- Analyses et études d'éducation permanente
Une analyse de Hasna TAOUS KHAMMOUME, titulaire d’un Master en sociologie, à finalité spécialisée en migration and ethnic studies, Université de Liège.
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Au cœur des tensions et débats actuels, la migration irrégulière ne devrait pas être perçue comme une anomalie ou un dysfonctionnement social mais plutôt comme un phénomène structurel lié aux dynamiques des sociétés post-industrielles et aux inégalités de la mondialisation (Triandafyllidou & Bartolini, 2020). Elle découle de mécanismes systémiques où les contextes économiques et sociaux des pays d’origine et d’accueil façonnent les conditions qui favorisent cette forme de migration.
Les facteurs déclencheurs de cette migration sont multiples et incluent souvent la quête d’opportunités économiques, l’insécurité dans le pays d’origine, les besoins du marché du travail dans les pays de destination, ainsi que des politiques migratoires souvent restrictives et des voies de régularisation insuffisantes (Triandafyllidou, 2023). En conséquence, pour nombre de personnes, entrer ou rester dans un pays sans autorisation légale n’est pas un choix, mais une conséquence de circonstances spécifiques.
Pour celles et ceux qui vivent sans papiers, cette situation se traduit par une vie marquée par une absence d’existence administrative. Cette réalité implique d’évaluer les risques potentiels, de choisir les personnes à qui faire confiance, d’éviter les endroits où l’on pourrait être repéré, et composer avec l’exclusion et l’incertitude permanentes (Bloch et al, 2014).
Parler des sans-papiers : le défi des terminologies
Les termes que nous employons pour parler des migrants façonnent l’imaginaire collectif, orientent les politiques publiques et influencent la manière dont ces individus sont perçus, voire traités. Dans le contexte des migrations irrégulières, le choix des termes peut renforcer des stigmatisations ou, au contraire, ouvrir la voie à une approche plus humaine et respectueuse. Pourtant, les choix linguistique et terminologique sont loin d’être unanimes. Traditionnellement, des expressions comme “migrants illégaux”, ou “clandestins” ont été largement employées pour désigner les personnes en situation irrégulière. Ces termes, profondément péjoratifs, associent systématiquement le non-respect d’un statut légal à une menace pour la sécurité nationale ou l’intégrité des frontières (Jauhiainen & Tedeschi, 2021). En utilisant ces termes, cette forme de criminalisation verbale est non seulement infondée, mais elle enferme tout un groupe de personnes dans une réalité où leur identité se réduit à une infraction administrative.
En effet, l’idée même de qualifier une personne comme “illégale” a été largement critiquée, à la fois par les chercheur·es et les institutions internationales. Comme le souligne Schinkel (2009), une personne ne peut pas être “illégale” ; seul son statut ou son activité peut être juridiquement non conforme. Cette distinction est cruciale pour maintenir la dignité des individus. En 2010, Cecilia Malmström, alors commissaire européenne aux affaires intérieures, affirmait, elle aussi, sans ambiguïté : « Les migrants illégaux n’existent pas. Aucun être humain n’est illégal. » En ce sens, des termes comme « migrants sans papiers » ou « migrants en situation irrégulière » ont été davantage tolérés et approuvés par de nombreux acteurs et actrices académiques et associatifs. Ces expressions, bien qu’imparfaites ne contiennent pas une charge stigmatisante et soulignent juste une absence administrative.
Le terme « migrants en situation irrégulière » met en lumière la fluidité des trajectoires migratoires et reconnait le caractère évolutif du statut légal. Cette fluidité souligne que les parcours migratoires ne sont pas linéaires : un·e migrant·e peut devenir « irrégulier·ère » après l’expiration d’un visa, mais retrouver un statut légal grâce à une procédure de regroupement familial. En outre, un statut légal peut être perdu en cas de non-renouvellement d’un titre de séjour ou de changements dans les conditions administratives de l’obtention de ce dernier.
De plus, pour comprendre pleinement la complexité du phénomène de la migration qualifiée « d’irrégulière », il est essentiel d’examiner trois aspects fondamentaux du statut migratoire : l’entrée sur le territoire, le séjour et l’emploi. Chacun de ces éléments peut être régulier ou pas, ce qui peut créer une multitude de situations intermédiaires et combinées (Jauhiainen & Takeshi, 2021). Cependant, ces termes ne sont pas exempts de critiques. Certains chercheurs soulignent par exemple que le terme « sans-papiers » peut être ambigu : il suggère l’absence totale de documents, alors que beaucoup de migrant·es possèdent des papiers souvent en fin de validité ou qui ne sont pas conformes aux demandes administratives (Chauvin & Garcés-Mascareñas, 2012).
