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Synopsis
La multiplication des crises actuelles serait-elle le signe que notre civilisation est au bord de l’effondrement ? Possible. Ce n’est pourtant pas pour autant que nous courrons au chaos. Nous pouvons d’ores et déjà construire notre résilience et planter les graines de la civilisation de demain. Quelques pistes…
Publié par Eclosio (UniverSud) – Liège en décembre 2018
L’effondrement de notre civilisation industrielle est de plus en plus fréquemment considéré comme une issue possible à la multitude de crises auxquelles nous faisons face. De nouvelles générations de chercheurs contribuent aujourd’hui à crédibiliser et populariser cette hypothèse, si bien que l’on parle aujourd’hui de « collapsologie », une discipline qui étudie l’effondrement de notre civilisation, en espérant que porter ce débat sur la table permette de mieux nous préparer à ces perspectives.
Mais quelles sont les implications de l’émergence de la collapsologie ? Comment faire en sorte qu’un discours si complexe soit vecteur de changement plutôt que d’immobilisme ?
Toute civilisation humaine s’effondre un jour. Qu’il s’agisse de l’Empire romain, du bloc soviétique ou de la civilisation Maya ; une société passe tôt ou tard, par cette « réduction drastique de la population humaine et/ou de la complexité politique/économique/sociale, sur une zone étendue et durée importante[1] ».
Force est de constater qu’on observe aujourd’hui dans le monde de nombreux signes avant-coureurs typiques d’un effondrement, dans des proportions jamais égalées. Citons notamment :
- La poursuite d’un paradigme non-soutenable, soit la croissance économique indéfinie. Cette croissance se base notamment sur l’hypothèse d’un cadre physique infini – or la terre a bien des limites.
- La dépendance à des ressources non-renouvelables. Cela concerne tout d’abord les combustibles fossiles, comme le pétrole, dont le pic de production a été atteint en 2006[2]. Une vue d’ensemble permet aussi de constater qu’aucun mix énergétique ne parviendra à satisfaire la demande énergétique dans les prochaines décennies[3]. Mais la production, le stockage et la distribution d’énergie à échelle industrielle dépendent aussi de métaux rares également fossiles. Et ceux-ci, au même titre que d’autres ressources surexploitées comme l’eau ou le sable, se dirigent également vers des pics de production. La convergence de tous ces pics menace donc notre système industriel à moyen terme[4].
- La destruction en cascade des systèmes naturels. Qu’il s’agisse du réchauffement climatique que l’on ne présente plus, de la 6ème extinction de masse de la biodiversité ou d’autres limites planétaires[5], ces changements d’origine anthropique ne vont cesser de menacer les conditions de vie sur Terre.
- La fragilité extrême du système. Notre système industriel, mondialisé, tend vers une efficience toujours plus grande au prix d’une fragilité incroyable. L’interconnexion et l’hypersensibilité des systèmes, notamment économique et financier, est un facteur d’instabilité dont la crise de 2008 était un avant-goût. Les modes d’approvisionnement en flux-tendu et la diminution des stocks notamment, diminuent la sécurité alimentaire des grandes villes mondiales et leur autonomie à quelques jours, voire quelques heures. La fracture sociale, la concentration des capitaux au sein d’une classe dominante minoritaire et la gestion des rapports Nord-Sud sont, également, des facteurs fragilisants[6].
