- Analyses et études d'éducation permanente
Une analyse de Claire WILIQUET, Chargée d’éducation citoyenne Eclosio
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L’accueil des étudiant·es étranger·es est l’une des richesses de nos institutions d’enseignement supérieur. Ainsi l’université de Liège, avec laquelle Eclosio entretient des relations privilégiées, met en avant les 130 nationalités qu’elle héberge. Si l’on s’en réfère aux chiffres de septembre 2024, 24% des étudiant·es seraient d’origines étrangères, le chiffre monte à 48% en ce qui concerne les doctorant·es. Par ailleurs, l’université est engagée dans 394 collaborations de recherche avec au moins un partenaire international[1]. Si cette diversité constitue indubitablement des opportunités d’ouverture et d’enrichissement tant pour les accueillants que pour les accueillis, elle soulève également des défis. La présente analyse a pour objectif d’attirer l’attention sur ceux-ci afin d’identifier les jalons pour des institutions d’enseignement supérieur réellement interculturels où chacun·nes, étudiant·es, professeur·es, chercheur·euses,… puissent s’enrichir de cette diversité.
Des normes implicites
Lors des formations à l’interculturalité que dispense Eclosio, nous débutons le module par un tournoi de cartes un peu particulier : les participant·es sont réparti·es en quatre équipes, chacune à une table et les règles du jeu sont mises à disposition sur la table. Après quelques manches d’échauffement pour s’approprier les règles, le tournoi commence. Les règles sont retirées des tables et les participant·es ont pour consignes de jouer dans le silence le plus complet. Le·la gagnant passe à la table de gauche, le·la perdant·e à la table de droite, ainsi de suite pendant quatre ou cinq manches. Le ressort de l’exercice : les règles sont subtilement différentes d’une table à l’autre : les atouts ou la valeur de l’as etc. Très vite dans la salle silencieuse, de petits rires nerveux, des regards appuyés, des mines perplexes ou déconfites…
Cette expérience pédagogique n’est finalement pas si éloignée de ce qui se vit dans les groupes de travail mixte ou dans des relations encadrant·es-étudiant·es, par exemple. Le jeu illustre ce que les étudiant·es étranger·es peuvent vivre en étant confronté·es à des normes et des codes qu’iels ne maitrisent pas et dont bien souvent, ni eux ni les locaux ne mesurent pleinement l’impact sur la relation.
En effet, lorsque l’on parle de culture, on mobilise souvent la métaphore de l’iceberg. La partie immergée, est tout ce qui est le plus visible, le plus évident dans une culture : coutumes, rites, cuisines, objets du quotidien etc. Lorsque l’on voyage, ces éléments sont attendus, voire même recherchés. Ils sont sources tantôt de surprise, tantôt d’émerveillement, parfois d’inconfort. Par contre, la confrontation avec la partie immergée de la culture est beaucoup moins anticipée. Il s’agit des normes, des valeurs, des visions du monde[2], éléments nettement moins visibles de prime abord, pas forcément attendus par les non-initiés et qui pourtant constituent les éléments les plus importants et les plus structurants d’une société. En effet, ces dimensions non-visibles sont à la base de l’organisation sociale et des interactions entre les personnes.
Concrètement, lorsque des étudiant·es s’inscrivent dans une université étrangère, iels peuvent s’attendre à découvrir une cuisine différente dans le pays, iels s’attendront également à une organisation différente des cursus, des agendas etc. mais sont-iels préparé·es à l’organisation hiérarchique particulière qui codifie les relations professeurs-étudiants ? Ont-ils été baignés dans une culture dans laquelle iels ont développé les mêmes structures et organisations de pensée que celles développées par les étudiant·es scolarisé·es depuis toujours dans le pays d’accueil ? Ont-iels les mêmes codes relationnels, les mêmes traitements des connaissances, etc. pour partir d’une base commune dans les travaux de groupe ? Il ne s’agit ici que de quelques exemples qui mettent en lumière le fait que’un·e étudiant·e qui entre à l’université de son territoire a pré acquis, de manière généralement majoritairement inconsciente, un cadre de référence culturel qui est aussi d’application dans son université. Un·e étudiant·e étranger·e aura également développé son cadre culturel de référence en adéquation avec le lieu où iel aura été sociabilisé·e, ce cadre aura probablement des décalages plus ou moins importants avec celui ayant cours dans le milieu d’accueil. Le problème est que les manifestations de ce décalage ne sont que très rarement interprétées comme un décalage culturel et deviennent la source de tensions voire de conflits et peuvent déboucher sur des situations de rejets ou d’échec.
