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Une analyse de Coline PREVOST, diplômée du master en agroécologie (ULiège/ULB)
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Alors que l’agriculture numérique s’impose comme une voie unique pour répondre aux crises agricoles et écologiques, des collectifs paysans militants dessinent d’autres chemins d’innovation, en marge des logiques capitalistes et au plus près des communautés paysannes.
À la fin de l’été 2023, la faculté de Gembloux (ULiège) clôturait le projet AGreenSmart Erasmus+ avec plusieurs conférences sur l’agroécologie et l’agriculture numérique : Smart technology to support Agro-ecological transition | Opportunity or obstacle ?1 Si l’agroécologie dénonce et lutte en son sein contre l’agriculture industrielle, la technologie n’a pas d’antonymes. Pourtant le mariage des deux termes fait souvent débat. Bien que certains objectifs soient semblables entre la Smart Agriculture et l’agroécologie (alimentation saine et durable, amélioration des conditions de travail et de vie), ces deux paradigmes mobilisent des narratifs, des acteur·rices, et des stratégies parfois contrastées qui auront des conséquences sociotechniques radicalement différentes sur nos façons d’innover – dans quelles infrastructures, avec quel·les acteur·rices et quels moyens, etc. – et plus largement sur nos sociétés – les formes de travail, les modèles économiques, la justice sociale, les modes de gouvernance, la distribution des ressources.
L’agriculture 4.0
L’agriculture numérique est un « ensemble d’outils, de pratiques et de plateformes « high-tech » pouvant être appliqués à l’agriculture, des drones et robots de récolte jusqu’aux sites d’e-commerce en passant par les cultures génétiquement modifiées » (L’autonomie confrontée à l’AgTech, 2023)
Les systèmes agricoles ont toujours été source et terrain d’innovations et d’améliorations. Si les objectifs recherchés ont sensiblement toujours été les mêmes – optimiser les systèmes de production, améliorer la qualité et la productivité des semences, améliorer les conditions de travail des humains –, la méthodologie employée pour innover a beaucoup changé. Les communautés agricoles, pendant des milliers d’années protagonistes des nouvelles techniques agricoles, ont progressivement disparu du processus d’innovation en agriculture qui s’est déplacé dans les universités et centres de recherche, mais aussi dans les entreprises privées. Cette privatisation du savoir a transformé l’innovation en un lieu de spéculation et de promesses spectaculaires, l’agriculture numérique étant la dernière en date.
L’agriculture numérique, ou AG 4.0 se matérialise via diverses technologies numériques, lesquelles reposent de manière générale sur un système économique globalisé (de l’extraction des ressources premières à la commercialisation en passant par leur utilisation), et une lourde infrastructure sociale, réunissant différents acteurs de l’agro-industrie, de l’industrie numérique, des biotechnologies et de la finance (A growing culture et al., 2023). Les orientations technico-économiques en agriculture sont donc le fruit d’un consortium de personnes et d’organisations éloignées des réalités socio-matérielles de l’agriculture, produisant ainsi des solutions techniques standardisées, parfois coûteuses, et souvent déconnectées des besoins agricoles. Or, c’est à celles et ceux qui subissent la transformation de leurs conditions de travail et de vie engendrée par les nouvelles technologies agricoles d’en déterminer l’horizon2.
Si l’agriculture numérique paraît parfois futuriste3, elle est la continuité logique du modèle corporatiste et dirigiste qui oriente les décisions technico-économiques en agriculture depuis une soixantaine d’années. En d’autres termes, les entreprises (semences, produits phytosanitaires, engrais, machines agricoles) et les Etats (via les subventions, les régulations, etc.) jouent un rôle central dans les orientations agricoles. Aujourd’hui, les entreprises qui investissent dans le Big Data4 agricole sont les mêmes que celles qui contrôlent le marché des semences, des OGM5 et des intrants chimiques, et l’on peut craindre un contrôle des systèmes alimentaires par quelques grandes corporations.