Un effondrement est plutôt un long processus inégal dans le temps et l’espace, qu’un évènement brusque et généralisé. En ce sens, on peut considérer par exemple que l’effondrement de la biodiversité est largement entamé, ou encore, que des effondrements socioéconomiques sont en cours dans la plupart des pays du monde, y compris dans ceux dits « démocratiques ». Par exemple, les initiatives d’auto-organisation en Grèce ou encore l’émergence de mouvements de contestation de masse comme celui des gilets jaunes pourraient être considérées comme des réactions logiques face à l’abandon du dialogue social dans un contexte de domination de classes. Et si ces évènements n’étaient pas des crises passagères mais plutôt des symptômes que la société civile perd la foi en son gouvernement et en une logique libérale de marchés vertueux ?[7]
La dimension systémique d’un effondrement est cruciale : les liens étroits entre plusieurs éléments déclenchent des effets de rupture en cascade relativement irréversibles. Par exemple, si l’on tentait de résoudre la crise énergétique par l’utilisation massive des biocarburants sans réduire notre consommation énergétique, nous serions contraints d’y allouer la presque totalité des terres arables disponibles sur la planète, ce qui précipiterait l’effondrement des écosystèmes, le réchauffement climatique (par une déforestation de masse) et la faim dans le monde (puisqu’aucune terre arable ne resterait disponible pour la production de nourriture). Ou encore, une situation de stress hydrique dans un territoire donné peut provoquer des tensions communautaires, voire une situation géopolitique tendue qui aggravera encore la situation des communautés sur place.
L’effondrement : une fatalité ?
Alors bien sûr, pour assister à un effondrement dramatique et généralisé de notre civilisation dans les prochaines années, le plus simple est encore de continuer notre business as usual. Et difficile d’y changer quoi que ce soit, puisque des discours catastrophistes suscitent des réactions de déni et d’immobilisme. Parler d’écologie avec un ton anxiogène a souvent un effet contre-productif, tout comme annoncer des catastrophes peut provoquer des mouvements de panique dont peuvent découler d’autres catastrophes.
Un autre danger est la récupération et le détournement de concepts transformateurs. Le terme de « développement durable », par exemple, permet l’association paradoxale d’un développement économique et d’une société durable, alors que l’économie mondiale est déjà insoutenable depuis les années 1970 ! De cette récupération a pourtant émergé un imaginaire abondant, fait de croissance verte, greenwashing, smart cities et autres inventions technoptimistes. Prétendument révolutionnaires, ces concepts font le pari risqué que nos problèmes actuels, et à venir, seront résolus par des progrès technologiques futurs. Et pour cause, ce récit est propagé par les mêmes puissances politiques et économiques en place qui assurent ainsi leur propre subsistance[8], plutôt que de risquer une remise en question.
Ainsi, la plus grande cause de notre effondrement pourrait bien être l’inertie du système en place.
La nécessité de nouveaux narratifs
« On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré » Albert Einstein
Il est aujourd’hui nécessaire de casser radicalement avec notre système actuel. Il s’agit d’avoir la volonté politique suffisante pour poser les vraies questions (nécessité d’une descente énergétique, d’une justice climatique, sociale, fiscale, migratoire, etc.). Des intérêts économiques privés, par exemple, ne peuvent interférer sur ces décisions et maintenir un immobilisme (comme la protection de certains privilèges ou le pouvoir de persuasion de lobbys économiques).
Pour espérer mobiliser efficacement la société civile et provoquer un tel changement de cap, il est indispensable de créer de nouveaux narratifs, visions alternatives au système en place, à la fois assez tangibles et positives que pour proposer un contre-discours à opposer au discours dominant. Il ne suffit plus de se positionner contre une vision de la société, il faut aussi proposer un autre cap pour mobiliser les énergies. L’occasion aussi d’adopter une vision moins anthropocentrée, qui considère les enjeux écologiques comme cruciaux et indispensables, y compris pour assurer notre propre pérennité.
L’effondrement : une opportunité de Transition ?
Au vu de la situation actuelle, il est de notre devoir de ne plus se cacher la réalité. L’effondrement de notre civilisation est effectivement devenu une possibilité crédible, il est donc nécessaire d’amener le débat sur la table. Cependant, la manière d’aborder ce sujet complexe a son importance, comme nous l’avons abordé. Parlons d’effondrement, oui, mais parlons-en bien. Ne confondons pas regard lucide et résignation.
