réagir face aux urgences climatiques, sans perdre les acquis des luttes pour les droits des femmes (Puleo, A. 2017). C’est aussi dépasser le féminisme théorisé en occident construit sur base des revendications propres aux femmes blanches aisées. C’est élargir son regard et en prenant en compte les différentes formes de domination et les revendications qui en découlent.
Les origines des mouvements écoféministes
Dans la littérature, le mot écoféminisme est apparu pour la première fois sous la plume de Françoise d’Aubonne en 1974 dans son ouvrage « Le féminisme ou la mort ». Elle fait le lien entre capitalisme et patriarcat, deux systèmes d’oppression qui sont, selon l’autrice, responsables de l’exploitation du corps des femmes et de la nature. Toujours à la fin des années 70, en Inde, naissait le mouvement des femmes Chipko, qui signifie « étreindre », qui s’élèvent contre la déforestation : elles défendent les arbres au nom de leur vie. Elles ont inspiré Vandana Shiva, militante écoféministe indienne, célèbre pour sa lutte contre le géant Monsanto et la défense des paysans indiens.
Au Kenya, en 1977, Wangari Maathai a créé un mouvement de la « ceinture verte », pour lutter contre la déforestation qui pèse particulièrement sur les femmes. Et, dans les années 80 aux Etats-Unis, avec un mouvement de femmes anti-nucléaire très fort, l’écoféminisme se popularise et englobe toutes formes de mobilisation de femmes pour la défense de l’environnement (Larrère, C. 2022).
Et c’est encore en 1991, à Washington, lors du premier Sommet national des peuples de couleur sur l’environnement, que les voix des femmes des Suds dénoncent les conséquences sur leurs conditions de vie du modèle agro industriel promu par la révolution verte. L’objectif était d’augmenter la productivité agricole dans les pays des Suds. Cette révolution verte était pleine de promesses – élimination de la famine, rendements agricoles améliorés, irrigation plus efficace – mais oublie les conséquences néfastes (Larrère, C. 2022). En effet, aujourd’hui les effets négatifs sont nombreux, avec entre autres une perte de la biodiversité, la dépendance aux engrais chimiques et aux pesticides, l’appauvrissement des sols, la perte de la diversité des semences. Sans s’identifier à un mouvement commun transnational, des actions concrètes menées par des femmes pour préserver l’environnement ont marqué l’écoféminisme.
Ces mouvements de femmes sont donc nombreux et globaux, ils se sont construits à travers des revendications différentes mais toutes liées par la dénonciation du système capitaliste et patriarcal : protection des terres autochtones, dénonciation de la surexploitation des ressources naturelles, promotion d’une agriculture durable et locale, etc. Par ces actions très concrètes, elles remettent en question le modèle économique capitaliste qui privilégie la croissance infinie et l’exploitation des ressources naturelles.
Capitalisme et patriarcat : quels liens ?
La place des hommes et des femmes dans la société ne peut être distinguée des paradigmes de développement des sociétés. Dans une société capitaliste, la croissance économique est le vecteur du développement. Cela passe par la domination des corps, de la nature, des groupes sociaux marginalisés, comme marqueur de succès. Les femmes ont donc été exclues du développement et les inégalités se sont accentuées.
En effet, dans un modèle de développement économique capitaliste, une première séparation entre la nature et l’être humain a permis l’exploitation du second sur la première. C’est le même processus à l’œuvre concernant le rapport de domination envers les femmes. Elles sont reléguées au second plan du développement économique, enfermées dans la sphère reproductive où leur travail est totalement dévalorisé et invisibilisé. En effet, le travail domestique, essentiel à la survie des humains, est traditionnellement attribué aux femmes. Ce travail est d’une part invisible, il se réalise dans la sphère privée, à la maison. Et d’autre part dévalorisé parce qu’il ne contribue pas à la croissance économique. Et, finalement ce sont tous les traits liés à la féminité qui sont connotés négativement.