Bien qu’elle promette des solutions révolutionnaires, l’agriculture numérique ne modifie pas, ou superficiellement, les structures de pouvoir actuelles telles que la mainmise de quelques grands groupes sur le marché des semences, des engrais, de l’irrigation, ou encore la faible rémunération des agriculteur·rices quand les grandes surfaces réalisent de grands profits6. Le développement technologique est pensé dans les mêmes structures qu’à la seconde moitié du XXe siècle (entreprises, start-ups, centres de recherche, gouvernements) et motivé par des impératifs similaires : perspectives de profit, impératif de productivité, nécessité de nourrir une population grandissante, compétitivité internationale. Il n’y aurait donc « rien de neuf sous le soleil avec l’agriculture numérique » (Martin & Schnebelin, 2023), avec un discours sensiblement similaire à celui d’après-guerre. L’agriculture numérique, ou de précision, incorpore cependant les critiques historiques qui sont faites à la modernisation agricole au travers de nouvelles promesses : diminution des émissions de gaz à effet de serre, stockage de carbone, réduction de l’utilisation de produits phytosanitaires en les appliquant juste là où c’est nécessaire. Elle est par ailleurs marquée par l’arrivée de nouveaux acteurs importants, notamment des technologies numériques et du Big Data : Microsoft, Amazon, Google, etc. En effet, le numérique alimente d’une façon nouvelle le capitalisme via les nombreuses données qui sont générées sur les fermes, et qui permettent aux entreprises du Big Tech de s’enrichir en se les appropriant. Il y a donc un double mouvement de reproduction de discours et de technologies dominantes présumées plus « vertes » ; et de renouvellement des formes d’accumulation capitalistes via la génération et l’appropriation des données numériques7.
« Au-delà d’une transition effective des pratiques, les technologies numériques en agriculture se sont imposées avant tout comme un secteur d’investissement public et privé dans l’innovation. » (Oui, 2023)
Gouvernance technologique
Dans les pays du Nord, les programmes d’innovation pour l’agriculture8 s’orientent vers la promotion des technologies numériques et y voient un moyen de lier écologie et compétitivité. L’agriculture numérique remplit le vide laissé par les gouvernements et leur permet de repousser certaines décisions politiques, renforçant ainsi des situations d’oppression injustes. Par exemple, aux Etats-Unis, où les élevages laitiers font intervenir beaucoup de main d’œuvre immigrée, le robot de traite permet d’automatiser cette activité sans répondre à la demande de reconnaissance des droits sociaux des travailleur·ses migrant·es (Nelson et al., 2024). L‘agriculture numérique joue la carte de la promesse auprès des agriculteur·rices ; celle de produire plus, de travailler moins, de vivre mieux en somme. Elle propose des solutions concrètes et rapides à mettre en place pour répondre à des problèmes urgents : le manque de rémunération, les dettes, la charge de travail, etc. L’effet d’annonce est grand et les technologies numériques sont promettantes. Oui, mais à quel prix ? (Carolan, 2023).
L’accélération de la numérisation empêche d’appréhender les incertitudes qui l’accompagnent : le coût environnemental de cette transition, le renforcement des inégalités, le risque de laisser de côté les agriculteur·rices qui n’adoptent pas ces technologies, le renforcement de la séparation nature/culture du fait de l’abstraction liée à ces outils9, la perte de savoir-faire et de compétences laissés aux technologies (par exemple la traite, l’observation des cultures, ou encore la prise de décision). La numérisation agricole n’est pas neutre : elle transforme durablement nos façons de travailler et de communiquer, nos territoires et nos corps. On peut par exemple voir que les circuits sur lesquels reposent le développement et le fonctionnement des technologies numériques reproduit une géographie coloniale10: d’apparence verte chez nous, elle est source de pollution et d’oppression ailleurs11. L’agriculture numérique est une des façons de répondre à l’urgence écologique et sociale mais elle a tendance – de par la vision unique du progrès qu’elle transporte, du pouvoir décisionnel et opérationnel des acteurs et des structures qui la soutiennent – à effacer les autres manières d’y faire face (Arora et al., 2020).
