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Synopsis
En réaction aux limites de l’agriculture conventionnelle, l’agroécologie s’est imposée comme mouvement alternatif et rencontre une demande des consommateurs de produits plus respectueux de l’environnement. Son développement suscite cependant des défis, notamment celui de l’accès aux marchés par les producteurs: comment éviter que les gros producteurs accaparent le marchés et marginalisent les petits producteurs? La libre concurrence est faussée, au minimum une réglementation est nécessaire.
Publié par UniverSud-Liège- Août 2019
Depuis la seconde moitié des années 1940, le processus de modernisation agraire conventionnel et d’industrialisation promu par les pays « du Nord » s’est exporté dans les pays « du Sud » sous le nom de révolution verte en tant que politique de développement agraire. Cette approche s’est encore élargie dans les années 1990 avec la mondialisation économique qui démontre aujourd’hui ses limites : les crises systémiques, le changement climatique, l’insécurité alimentaire et les inégalités sociales affectent de plus en plus l’agriculture familiale.
Face aux limites et aux impacts de cette agriculture, basée sur l’utilisation importante d’énergies fossiles, un changement progressif du modèle agraire conventionnel s’opère dans différentes régions. Des cultures originelles centrées sur la nature au développement de mouvements agraires alternatifs et de courants académiques critiques du statu quo dans les années 30, tout converge vers l’agroécologie en tant que science, praxis[1] et mouvement social. L’importante évolution de l’agroécologie ces dernières décennies et son rapprochement avec le marché alimentaire implique de nombreux défis qui doivent être analysés.
L’agroécologie, un vaste concept
Le cadre conceptuel de l’agroécologie a évolué, intégrant des niveaux de définitions plus larges et plus complets au fil du temps[2] tout en rendant parfois la notion d’agroécologie[3] plus floue, controversée et polyvalente.
Pour Wenzel et Soldat (2009)[4], entre autres, la notion d’agroécologie implique de la considérer comme une discipline scientifique, comme un mouvement social ou comme un ensemble de pratiques agricoles. Elle peut aussi être dimensionnée et différenciée selon son échelle d’approche territoriale ou systémique : au niveau des parcelles, au niveau de l’agroécosystème et au niveau du système alimentaire.
D’autres, tels qu’Altieri ou Gliesman, s’accordent à dire que « l’agroécologie en tant que science, intègre les connaissances traditionnelles et les progrès de l’écologie et de l’agronomie et fournit des outils pour concevoir des systèmes qui, basés sur les interactions de biodiversité, fonctionnent par eux-mêmes et améliorent leur propre fertilité, la régulation des parasites, de la santé et de la productivité, sans exiger des ensembles technologiques[5]”.
L’agroécologie, à partir de son expérience pratique et de son évolution, propose et construit de nouveaux rapports de production avec les variables socio-économiques et environnementales à l’intérieur et à l’extérieur des systèmes agroalimentaires locaux. En mettant l’accent sur la relocalisation socio-économique de l’agroécologie, elle promeut notamment la sécurité et la souveraineté alimentaire. Elle vise notamment à réorganiser les rapports de force afin de rendre le marché plus équitable, à renforcer la résilience sociale et environnementale et à favoriser le bien-être et des modes de vie plus sains pour tout un chacun.
L’agroécologie implique également un processus complexe d’apprentissage dans la gestion des territoires et des agroécosystèmes. Ce processus résulte de l’observation de méthodes, pratiques et connaissances et se réalise à travers différents cycles d’expérimentation basés sur des essais-erreur-adaptation.
L’agroécologie, loin d’être uniquement liée aux pratiques agricoles, est donc un concept englobant de nombreuses notions différentes.
Le marché mondial des produits bio, un marché en augmentation
Depuis la crise économique de 2008, il y a eu une baisse générale de la consommation sur des marchés aux États-Unis, en Europe et en Asie. Ce n’est pas le cas des produits biologiques, qui, au contraire, ont continué de croître à des taux plus élevés que les aliments conventionnels[6]. On estime que depuis 2004, les ventes mondiales de produits biologiques ont augmenté de 157 %[7]. Toutefois, cette croissance soutenue des produits biologiques sur le marché alimentaire mondial, en termes absolus, est encore très relative par rapport au volume commercial des aliments conventionnels. À ce jour, le volume commercial de la demande mondiale d’aliments biologique représente 10% des aliments conventionnels.
Les chiffres indiquent clairement que le marché mondial des produits biologiques est devenu important et qu’il continuera à croître, même si sa valeur de vente – dans de nombreux cas – est supérieure à celle des produits conventionnels. Au cours de la prochaine décennie, le commerce des produits biologiques pourrait approcher le seuil de 25% si les facteurs structurels du marché (présentés ci-dessous) sont surmontés avec une plus grande participation des producteurs et productrices agroécologiques organisés.
