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La coopération entre États du Nord et du Sud restent marquée par des relations déséquilibrées à l’avantage des premiers. La coopération Sud Sud serait-elle plus égalitaire? Étude de cas de coopération Indo-sénégalais par Bénédicte Bazyn diplômée Uliège et participante aux ateliers d’écriture d’Eclosio
En général, la coopération au développement est perçue positivement. Aider les populations les plus désavantagées afin de créer un monde plus juste semble, effectivement, être un acte noble. Cette vision est cependant à nuancer. Si l’on y regarde de plus près, on constate qu’un paternalisme occidental reste souvent présent sur la scène internationale. Plus précisément, on remarque que si les pays occidentaux viennent en aide aux autres, se conférant une image de sauveurs et d’exemple à suivre, ils conservent dans le même temps des relations déséquilibrées à leur avantage. La coopération est-elle forcément intéressée ? Ou peut-on avoir des relations d’entraide égalitaire entre pays ?
Pour répondre à ces questions explorons un autre schéma de coopération internationale en place : la coopération Sud-Sud. Nous en entendons peu parler mais les relations dites « Sud-Sud » sont monnaie courante. Pour en savoir davantage, explorons un exemple précis. Mesdames et messieurs, attachez vos ceintures, nous décollons pour Dakar, capitale du Sénégal, afin d’analyser un projet médical indo-africain.
Qu’entendons-nous par « Sud-Sud »
Comme son nom l’indique, la coopération Sud-Sud fait référence à des relations d’aide entre nations dites « du Sud ». Pour rappel, on parle de « Sud » pour faire référence aux Etats qui possèdent un PIB faible, par opposition aux pays « du Nord », ou occidentaux, qui sont qualifiés de « développés ». Cependant, la coopération Sud-Sud ne consiste pas en des liens entre Etats à faibles revenus. En fait, il s’agit de rapports qui lient des pays aux revenus peu élevés à des nations dites émergentes. Ces dernières sont caractérisées par un taux de croissance économique conséquent, des structures économiques semblables aux nations de l’OCDE, malgré un PIB par habitant inférieur à ceux-ci. Généralement, lorsque l’on parle d’émergents, on fait référence aux BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), mais de nombreux autres pays entrent dans cette catégorie : l’Arabie Saoudite, le Koweit ou la Corée du Sud pour n’en citer que quelques-uns.
L’idée des flux de coopération Sud-Sud est de prendre le contrepied du comportement occidental en la matière. Ainsi, par exemple, les émergents concentrent leur aide sur la mise à disposition de services et la construction d’infrastructures (routes, hôpitaux, etc.), non sur la consolidation d’institutions, à l’instar de l’Occident. Bien sûr, les Etats du Nord ont construit aussi des écoles, des autoroutes ou des hôpitaux dans les pays en développement mais, si l’on se réfère au discours des institutions européennes par exemple, il s’agit d’une stratégie appartenant au passé et ce genre d’action se fait plus rare de nos jours. Les Etats émergeants insistent sur l’aspect empathique de leurs actions, sur les liens qu’ils partagent avec leurs partenaires en tant qu’ex-colonies ou contestataires des inégalités Nord-Sud ; là où les donateurs de l’OCDE agiraient uniquement dans un esprit de charité envers des peuples en détresse. Les émergents garantissent également une expertise basée sur leur propre expérience de développement. Enfin, les échanges Sud-Sud n’impliquent généralement pas de conditions, au contraire des obligations de démocratie qu’exige le Nord. Ils demandent néanmoins des bénéfices pour les deux parties : on parle de rapports « gagnants-gagnants ». En bref, les idées de solidarité entre pays du Sud et d’émancipation s’opposeraient au paternalisme occidental qui prétend donner des leçons d’humanisme tout en assurant ses propres intérêts.