Selon le prisme de vision qu’on adopte, un effondrement peut aussi être une opportunité à saisir pour passer plus rapidement d’un système à un autre, en repartant sur des bases saines de tout rapport de domination sociale, naturelle, de genre… C’est un véritable basculement des visions de société, l’abandon de certaines croyances – notamment la foi en la Croissance, une des religions monothéistes mondiales qui a le plus d’adeptes, la recherche de l’Emploi, du confort matériel, du progrès technologique… – et l’émergence de nouvelles valeurs – simplicité, entraide, vie collective, etc.
La collapsologie, de par le constat sans appel qu’elle fait du monde, ne peut pas se permettre d’être une discipline dépolitisée. Elle ne peut se détacher du monde par le prisme de l’observateur. Au contraire, elle doit porter un fort message de mobilisation. L’action citoyenne individuelle et surtout collective, les innovations sociales et les pouvoirs publics ont tous une responsabilité à jouer dès aujourd’hui dans cette transformation, le tout selon deux axes principaux, tous deux indispensables :
Axe de la résilience active
Au vu des risques de ruptures systémiques, il est capital d’améliorer la résilience de nos systèmes, c’est-à-dire de développer notre capacité à encaisser ces chocs et à s’adapter. Cela demande une lecture systémique des risques (rupture des systèmes alimentaires, énergétiques, etc., avec des impacts notamment sur la santé, la sécurité alimentaire et nucléaire, l’éducation…). Des systèmes résilients sont diversifiés, autonomes, redondants, adaptatifs.
Concrètement, cela signifie par exemple améliorer l’autonomie de nos territoires à plusieurs échelles (ménage, collectivité, territoire, biorégion) et dans plusieurs secteurs (alimentation, énergie, santé, logement, etc.). Une coordination à plus grande échelle doit aussi se mettre en place pour prévoir des enjeux plus globaux, tels que les effets du changement climatique, la sécurité nucléaire, sanitaire, etc. Le tout dans un contexte de descente énergétique, c’est-à-dire en se passant le plus possible d’énergies fossiles et industrielles telles que le pétrole. Les moyens techniques à mettre en place dans ce cadre particulier sont en priorité des solutions low-tech, soit des outils simples, économes, réparables et conviviaux[9]. Si toutes ces mesures peuvent sembler de prime abord restrictives pour notre qualité de vie, ce sont bien des choix qui sont expérimentés avec succès (notamment par le mouvement des Initiatives de Transition, lancé par Rob Hopkins en 2006). Ce type d’initiative reçoit parfois le soutien des gouvernements locaux comme à Ungersheim, commune française qui a vu sa résilience s’améliorer de pair avec une dynamique de démocratie participative.
Axe de la résistance active
Face à l’inertie des systèmes en place, il apparaît de plus en plus clairement qu’une résistance active doit accompagner la résilience. Il s’agit ici de lutter contre des acteurs d’une oligarchie qui déploient une énergie incroyable pour maintenir en place, et à tout prix, un système à l’agonie. Le lien entre géopolitique mondiale et multinationales est à ce titre, indiscutable. Sous des tendances capitalistes, patriarcales, extractivistes et productivistes, c’est un hold-up des ressources mondiales et un saccage des écosystèmes qui monte en puissance chaque année.
Par exemple, de nombreuses multinationales jouent un double jeu : pour ne citer que l’enjeu du climat, alors qu’elles ont une responsabilité énorme dans les changements climatiques (100 multinationales sont responsables de 70% des émissions de gaz à effet de serre depuis 1988)[10], elles mettent plutôt en avant les responsabilités individuelles des populations quant à cet enjeu, parfois avec un discours culpabilisant[11], tout en entravant toute action climatique ambitieuse par ailleurs[12].