Ouvrons ici une parenthèse pour amener deux précautions importantes. La première est d’éviter de tomber dans le culturalisme qui tendrait à voir la culture comme un tout cohérent, fermé et figé ayant sa logique propre. La rencontre entre deux cultures serait comme le choc de deux blocs, sans pénétration ni mélange possible. Au contraire, la culture doit être considérée comme poreuse et dynamique, se modifiant aux contacts d’autres cultures et étant traversée par différentes logiques parfois contradictoires. De même au sein de chaque culture, les individus ont des identités plurielles et dynamiques et sont traversés eux-mêmes de logiques multiples qui forment un tout somme toute peu cohérent. Ceci nous amène à une deuxième précaution : celle de ne pas sur-estimer la culture dans la compréhension des situations. Ainsi toutes difficultés, toutes tensions vécues par ou avec un étudiant·e étranger ne trouvent pas obligatoirement ou uniquement sa source dans une lecture culturelle. La personnalité, la situation socio-économique, la santé mentale de l’étudiant·e peut-également rentrer en ligne de compte. Ainsi une situation où un·e étudiant·e qui se désengage d’un travail de groupe peut s’expliquer par des tensions On le voit les sources de difficultés peuvent être nombreuses, le décalage culturel n’est que l’une d’entre elle.
La démarche interculturelle : une opportunité
Si nous avons insisté jusqu’à présent sur les risques en particulier pour ceux et celles qui sont accueilli·es, d’une université multiculturelle, nous voulons maintenant insister sur les opportunités que cela ouvre. Outre, l’ouverture à l’autre et l’enrichissement que constitue les rencontres, le partage de connaissances et d’expertises et le rayonnement pour l’université, la diversité amène une réelle plus-value dans ses missions de production de connaissances et de formation. Pour cela, il est nécessaire de développer des compétences interculturelles tant chez les étudiant·es locaux·ales et étranger·es que chez les encadrant·es. Ces compétences s’appuient sur une triple posture : la décentration, la compréhension de l’autre et la négociation ou construction d’un espace d’entente commun. Chacune de ses postures génèrent des bénéfices à la rencontre. Pour l’illustrer nous prendrons l’exemple de la citation des sources dans les travaux scientifiques. En effet, le fait de citer ses sources est considéré dans le système scientifique occidental comme un élément incontournable de la qualité d’un travail scientifique. Or nous constatons une difficulté chez nombre d’étudiant·es non occidentaux·ales à se plier à cette exigence. Il y a certainement plusieurs raisons à cela, nous faisons ici l’hypothèque que l’une de ces raisons pourraient bien être culturelle.
Considérons le premier mouvement de la démarche interculturelle : la décentration. Il s’agit de prendre conscience de son cadre de référence, de ses normes, de ses valeurs en particulier celles mises en cause lors de la rencontre. Dans notre exemple, si citer nos sources semblent une évidence non partagée, c’est l’occasion de s’interroger : Pourquoi est-ce important pour nous ? Qu’est-ce que cela dit de notre système de mode de production et de diffusion de connaissance ? Quelle fonction la citation des sources remplit dans ce système ? De manière plus générale, se confronter à des étudiant·es et chercheur·euses étranger·es ayant des cadres de référence différents nous invite à réinterroger nos propres cadres, à se pencher sur ce que l’on considère comme évident, naturel et à y déceler les constructions sociales qui existent derrière. Ceci est d’autant plus intéressant que la science occidentale a longtemps estimé et estime encore souvent aujourd’hui produire une connaissance universelle sans considérer la composante située, géographiquement et temporellement, des savoirs. La décentration peut amener une nuance supplémentaire et affiner un peu plus la connaissance produite.