Le cas de l’Inde, en tant que partenaire d’aide Sud-Sud qui engage des montants toujours grandissants avec l’Afrique, semble particulièrement intéressant à étudier. En effet, New Delhi s’applique à se démarquer de sa principale rivale, la Chine, que beaucoup accusent d’être un nouveau colonisateur. Les indiens reprochent ainsi à leurs concurrents chinois leur invasion des territoires africains, leur appétit vorace pour les ressources naturelles et leur tendance à ne pas engager de locaux dans les projets qu’ils mettent en place. Les acteurs indiens sont d’autant plus intéressants qu’en tant que leaders des Non-alignés[1] et héritiers de la doctrine de Gandhi, ils se targuent de traiter les pays en développement d’égal à égal.
Un projet révolutionnaire?
Pour lever le voile sur ces rapports méconnus qu’implique la coopération indo-africaine, je vous propose de revenir brièvement sur un projet de télémédecine et de formation médicale continue, implémenté par l’Inde dans quarante-huit pays africains : le Pan African e-Network. La télémédecine, consiste en la fourniture à distance de services de soins par l’intermédiaire de nouvelles technologies. Ainsi, le projet offre à des médecins, notamment au Sénégal, de contacter des confrères indiens, pour répondre à leurs interrogations sur des diagnostics complexes, et d’assister à des séances de formations dans de nombreux domaines médicaux. Ces services ont été, dès le début, assurés grâce à un système de connexion hybride (fibre optique et satellite), dans le but de permettre un accès universel aux soins et à la connaissance en matière de santé.
Ça, c’est ce que tout à chacun peut trouver dans les accords réunissant le gouvernement indien et l’Union Africaine, mais qu’en est-il dans la réalité ? Pour le savoir, rendons-nous à Dakar, dans un grand hôpital universitaire partie prenante du projet indien[2]. Les dialogues que permet ce dernier rendent évident un échange scientifique bénéfique pour les praticiens sénégalais. En contre-partie, leurs confrères en Inde reçoivent une rémunération pour chaque séance dispensée. Chacun semble y trouver son compte. Cependant, dans sa conception-même, le projet implique un déséquilibre : les médecins de Dakar se placent en apprenant lorsqu’ils demandent des conseils ou suivent des formations. En creusant un peu, on se rend compte que les inégalités ne s’arrêtent pas là. En effet, selon mes interlocuteurs de l’hôpital dakarois, les indiens ne semblent pas partageurs. De la mise en place et la maintenance des machines du réseau à la définition des horaires de séances, tout est assuré par les indiens. On est loin des promesses faites par New Delhi d’engager des locaux. Néanmoins, le Sénégal incarne une exception en Afrique dans la mesure où, suite à une importante lutte auprès des institutions concernées, le pays a obtenu de pouvoir former ses propres techniciens pour assurer la gestion du système. Cette particularité s’arrête toutefois à l’entretien du matériel, puisque New Delhi n’a pas lâché la bride sur les autres pans du partenariat. Par exemple, le personnel sénégalais n’a jamais été informé des mots de passe permettant l’accès aux différents serveurs.
La bonne volonté sénégalaise n’a pas non plus suffi à maintenir en vie le projet, qui a été mis en sommeil dès 2017 après huit ans d’activité. Depuis lors, aucune machine indienne ne peut ne serait-ce qu’être allumée. Cet arrêt était à prévoir. Premièrement, la vétusté des antennes paraboliques et des ordinateurs utilisés laissait peu de chance à la durabilité du réseau. D’autant plus qu’il n’a pas réellement été question, du côté indien, d’investir dans une technologie plus moderne. Deuxièmement, le passage de tutelle du projet à l’Union Africaine, prévu pour 2014, n’a jamais été suivi des volontés et des financements nécessaires à sa reprise par les Etats d’Afrique. Enfin, le Pan African e-Network a été annoncé dès son lancement comme un projet « clé en main ». Cela signifie qu’il s’est appliqué de manière identique dans chaque nation participante, ce qui pose un problème. Voir l’Afrique comme un ensemble de pays identiques dans leurs situations et besoins est effectivement une grave erreur. On peut ainsi penser qu’en voyant trop grand, les indiens se sont lancés dans une partie perdue d’avance. Le réseau sera-t-il un jour remis en fonction ? Plusieurs rumeurs circulent, la plus probable étant celle de la conversion du projet en un nouveau réseau, encore plus vaste, et entièrement dirigé par l’Inde, malgré les réticences émises par certains Etats participants. Cela serait une tournure logique de la politique nationaliste que mène actuellement le Premier Ministre indien Narendra Modi.