Par conséquent, il est important de relancer la réflexion sur le choix terminologique dans les cercles académiques mais aussi dans les sphères politiques et médiatiques, afin de déconstruire de façon durable un langage portant des connotations négatives et préjudiciables. Adopter une terminologie neutre et respectueuse constitue une étape essentielle pour humaniser le débat et promouvoir des politiques qui reconnaissent la dignité inhérente à chaque individu et plus particulièrement les migrant·es .
Migration irrégulière : un produit du système ?
Les migrant·es sans papiers sont souvent pointé·es du doigt comme étant des personnes ayant délibérément enfreint les lois. Cependant, se retrouver dans une situation irrégulière n’est pas un choix pour beaucoup d’entre eux. Cette interprétation simpliste masque une réalité bien plus complexe. L’irrégularité est avant tout une construction sociale et institutionnelle, résultant des politiques migratoires et législations adoptés par les états. Par exemple, l’analyse de Chauvin et al (2023) du modèle français, similaire au modèle belge en ce qui concerne la criminalisation de la migration irrégulière met en lumière un paradoxe central. Alors que l’état français déploie des politiques visant à expulser les migrant·es sans papiers, l’économie nationale, notamment dans des secteurs stratégiques comme l’agriculture, le service à la personne, le nettoyage ou le bâtiment repose en grande partie sur l’exploitation de cette main-d’œuvre. Ces migrant·es sans papiers constituent un réservoir de travailleurs précaires et exploitables, une situation également observable en Belgique. Ce cadre profite à certains secteurs économiques néolibéraux, qui recherchent une main-d’œuvre flexible et prête à accepter des conditions de travail dégradées. L’expulsabilité, soit la menace constante d’expulsion empêche ces travailleur·euses de revendiquer leurs droits. Dans cette logique, la construction de l’irrégularité se manifeste par une volonté implicite de maintenir un certain nombre de personnes en situation irrégulière, sans entreprendre d’efforts significatifs de régularisation, afin de répondre à la demande d’une main-d’œuvre bon marché.
Il est donc essentiel d’interroger ces mécanismes institutionnels pour mieux comprendre comment ils façonnent les parcours migratoires et contribuent potentiellement à la production du statut légal précaire.
Les chercheurs s’accordent pour dire que l’irrégularité n’est pas une condition naturelle. Selon González Enríquez (2010), ce qu’il nomme « l’irrégularité subie » découle des obstacles administratifs qui rendent difficile, voire impossible, le respect des critères nécessaires pour obtenir ou renouveler un statut légal. Les politiques qui conditionnent le renouvellement des permis de séjour à un emploi stable excluent automatiquement ceux qui, pour des raisons structurelles ou conjoncturelles, ne peuvent pas répondre à ces exigences. En Belgique, par exemple, les migrant·es décrochant des contrats temporaires, comme les CDD (même avec possibilité de prolongation) ou l’intérim, se retrouvent souvent dans une situation où ils ne peuvent pas renouveler leur titre de séjour ou obtenir un statut légal permanent basé sur leur intégration dans le marché du travail. Ces formes de contrat sont jugées insuffisantes pour répondre aux critères de « stabilité » exigés pour un renouvellement de permis de séjour. Cette exigence administrative rend difficile, voire impossible, la régularisation de leur statut, même si leur travail peut potentiellement aboutir à un contrat futur plus stable.
De plus, le basculement fréquent vers l’irrégularité, la semi-légalité ou ce que certains appellent la « légalité liminale » est le résultat direct de certaines politiques migratoires qui favorisent par exemple les statuts temporaires tout en restreignant l’accès à des formes de résidence permanente ou à la pleine citoyenneté (Calavita, 2005). En d’autres termes, la « légalité liminale » désigne un état intermédiaire entre régularité et irrégularité. Les individus concernés ne sont ni pleinement réguliers ni complètement irréguliers sur le plan légal. Ils se trouvent dans une zone grise, où leur statut administratif leur accorde certains droits, mais de manière partielle, instable ou temporaire. A titre d’exemple, un·e demandeur·euse d’asile en attente de décision d’obtention de statut de réfugié reçoit un statut temporaire qui lui permet de rester dans le pays et parfois de travailler ou d’accéder à des services de base. Cependant si sa demande est rejetée, il est dans l’obligation de quitter le territoire. On peut trouver aussi ce qui ont des visas de travail saisonnier. Ainsi, la production du statut légal précaire ou la perte de ce dernier est plus que probable quand les migrant·es se retrouvent dans ces situations.