Ensuite, l’exercice de compréhension de l’autre peut amener à s’ouvrir à d’autres modes de compréhension, d’autres modes d’action. Cette démarche est d’autant plus nécessaire que les logiques et les valeurs sur lesquels a été construit le système occidental montre ses limites, s’intéresser à comprendre finement d’autres conceptions du monde ne peut qu’être inspirant. Pour reprendre notre exemple de citation des sources, la vision d’une production scientifique individuelle, la pression pour les citations montrent ses limites et ses dérives[3]. Nous pourrions faire l’hypothèse que le désintérêt pour la citation des sources vient d’une conception toute différente de la production et la diffusion de connaissances qui rend insensible à l’injonction de citer les sources. Dès lors comment est envisagée la production, la diffusion de connaissances ? Est-ce vu comme une démarche individuelle ? Y a-t-il une conception de la propriété des savoirs ?Y a-t-il une hiérarchie entre les différentes connaissances et leurs modes de production ?
Enfin, le troisième exercice, nommé dans la démarche interculturelle négociation, qui constitue la construction d’un espace d’entente commun qui intègre les éléments des différentes cultures en présence est, il nous semble l’objectif à atteindre pour que l’université et ses différents membres étrangers·ères ou locaux·ales bénéficient pleinement de la diversité. Dans notre exemple, l’idée n’est évidemment pas d’abolir la citation des sources, cette norme a une fonction dans notre système et il ne s’agit pas de l’abandonner. Certaines lignes pourraient néanmoins bouger, certains éléments jugés comme acquis pourraient être remis en question pour bonifier le système, endiguer les dérives et amener du sens à la démarche de citer ses sources pour qui vient d’ailleurs.
Pour que ces opportunités puissent être saisies, il importe de ne pas se satisfaire d’une université multiculturelle, simple juxtaposition de cultures, mais bien de travailler à une université interculturelle, ou en plus de la culture de chacun existe une culture commune. Une université dont les membres pratiquent cette triple démarche de décentration, compréhension et négociation et co-construction avec l’autre de nouvelles connaissances qui tiennent compte des différentes cultures. Cela implique que la communauté universtaire ; étudiant·es et doctorant·es
En conclusion, s’il est légitime de s’attendre à ce qu’une personne nouvelle arrivante s’adapte au système dans lequel elle s’insère, n’oublions pas que le verbe s’intégrer n’est pas que pronominal : on s’intègre et on intègre. La responsabilité de la réussite de l’intégration pèse tout autant sur l’institution qui accueille et ses membres. Et c’est bien dans cette dialectique que les universités – comme d’ailleurs toute organisation qui héberge la diversité- seront inclusives et s’enrichiront pleinement de la diversité.
Notes :
[1] https://www.uliege.be/cms/c_9038278/fr/chiffres-cles/#student, Date valeur : 2023-2024
[2] Pour aller plus loin sur ce qui constitue cette partie immergée de la culture : Sauquet M., Vielajus M., l’intelligence interculturelle, Edition Charles Léopold Mayer, Paris
[3] Ses limites et dérives ont été par exemple mises en avant par la controversée Camille Noûs, auteurice collective fictive qui cherche à questionner l’image d’un scientifique qui ferait ses trouvailles en solitaire et la bibliométrie. Elle affirme le caractère collaboratif et ouvert de la création et de la diffusion des savoirs. Pour en savoir davantage : https://fr.wikipedia.org/wiki/Camille_No%C3%BBs