Une question demeure : pourquoi New Delhi désire-t-elle conserver par-dessus tout ce partenariat alors qu’il semble avoir déjà montré ses limites ? En réalité, l’Inde a des intérêts en Afrique et non des moindres. Cela justifie sa présence au Sénégal même si celle-ci n’est pas semblable à celle de pays considérés comme envahisseurs, tel que la France ou la Chine, qui semblent omniprésents dans plusieurs quartiers de Dakar. La présence indienne est illustrée par quelques commerces, la marque automobile TATA, dont sont issus de nombreux bus circulant dans les rues de la capitale, ou encore les films et séries de Bollywood diffusés à la télévision. Mais c’est surtout dans les échanges commerciaux qu’on repère l’Inde. Elle est effectivement le deuxième plus grand importateur de produits sénégalais, surtout en matière de ressources énergétiques comme le phosphate. N’exportant vers son partenaire africain que des produits finis, les indiens répètent le schéma des échanges Nord-Sud qu’ils s’appliquent à dénoncer. Il arrive même que des denrées produites au Sénégal, comme les arachides, soient transformées et empaquetées en Inde avant d’être revendue dans leur pays d’origine sous le label « made in India ». En outre, New Delhi cherche à se garantir auprès du gouvernement sénégalais un allié sur le plan géopolitique afin d’obtenir un siège permanent au conseil de sécurité de l’ONU. Tous ces éléments indiquent que, même pratiquée par la nation se revendiquant de Gandhi, la coopération Sud-Sud n’est pas moins inégale que celle que nous pouvons dénoncer dans nos pays aujourd’hui.
Un avenir sombre?
Les relations de coopération Sud-Sud semblent aussi tomber dans les mêmes travers d’inégalité et de rapports de force. Devons-nous désespérer pour l’avenir de ce secteur ? Pas pour autant. En fait, plusieurs chercheurs affirment que les relations, aussi bien Sud-Sud que Nord-Sud, peuvent s’équilibrer à condition que les Etats en développement adoptent des positions plus fermes quant à leurs ambitions et leurs besoins. Il s’agit pour eux d’exiger une coopération plus juste qui leur permettrait de mettre en œuvre une stratégie qu’ils ont eux-mêmes déterminée. Ces pays peuvent aussi tirer profit de la concurrence que se livrent les pays occidentaux et émergents pour toucher aux richesses de leurs terres. Enfin, s’appuyer sur le transfert de technologies pour développer les entreprises est une stratégie non négligeable.
De plus, tout n’est pas sombre dans des projets comme le Pan African e-Network. Si sa mise en place laisse à désirer, l’outil télémédical présente un intérêt certain. Les nouvelles technologies sont devenues nécessaires pour le développement des nations, notamment dans le domaine des soins de santé, et le partage de celles-ci est une opportunité certaine. La possibilité de connecter des petits hôpitaux à de grandes infrastructures, débordant de spécialistes, peut permettre un accès plus vaste aux soins. L’installation d’un réseau de télémédecine a d’ailleurs été lancée par le gouvernement sénégalais afin de connecter les différentes régions entre elles. Cela représente une perspective d’avenir très positive.
Bénédicte Bazyn
[1] Le mouvement des Non-alignés a été officiellement lancé lors de la conférence de Belgrade, en 1961, à l’initiative du dirigeant indien Jawaharlal Nehru. À l’origine, il regroupait des pays en développement qui refusaient d’opter pour le camp d’une des deux superpuissances de l’époque (URSS et Etats-Unis). Cet ensemble d’Etats nouvellement indépendants aspirait en outre à un monde plus égalitaire et à développer des activités commerciales et de coopération entre pays du Sud.
[2] Les informations suivantes ont été recueillies dans le cadre de la réalisation d’un mémoire de fin d’étude sur le sujet. Pour ce faire, une étude de terrain a été menée au sein de l’hôpital susmentionné.