Dans ce contexte, il est nécessaire de mettre en place un rapport de force pour interpeller ces responsables et permettre de réelles actions. Il ne s’agit pas ici de trouver des boucs émissaires, mais de lever les blocages à une réelle transformation citoyenne. Il semble en effet que des mobilisations massives (désobéissance civile, boycott, dialogue démocratique direct, interpellations…)[13] soient à présent indispensables, à défaut de démocraties réellement représentatives et participatives. L’action collective doit donc s’organiser et converger autour d’un nouveau projet de société, et faire monter la pression nécessaire pour provoquer des changements radicaux et nécessaires.
Ende Gelände, par exemple, est un rassemblement récurrent de milliers d’activistes environnementaux qui vise à lutter contre le changement climatique et les désastres environnementaux causés par les industries fossiles. Via des actions de désobéissance civile, le mouvement compte à son actif de nombreuses victoires, comme le blocage d’une des plus grandes mines de charbon d’Europe avec des impacts médiatiques certains.
Le Tribunal Monsanto est un tribunal citoyen informel et muni de juges professionnels, ayant jugé entre 2016 et 2017 l’entreprise Monsanto responsable d’écocides et de viols de droits humains fondamentaux. Ce tribunal est précurseur de droit environnemental international. De telles initiatives se multiplient aujourd’hui via des collectifs de citoyens, ONG, personnalités et municipalités qui attaquent en justice des multinationales ou instances de décision quant à leur responsabilité environnementale.
Les écotaxes sont un outil fiscal à disposition des États pour réguler les activités économiques en faveur d’impacts environnementaux plus respectueux. Lorsque de tels outils sont adoptés judicieusement et préviennent les dérives possibles, notamment leur adoption à échelle internationale pour éviter l’exil fiscal, elles peuvent constituer un outil restrictif et incitatif puissant avec des effets vertueux. L’écotaxe doit s’accompagner d’une politique systémique ; par exemple, une taxe sur les carburants doit aller de pair avec une offre de transport en commun démocratique et de qualité pour ne pas pénaliser des populations précaires.
Face au constat de l’effondrement de notre civilisation, nous pouvons soit attendre les chocs – et il y en aura – en espérant qu’ils atteignent le moins possible notre confort occidental, soit s’emparer de la question et devenir chacun, chacune, un moteur de transformation. Nos enfants ne le feront pas à notre place.
« Ne doutez jamais qu’un petit groupe d’individus conscients et engagés puisse changer le monde. C’est même de cette façon que cela s’est toujours produit. » Margaret Mead
Pierre Lacroix
[1] J. Diamond, « Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie », Gallimard, « Folio », 2009 [2005], p. 16
[2] Agence internationale de l’énergie, « World Energy Outlook 2010 »
[3] G.E. Tveberg, “Converging energy crises – and how our current situation differs from the past”, Our Finite World, 2014
[4] Philippe Bihouix, L’âge des low tech: vers une civilisation techniquement soutenable, Seuil, coll Anthropocène, Paris, 2014
[5] Steffen et al., Planetary Boundaries : Guiding human development on a changing planet, Science, 2015, Vol. 347, n° 6223.
[6] S. Landsley, The Cost of Inequality : Three Decades of the Super-Rich and the Economy, Gibson Square Books Ltd, 2011
[7] D. Orlov, The Five Stages of Collapse : Survivor’s Toolkit, New Society Publishers, 2013
[8] Corentin Debailleul et Mathieu Van Criekingen, « Critique de la ville intelligente », conférence du 05/12/2017, PointCulture Bruxelles
[9] Au sens qu’en donneraient Philippe Bihouix et Ivan Illich
[10] Carbon Disclosure Project, The Carbon Majors Database. CDP Carbon Majors Report 2017
[11] Jordan Brown, Forget Shorter Showers. Court-métrage, 2015
[12] Pour exemple, cette circulaire interne d’un lobby économique dévoilée par Greenpeace, qui enjoint à utiliser un discours hypocrite et contre-productif quant à une action climatique ambitieuse : Business Europe, Discussion note for energy & climate WG meeting on 19/09/2018
[13] Quelques idées sur www.sorrychildren.com/fr/today