L’agroécologie paysanne est une de ces alternatives. Elle propose des balises intéressantes pour penser d’autres façons d’innover et de faire société – justice sociale ; déconstruction des dominations de genre, de race et de classe ; ancrage sur le terrain ; valorisation des connaissances et des savoir-faire des paysan·nes et agriculteur·rices – réinventant le rapport entre technologie et agriculture. On dit aussi que l’agroécologie paysanne est une agroécologie « forte » car elle intègre les questions politiques et sociales inhérente à la transition des systèmes alimentaires (vision des mouvements sociaux, tels que La Via Campesina), à l’inverse d’une agroécologie « faible » qui s’intéresse surtout aux questions techniques, agronomiques et de biodiversité (souvent la vision des gouvernements).
A ce propos, Growing Culture et ETC Group proposent un guide méthodologique pour décoder les récits que les entreprises développent autour de l’AgTech, ou agriculture numérique (A growing culture et al., 2023) :
- Qui propose ces solutions ? Pour qui ?
- Quelle vision de l’agriculture soutiennent ces solutions ?
- À qui profitent-elles ? Qui est laissé de côté ?
- Qui peut refuser ces technologies ?
- Quelle est la place des agriculteur.rices dans le développement de la technologie et dans sa maintenance ?
- Sur quels types de liens sociaux et économiques reposent ces technologies ?
- Est-ce que le dispositif est reproductible ? Par qui ?
Méthodiquement posées et pensées comme des boussoles, ces questions permettent de garantir les conditions d’un développement technologique au service de l’autonomie paysanne.
Pensée dans la continuité de la souveraineté alimentaire12 et d’une agroécologie « forte », la souveraineté technologique s’inscrit dans une démarche d’autonomisation des paysan·nes vis-à-vis des espaces de décision et de développement usuels. Il y a donc une dimension contestataire et technocritique13 au sein de ce mouvement.
Fabriek Paysanne14
Fabriek Paysanne est un collectif paysan basé à Bruxelles qui accompagne les paysan·nes dans leur souveraineté technique. Au départ de Fabriek Paysanne, il y a une volonté collective de contribuer au changement écologique et social, et de réfléchir à une façon de travailler qui a du sens et qui s’articule autour de valeurs partagées – autogestion, travail des mains, anticapitalisme, horizontalité – et d’un constat : « la question agricole et paysanne est au cœur des luttes écologiques, sociales, antipatriarcales, décoloniales » (Ol de Fabriek Paysanne, 2024). Le militantisme de Fabriek Paysanne se matérialise à travers des outils, et ces derniers sont envisagés au-delà de leur dimension fonctionnelle ; ils sont la démonstration concrète d’une alternative aux chemins classiques d’innovations en agriculture.
Le collectif accompagne les paysan·nes dans leur autonomie technique via la co-conception d’outils agricoles, la réalisation de réparations ou de chantiers sur ferme et la formation à l’autoconstruction (travail du métal et prise en main d’outils). Ces espaces sont tous des lieux de construction collective, d’échanges de savoirs et de connaissances, mais diffèrent dans leur mécanique et le type d’autonomisation qu’ils permettent. Par autonomisation on entend le fait, pour un groupe social donné, de disposer de ressources matérielles, cognitives, et de savoir-faire dans un milieu donné, afin de répondre à des besoins définis collectivement. Par exemple les outils agricoles développés en co-conception sont réparables à la ferme, avec peu de matériel, et les formations permettent d’acquérir les compétences nécessaires pour faire ces réparations. Les différents espaces d’accompagnement technique dialoguent et construisent ensemble un terrain d’autonomie technique pour les paysan·nes.
Pourquoi « paysan·ne » ?
Le terme paysan·ne a connu de nombreuses variations historiques et géographiques mais il est aujourd’hui utilisé pour se démarquer politiquement de l’agriculteur·trice, et par extension de l’agriculture conventionnelle. Auparavant terme d’oppression, plusieurs organisations syndicales et/ ou associatives qui luttent pour la reconnaissance et la défense de ce mode d’agir paysan se sont réapproprié le terme afin d’inspirer l’action collective des mouvements ruraux (Edelman, 2013). C’est un terme qui diffère de l’agriculteur·trice et qui met en avant d’autres valeurs et façons de travailler. Dans Que ma joie demeure, Giono (1998) raconte les paysans qui « sèment pour eux » tandis que les ouvriers agricoles « sèment contre eux ». Van der Ploeg identifie plusieurs caractéristiques de la condition paysanne : la recherche de minimisation des coûts et des intrants, la diversification des cultures, la préférence pour les relations coopératives aux relations monétaires, la quête d’autonomie (Van der Ploeg, 2009, cité dans Edelman, 2013).