Repenser les mots, les politiques, et les perspectives
La migration dite « irrégulière » est bien plus qu’une simple question de légalité administrative. Elle incarne les tensions profondes des sociétés contemporaines, où les politiques migratoires restrictives, les inégalités globales, et les discours publics façonnent les trajectoires de vies de nombreux migrant·es en quête de vie meilleure et de dignité. Ce constat nous impose une réflexion à la fois sur les éléments de langage que nous employons pour parler des migrations et les mécanismes institutionnels qui génèrent cette « irrégularité ».
Nous estimons essentiel de revoir les éléments de langage dans trois domaines clés : académique, politique et médiatique. Cela doit s’accompagner également d’un effort individuel pour utiliser les bons mots, se renseigner et sensibiliser son entourage proche.
Une telle transformation passe aussi par une présence renforcée du cercle académique et associatif dans les débats publics. Ce sont à travers leurs études de terrain et leurs récits d’expériences que nous pouvons apporter des réponses concrètes, loin des chiffres abstraits souvent utilisés pour justifier certains choix de politiques migratoires. De plus, il est important de dénoncer les discours politiques qui alimentent la peur et influencent négativement les citoyen·nes, notamment ceux qui mobilisent cette vague de peur à chaque élection pour légitimer certaines politiques migratoires. Par conséquent, nous considérons aussi que l’engagement citoyen est essentiel pour faire contrepoids à ces discours politiques alarmistes. Cet engagement peut se manifester par un soutien actif aux associations qui travaillent aux côtés des personnes migrantes, qu’il s’agisse de bénévolat, de soutien financier ou de participation à des campagnes de sensibilisation. De plus, les citoyen·nes peuvent prendre part à des formations et des ateliers sur les questions migratoires organisés par les associations. Cela constitue une étape essentielle pour mieux comprendre les réalités complexes des migrations et développer une capacité d’analyse critique face aux discours simplificateurs. Ceci dit, une question demeure ouverte et mériterait d’être explorée : que nous manque-t-il, en tant que société ? quels freins nous empêchent de transformer les récits et les systèmes qui perpétuent l’irrégularité, pour aller vers des politiques plus justes et inclusives ? »
Bibliographie
- Bloch, A., Sigona, N., Zetter, R. (2014). Sans Papiers: the social and economic lives of young undocumented migrants. Pluto Press.
- Calavita, K. (2005). Immigrants at the Margins: Law, Race, and Exclusion in Southern Europe. Cambridge: Cambridge University Press.
- Chauvin, S., & Garcés-Mascareñas, B. (2012). Beyond informal citizenship: The new moral economy of migrant illegality. International Political Sociology, 6(3), 241–259? https://doi.org/10.1111/j.1749-5687.2012.00162.x
- González-Enríquez, C. (2010). Spain: Irregularity as a rule. In A. Tryandafyllidou (Ed.), Irregular Migration in Europe: Myths and Realities (pp. 247–266). Abingdon: Routledge
- Jauhiainen, J., and M. Tedeschi. 2021. Undocumented migrants and their everyday lives: The case of Finland. Cham, CH: Springer.
- Schinkel, W. (2009). ‘Illegal Aliens’ and the State, or: Bare Bodies vs the Zombie. International Sociology, 24(6), 779-806. https://doi.org/10.1177/0268580909343494
- Sébastien Chauvin, Stefan Le Courantet Lucie Tourette, « Le travail de l’irrégularité. Les migrant·e·s sans papiers et l’économie morale de l’emploi », Revue européenne des migrations internationales [En ligne], vol. 37 – n°1 et 2 | 2021, mis en ligne le 03 janvier 2023, consulté le 26 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/remi/18344 ; DOI : https://doi.org/10.4000/remi.18344
- Triandafyllidou, A. (2023). « Chapter 1: Irregular migration and migration control policies ». In Research Handbook on Irregular Migration. Cheltenham, UK: Edward Elgar Publishing. https://doi.org/10.4337/9781800377509.00009
- Triandafyllidou, A., Bartolini, L. (2020). Understanding Irregularity. In: Spencer, S., Triandafyllidou, A. (eds) Migrants with Irregular Status in Europe (pp. 11–31). IMISCOE Research Series. Springer, Cham. https://doi.org/10.1007/978-3-030-34324-8_2