Mais, ici et ailleurs, les voix des femmes se lèvent pour actionner la transformation vers un autre modèle de société. En effet, en plus d’un système inégalitaire entre les sexes, les femmes sont les premières touchées par les changements climatiques et la pauvreté. Les sècheresses à répétition, la diminution de la biodiversité, la disparition d’espèces endémiques, l’appauvrissement des sols à cause des pesticides et engrais chimiques, l’accaparement des terres, entraînent des conséquences directes sur l’accès à une alimentation suffisante et saine. Aujourd’hui, les inégalités environnementales sont de plus en plus importantes, et les luttes sociales se sont déplacées vers la sphère familiale dont les femmes ont la charge (Pruvost, G. 2019). Elles sont alors au cœur des luttes, parce qu’elles sont les plus touchées, mais aussi parce qu’elles détiennent une partie des solutions.
De plus, les populations qui pratiquent l’agriculture de subsistance sont fortement impactées par les bouleversements climatiques et les inégalités de genre. Ce sont des peuples d’Afrique, d’Asie ou encore d’Amérique du Sud. A ce titre, citons l’exemple de Vandana Shiva, militante indienne qui lutte pour la sauvegarde de la biodiversité et l’émancipation des femmes. Elle nous invite à penser un nouveau modèle de développement soutenable à contre-courant du modèle économique capitaliste. Elle propose de concevoir une économie du vivant et une agriculture basée sur les principes de l’agroécologie.
Selon Vandana Shiva : « le développement est le problème et non la solution ». Si nous partons de ce postulat, alors il faut repenser le développement et sortir de la logique économique pour tendre vers une logique du soin, c’est-à-dire du soin aux autres et à l’environnement. C’est pourquoi, elle place les semences au centre des luttes écoféminismes. Elle nous explique que « la terre est au centre de la vie ». Et la symbolique des semences est puissante, car elles nous connectent à la nature alors que la philosophie mécanique voit la nature comme morte et exploitable. Elle a dédié sa vie à conserver les semences paysannes car la graine est une entité vivante et pas une machine (Beyrand, S. 2023). C’est le symbole même de reproduction de la vie.
L’écoféminisme dans les pays du Sud offre une perspective unique sur les défis environnementaux et sociaux auxquels ces régions sont confrontées. Il met en évidence la nécessité de combattre à la fois l’oppression des femmes et la dégradation de la nature, pour construire un monde plus équitable et durable.
Ecouter la voix des femmes
Les mouvements écoféministes ont donc cette particularité de ne pas s’être construits uniquement dans le monde occidental. S’intéresser à ces mouvements, c’est aussi prendre une perspective interculturelle et s’autoriser à apprendre des autres, et surtout des peuples qui ont gardé une grande connexion avec la nature.
Construire des liens entre la nature et les humains, c’est un premier pas vers une pensée écologique et féministe. Car, pour comprendre ces mouvements écoféministes, il faut savoir qu’ils sont portés par des femmes depuis leur position subalterne dans notre société capitaliste.
Ces rapports de domination sont marquants car ils sont le fruit d’un système capitaliste et patriarcal, basé sur la domination de l’environnement d’une part, et des femmes d’autre part. Les courants écoféministes ont en commun de remettre en cause ces dominations.
Dans beaucoup de pays, les femmes sont détentrices de pléthore de savoirs utiles pour créer d’autres possibles plus inclusifs et plus respectueux de l’environnement. Bien que les femmes aient toujours constitué une main d’œuvre importante, elles ont construit, depuis des millénaires, des savoirs, depuis la sphère privée. Ils s’articulent autour de tâches réservées aux femmes, et elles ont élaboré des expertises sur la biodiversité, les plantes, les soins aux humains et aux animaux, ainsi que la transformation alimentaire.