Des outils par et pour les paysan·nes
J’ai choisi d’explorer15 le dispositif de co-conception afin de comprendre la particularité du processus d’innovation de Fabriek Paysanne, et de mettre en évidence la méthodologie employée par le collectif en retraçant le parcours de développement d’un outil réalisé en co-conception : la Kabalèze. Cette démarche permet de mettre à jour comment sont négociés les choix techniques, comment sont prises les décisions, qui intervient dans le processus, et constitue un moyen intéressant pour développer une réflexion critique sur les objets qui nous entourent car oui, les objets sont politiques (Winner, 1980).
Prenons l’exemple de la faux et de la moissonneuse. Ces deux outils ont la même fonction, celle de faucher, mais se distinguent par les environnements sociotechniques et les imaginaires auxquels ils renvoient car ils s’adressent à des échelles de production, des usager·es, des pratiques culturales et des rythmes de travail différents (les moissonneuses sont par exemple équipées de lumières et permettent ainsi de travailler la nuit). Ils incluent certain·es usager·es et leurs pratiques, en excluent d’autres, et reposent sur des ressources sociales et matérielles différentes. La faux pourrait être qualifiée d’ « outil paysan » en ce qu’elle permet une « maîtrise intellectuelle et pratique du fonctionnement des outils » (Sallustio, 2020), tandis que la moissonneuse suggère de plus grandes échelles de production, quoique pas nécessairement industrielles.
Ainsi, la Kabalèze, un des outils développés en co-conception par Fabriek Paysanne, semblait être un point de départ intéressant pour développer ce type d’analyse politique de l’outillage. La co-conception a été pensée par le collectif dès le début comme une façon de produire des outils en partant des besoins du terrain et des pratiques des paysan·nes. Plusieurs idées et besoins convergeaient vers l’idée d’une charrette de récolte qui serait plus stable et plus grande qu’une brouette.
« J’avais envie de développer l’équipement le plus léger possible et non motorisé. Donc c’était l’idée d’avoir un outil qui permettait de repiquer, de récolter de manière non motorisée et qui optimisait un petit peu le fonctionnement qu’on avait de base. » (Sébastien, maraîcher, 2024)
Si l’idée paraît simple au départ, il s’agit d’un parcours non-linéaire qui fait montre d’un réel arbitrage collectif et de mises en débat. La Kabalèze traverse des épreuves successives sur le terrain (pratiques des maraîcher·es, topographie) et à l’atelier (contraintes et capacités techniques), qui permettent un réajustement continu des besoins auxquels répond l’outil. Il ne s’agit pas ici de décrire en détail le parcours de cet outil, mais certains exemples illustrent bien les compromis qui sont faits pendant son parcours.
Les premières Kabalèze sont construites avec des roues de vélo réemployées. Le recyclage n’est pas envisagé comme une pratique vertueuse en soi, mais comme un moyen de permettre aux maraîcher·es de changer facilement une roue qui viendrait à se casser. Le recyclage est donc un moyen pour rendre la charrette réparable à la ferme. C’est en produisant huit prototypes de Kabalèze à la chaîne que la Fabriek s’est rendu compte des inconvénients de ce choix technique : le recyclage prend du temps. L’un des objectifs de Fabriek Paysanne est cependant de produire les outils les moins chers possibles afin qu’ils restent économiquement accessibles. Tout au long du processus d’innovation, des valeurs sont ainsi négociées – ici entre l’accessibilité et la réparabilité.