De plus, actuellement, parce que les femmes sont les premières victimes des changements climatiques, cela les force à faire preuve de résilience, et à s’adapter rapidement pour survivre. Par exemple, au Tchad, Mme Hindou Oumarou Ibrahim, géographe et activiste climatique, explique que « les femmes sont les dernières à savoir où se trouve la nourriture dans la brousse., Il faut aller trouver les feuilles dans la brousse pour cuisiner. S’il y en a beaucoup, elles connaissent les techniques pour les sécher et les utiliser pour un autre jour ». En matière d’agriculture durable aussi « elles savent comment fertiliser une petite parcelle qui n’est pas grande comme celle de l’homme, mais pour l’exploiter et avoir plus de rendement pour sa famille ». (Diop, D. 2023). Les femmes, dans les Suds, sont les piliers de l’agriculture de subsistance. Un autre exemple sont les femmes du mouvement Chipko en Inde, duquel Vandana Shiva puise son inspiration. Elle a été bénévole dans cette communauté pendant des années. Elle y a appris l’importance des savoirs endogènes des femmes : « dans ce mouvement il y a des femmes qui ne sont jamais allées à l’école, mais elles connaissent toute la forêt, elles savaient que la forêt était reliée à la rivière, elles savaient reconnaitre une plante comestible et une plante médicinale ». Mais comme le souligne Vandana Shiva, les savoirs concernant la biodiversité ne sont pas considérés comme des savoirs importants (Beyrand, S. 2023). Avec la technicisation de l’agriculture, les savoirs concernant la biodiversité et la préservation de la nature ont été relégués au second rang, au profit des savoirs mécaniques, techniques, et scientifiques. L’objectif n’est plus de préserver son environnement, mais de le dominer.
Il donc est intéressant de rappeler qu’il faut impliquer les femmes et les écouter, parce qu’elles ont des solutions à offrir. Mais il faut être très attentif à ne pas faire porter sur les femmes toute la charge de sauver le monde. Il s’agit bien de valoriser leurs savoirs et pratiques, et de les porter en tant que modèle de développement inclusif. Pour cela, il est important d’entamer un processus de déconstruction des stéréotypes de genre dans la société afin de ne pas tomber dans le biais essentialiste, c’est-à-dire l’attribution de caractéristiques immuables aux femmes. Plus spécifiquement, il s’agit de représentations biaisées construites sur base des stéréotypes de genre. Elles conduisent à l’attribution de caractéristiques dites naturelles aux hommes et aux femmes, qui sont souvent antagonistes et dévalorisent généralement les attributs féminins. Les femmes seraient des êtres de douceur, d’amour et de compassion. Elles seraient naturellement plus enclines à être en proie à leurs émotions, des êtres sensibles et délicats. Alors que les hommes seraient plein de force, de domination et de pouvoir. Ils seraient des leaders nés, des êtres de rationalité et de raison. Ce sont évidemment des caricatures stéréotypées des groupes sociaux hommes et femmes, mais cela montre l’importance de dépasser ces clichés et tendre vers l’égalité. Sinon, les femmes auront à nouveau à porter la charge du soin, qu’elles ont portée auparavant, et qu’elles tentent de valoriser.
Construire des systèmes alimentaires durables à travers le prisme écoféministe
A l’instar de l’écoféminisme, l’agroécologie² est un mouvement, mais c’est aussi une science et un ensemble de pratiques, où les dimensions sociales et environnementales sont importantes. L’agroécologie veut transformer les systèmes alimentaires pour construire des modèles durables. Ce processus de transformation commence souvent par changer les pratiques de production agricole en couplant les savoirs des paysan·nes avec les savoirs scientifiques (Prévost, H. 2014). C’est donc un modèle qui promeut et intègre les savoirs paysans.
De plus, dans la transition agroécologique, la justice sociale et l’équité sont des valeurs importantes. L’idée est de penser un modèle de société holistique, où la dignité de chaque personne est respectée. Il est donc question d’intégrer dans ce modèle de société toutes les personnes, qu’ils ou elles soient hommes ou femmes. Les mouvements écoféministes montrent que les femmes agissent pour la sauvegarde et la reproduction de la vie depuis des millénaires. L’agroécologie a donc intérêt à prendre en compte les savoirs subalternes, dont ceux des femmes, en pensant un nouveau modèle de production agricole, basé sur la préservation de la nature et de la vie. C’est pourquoi, il apparait que l’écoféminisme et l’agroécologie sont étroitement liés, offrant une perspective puissante pour la transition vers des systèmes alimentaires durables, dans lesquels la relation à la terre, au vivant, le soin et la reproduction sont les bases d’un développement harmonieux. Dans la transition agroécologique, il apparait que les femmes et leurs savoirs sont trop peu ou pas pris en compte, alors que cette transition gagnerait de cette inclusivité.
De la contrainte sociétale au pouvoir d’agir
Depuis trop longtemps, les femmes ont été assignées à la sphère reproductive, à la « nature » et rejetées de la sphère économique, politique et culturelle.
Aujourd’hui, les écoféminismes portent d’autres récits, des expériences de femmes qui participent à la construction d’un développement durable. Et, le paradoxe est intéressant, car c’est l’assignation des femmes à la nature qui a conduit à leur aliénation, mais c’est aussi à travers le lien qu’elles ont entretenu avec la nature qu’elles cherchent aujourd’hui à s’émanciper (Pruvost, G. 2019). La nature n’est pas un objet, le corps des femmes non plus. Repenser des relations égalitaires, nous permet de sortir du modèle de développement capitaliste, basé sur des principes, non pas d’une croissance sans fin, mais du respect du vivant, d’une valorisation du travail domestique, invisible et reproductif.
Parce que finalement, c’est dans cette sphère nécessaire mais invisible que les femmes exercent leurs savoirs, qu’elles éduquent les générations à venir, qu’elles transforment les aliments en repas pour donner de l’énergie à toute la famille. Mais c’est aussi dans cette sphère qu’elles reproduisent des semences pour faire le jardin potager derrière la maison. Elles soignent les malades, soignent leur maison, soignent leur(s) enfant(s), et se soignent aussi. Elles s’occupent du vivant. Elles créent la vie.
Le concept politique ou philosophique d’écoféminisme offre des pistes intéressantes pour contribuer à toutes les entreprises de promotion du développement durable. Les écoféminismes mettent en exergue la puissance des femmes, celles que ni le capitalisme, ni le patriarcat n’a réussi à faire taire.
Cette reconnaissance, cette force proprement féminine, peut faire peur, même si elle ne doit pas car « la puissance des femmes ne relève pas du pouvoir-sur mais du pouvoir-du-dedans, celui qui lie femmes et hommes à la nature » (Larrère, C. 2023). Actuellement aux mains des femmes, cette puissance conduit à une revalorisation des traits liés à la féminité, ces traits partagés par tous les êtres humains, les hommes y compris.
Notes :
¹ Qui fait référence aux infirmières, aides-soignantes, puéricultrices et tous ces métiers soi-disant réservés aux femmes, liés au soin des autres et souvent dévalorisés. Comme si les femmes seraient naturellement plus enclines à soigner les autres.
Bibliographie
Larrère, C. (2022). L’écoféminisme en paroles et en actes. Communications, 110, 139-152. https://doi.org/10.3917/commu.110.0139
Larrère, C. (2023). Conclusion. Dans : Catherine Larrère éd., L’écoféminisme (pp. 111-112). Paris: La Découverte.
Puleo, A. (2017). Pour un écoféminisme de l’égalité. Multitudes, 67, 75-81. https://doi.org/10.3917/mult.067.0075
Prévost, H., Galgani Silveira Leite Esmeraldo, G. & Guétat-Bernard, H. (2014). Il n’y aura pas d’agroécologie sans féminisme : l’expérience brésilienne. Pour, 222, 275-284. https://doi.org/10.3917/pour.222.0275
Pruvost, G. (2019). Penser l’écoféminisme : Féminisme de la subsistance et écoféminisme vernaculaire. Travail, genre et sociétés, 42, 29-47. https://doi.org/10.3917/tgs.042.0029
Zielinski, A. (2010). L’éthique du care : Une nouvelle façon de prendre soin. Études, 413, 631-641. https://doi.org/10.3917/etu.4136.0631
Podcast :
Beyrand, S. (2023), Cultiver la biodiversité de l’esprit, semer des graines d’espoir. Vandana Shiva. Dans Radio Recyclerie. Spotify.
Diop, D. (2023). Activisme climatique : cartographie des ressources naturelles et des savoirs locaux. Interview de Hindou Oumarou Ibrahim dans OECD/SWAC – Sahel and West Africa Club. Soundcloud.
Pour aller plus loin :
Myriam Bahaffou (2022). Des paillettes sur le compost, Ecoféminisme du quotidien. Le passager clandestin