Par ailleurs, certain·es maraîcher·es ne sont pas présent·es au départ des discussions collectives mais nourrissent l’évolution de la Kabalèze autrement, notamment en la testant sur leur champ et en proposant des ajouts/modifications. Ainsi, la mise à l’épreuve de la Kabalèze dans plusieurs fermes met à jour de nouveaux besoins, qui seront intégrés ou pas dans l’outil selon qu’ils sont complexes et chronophages à réaliser, mais qui feront en tout cas l’objet d’une discussion collective au sein de la Fabriek et avec les maraîcher·es.
« Dans toutes nos options on avait besoin de savoir si les changements qu’on allait faire qui allaient influencer la Kabalèze est-ce que c’était un vrai problème pour les gens qui l’utilisent maintenant » (Vic de Fabriek Paysanne, 2024)
Les valeurs et priorités négociées – accessibilité, réparabilité, inclusivité – sont engagées vers une démarche de rupture avec les logiques capitalistes de production standardisée et de diffusion à grande échelle. La co-conception est un moyen de socialiser la production d’outils agricoles et d’en faire une activité créatrice, collective et politique au service d’intérêts collectifs plutôt que privés.
Renouveler la culture technique…et les imaginaires
Les adaptations et les réglages sont inhérents aux outils paysans. C’est leur propre que de s’adapter aux conditions pédoclimatiques et au projet cultural de la ferme (Clerc, 2020). Des chercheuses parlent de « technologie fluide » pour décrire l’objet technique dont « les frontières ne sont pas trop rigoureusement fermées, qui ne s’impose pas mais sert, qui est adaptable, flexible et répondant » (de Laet & Mol, 2000, p. 252). Fabriek Paysanne, en ouvrant la porte aux adaptations, et ce même dans la phase de mise en production de plusieurs modèles en série, démontre sa capacité à intégrer la diversité, plutôt qu’exclure les spécificités. Si le collectif s’adapte aux conditions de terrain, aux paysan·nes et à leurs pratiques, c’est parce qu’il est pensé dans une volonté de mise au service des paysan·nes plutôt que dans une recherche de profit et de mise à l’échelle.
La structure-même de Fabriek Paysanne est donc une innovation socio-technique en ce qu’elle rend possible un développement technologique en agriculture désintéressé et en dehors des espaces d’innovation habituels. C’est en quelque sorte une contre méthodologie qui répond Fabriek Paysanne met en place une gouvernance qui intègre les usager·es dans le processus, leur permettant ainsi d’être actif·ves dans la définition des équipements qui leurs sont utiles et légitimes à proposer des améliorations selon leurs pratiques culturales et leurs préférences. On parle aussi de pratique du care16 pour qualifier ce mode d’action au plus près des paysan·nes, accompagnant les pratiques situées et s’y adaptant sans projeter de conceptions dominantes, ou « top-down », sur l’évolution des outils et les pratiques agricoles qu’ils soutiennent.
« En fait la charrette finalement on utilisait pas uniquement pour la récolte, mais plutôt comme table roulante, multi-usage en fait. Pour rincer les légumes par exemple […] ou pour faire un marché, ou… Finalement c’est assez multi-usage. (Anna, maraîchère, 2024)
Ainsi, au regard des nombreuses questions – sociales, économiques, éthiques, épistémiques – que soulève le développement de l’agriculture numérique, on peut légitimement s’y arrêter un peu afin de porter une analyse critique et d’imaginer d’autres modèles d’innovation en agriculture, au service d’une agroécologie paysanne et collaborative plutôt qu’au nom du progrès et de la modernité. Cela passe notamment par le développement d’organisations décentralisées, capables d’accompagner politiquement et techniquement les agriculteur·rices vers plus d’autonomie vis-à-vis des structures dominantes de l’outillage agricole.
Si ce sont principalement des « paysan·nes », et plus particulièrement des maraîcher·es, qui participent à la co-conception, Fabriek Paysanne pourrait aussi travailler avec des agriculteur·rices plus « conventionnel·les », ou « historiques », afin d’accompagner toutes les fermes vers plus d’autonomie technique. Si la question de l’équipement en agriculture paraît apolitique, la réappropriation de nos outils de travail via la réflexion collective et l’échange d’expériences de terrain est l’amorce d’une réflexion plus globale sur ce que l’on produit, pour qui, comment ; ainsi que sur nos besoins et les moyens appropriés d’y répondre.
Le manque que la société industrielle entretient avec soin ne survit pas à la découverte que les personnes et les communautés peuvent elles-mêmes satisfaire leurs besoins (Illich, 1973)
Notes
1 Voir ici : https://www.gembloux.uliege.be/cms/c_11140475/fr/agreensmart-symposium
2 Voir le site internet du Mouton Numérique : https://mouton-numerique.org/association/raison-detre/
3 Voir l’Agriculture du Futur sur le site web de Digital Wallonia : https://www.digitalwallonia.be/agriculture/
4 Le Big Data « désigne des ensembles de données si volumineux et variés qu’ils dépassent les capacités des systèmes traditionnels de gestion de bases de données. https://www.lebigdata.fr/definition-big-data
5 Organismes génétiquement modifiés
6 Pour aller plus loin, voir : https://beyondthegreen.media
7 Pour en savoir plus sur ce nouvel ordre économique qu’est la propriété de la donnée, aussi appelé « techno-féodalisme », voir : https://open.spotify.com/show/1AE4pciq0WlLQc2PKEKM36?si=d6de85102d6c4940&nd=1&dlsi=b196a031ff0f4f4f
8 Voir par exemple le rapport #AgricultureInnovation2025, 30 projets pour une agriculture compétitive & respectueuse de l’environnement de Bournigal et al. (2015)
9 Les agriculteur·rices/travailleur·ses agricoles ont moins de contact avec le vivant et passent plus de temps sur les écrans pour lire des données, programmer des outils, etc.
10 Voir la carte de Clarote : INTERNET CARTOGRAPHIES | clarote. Le travail de Clarote rend visible les rapports de pouvoir qui imprègnent l’ensemble du fonctionnement du web, de la couche d’infrastructure physique à la sphère des décisions algorithmiques. « De quels territoires sont extraits les ressources minérales pour ce développement technologique ? Où vont les déchets électroniques ? Quels sont les valeurs intégrées dans les algorithmes des réseaux sociaux ? Qui bénéficie de la connectivité, et qui est laissé de côté ? […] Internet est un territoire en conflit qui affecte l’avenir de nos démocraties et les voies vers la justice climatique et socio-environnementale. »
11 Amnesty International alerte quant aux conséquences dramatiques de l’extraction des minerais au Congo : République démocratique du Congo. L’extraction industrielle de cobalt et de cuivre pour les batteries rechargeables entraîne de graves atteintes aux droits humains – Amnesty International
12 La souveraineté alimentaire est « le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée, produite par des méthodes écologiquement respectueuses et durables, et leur droit à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles ». Pour en savoir plus : https://viacampesina.org/fr/la-souverainete-alimentaire-un-manifeste-pour-lavenir-de-notre-planete/
13 La technocritique désigne la « critique du progrès technique et de ses implications sociales, morales, philosophiques ». https://maisouvaleweb.fr/technocritique-starter-kit/#La_technocritique_en_tres_bref. Pour mieux comprendre cette notion on peut notamment se tourner vers Jacques Ellul ou Ivan Illich.
14 Voir leur site Fabriek Paysanne, et leur adresse mail : contact@fabriekpaysanne.org
15 Bien qu’inspirée de son travail de fin d’étude, cette analyse est une production originale réalisée par l‘auteure en collaboration avec Eclosio.
16 Arora et al. (2020) définissent la pratiques du care comme l’ « adaptation décentralisée […] et la réparation de leurs processus et produits à travers des pratiques situées d’utilisation et d’élimination ». À l’inverse, une pratique orientée vers des perspectives de profit recherche davantage la diffusion à grande échelle de produits finis.
Bibliographie
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Arora, S., Van Dyck, B., Sharma, D., & Stirling, A. (2020). Control, care, and conviviality in the politics of technology for sustainability. Sustainability: Science, Practice and Policy, 16(1), 247‑262. https://doi.org/10.1080/15487733.2020.1816687
Bournigal, J.-M., Houllier, F., Lecouvey, P., & Pringuet, P. (2015). #AgricultureInnovation2025. 30 projets pour une agriculture compétitive & respectueuse de l’environnement.
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