Concrètement, une étude[8] réalisée par la chercheuse Allison Loconto sur différents marchés de par le monde a pu mettre en évidence :
- Que le concept de produits « agroécologiques » émerge dans des systèmes alimentaires localisés et diversifiés ;
- Que les produits « agroécologiques » sont commercialisés par des initiatives durables en filières courtes à des prix équitables ;
- qu’il existe un contact personnel et une communication directe entre les consommateur·trice·s et les producteur·trice·s (via les médias sociaux, Internet, les échanges personnels, les visites d’exploitations agricoles) et que ce sont les principaux moyens de valoriser une qualité agroécologique ; et que les marchés agroécologiques sont des initiatives qui durent longtemps et qui créent du lien social, mais que leur autonomie financière n’est pas toujours assurée (ce n’était pas un objectif pour 50% des cas étudiés).
Elle souligne également qu’il s’agit de marchés dynamiques et qu’ils permettent une plus grande disponibilité et un meilleur accès aux produits agroécologiques. En ce sens, les marchés diversifiés de ces produits peuvent contribuer à des régimes alimentaires durables.
Malgré leur potentiel, l’expansion des marchés agroécologiques reste limitée par des facteurs structurels[9] :
- Les produits biologiques sont souvent plus chers et plus difficilement accessibles.
- Les mécanismes de certifications sont complexes et les coûts de transition vers la production biologique sont importants.
- Peu de terres sont cultivées écologiquement : on estime que cela ne représente que 1% de la planète (qui se réparti comme suit : 40% en Océanie, 27% en Europe, 15% en Amérique latine et 12% aux États-Unis et autres pays).
- Sur le marché alimentaire mondial, les intérêts économiques et commerciaux des pays industrialisés et des lobbies des grandes sociétés transnationales prévalent.
- Les effets et impacts de la variabilité et du changement climatique sont incertains. Face à la crise environnementale, les pays dits “développés”, les sociétés agrochimiques, ainsi que certains organismes de coopération technique, intègrent et/ou encouragent également de nouvelles approches technocentrées faisant actuellement l’objet de controverses.
- L’appui politique et institutionnel est insuffisant pour permettre une réelle incitation et dégager les ressources technico-financières nécessaires.
Il existe donc des disparités et de nombreuses limites au niveau des marchés locaux, qui, si on ne les considère pas, peuvent mettre en péril la perspective d’une sécurité et souveraineté alimentaire.
Risques et défis liés au marché
Avec l’augmentation de la demande de produits biologiques, l’offre devrait également avoir augmenté (mais pas nécessairement au même rythme). Sur base d’Altieri (2016), qui soutient que « les principes de l’agroécologie peuvent s’appliquer à n’importe quelle activité, à petite ou grande échelle », nous remarquons que l’évolution d’échelle de la production biologique et des volumes de l’offre commerciale a une dynamique et une portée différentes dans les pays du Nord et du Sud.
Si le contexte de libre-marché présente des débouchés pour la production issue de l’agriculture écologique, ceux-ci ne sont pas accessibles pour tous les acteurs de la même façon. En effet, les « petits producteurs » agroécologiques, disposant de peu de ressources financières, jouent dans la même cour que les acteurs agro-industriels ayant accès à des économies d’échelle et des capitaux importants ainsi qu’à des subsides (tels que ceux de la PAC). Les règles sont les mêmes, mais les dés semblent pipés. Ainsi, l’offre des « petits producteurs » risque d’être écartée de manière structurelle par la réappropriation de l’agriculture écologique par les acteurs industriels dominants[10].
Les nouveaux acteurs de l’alimentation écologique, qui commercialisent aussi des aliments conventionnels, se renforceraient sous les mesures protectionnistes des pays dits “du Nord” et de l’écart avec les politiques de libre-marché imposées aux pays dits “du Sud”, au détriment des producteurs et productrices agroécologiques qui sont déplacé·e·s ou marginalisé·e·s par le marché. Le contrôle de l’État est affaibli et il n’est pas possible de distinguer clairement quelles sont les règles, quels acteurs tiennent vraiment les rênes ni quels intérêts ils représentent.
Mais alors, que faire ?
Dans un tel contexte, certains courants agroécologiques plus critiques affirment que la dynamique et l’évolution du marché alimentaire mondial « conventionnalisent » les modes de production et de commercialisation des produits écologiques. Cela bouleverse les principes et paradigmes de l’agroécologie et risque de la conduire à un dangereux réductionnisme technico-commercial si aucune mesure n’est prise. Il est donc impératif de procéder à une révision permanente des postulats, principes et stratégies de l’agroécologie.
Face à la dynamique et à la “rationalité” du marché, il est important que le mouvement agroécologique, la recherche et les citoyen-ne-s réfléchissent de manière approfondie et autocritique à certaines questions : Le modèle économique hégémonique absorbe-t-il les postulats centraux de l’agroécologie ? Quels sont les risques et les défis de la « conventionnalisation » de l’agroécologie ? Pour le mouvement agroécologique, quels sont les changements futurs envisageables face à la dynamique imposée par le marché alimentaire et les implications pour la sécurité et la souveraineté alimentaires ? Quelles politiques publiques, sans être forcément explicitement en lien avec l’agroécologie, contribuent à réaliser une agriculture familiale durable ?
Les accords, les lois et les règlements qui favorisent le développement de l’agriculture familiale et de l’agroécologie et la consommation d’aliments sains doivent être encouragés et accompagnés d’une volonté politique effective des gouvernements. Toutefois, ces instruments peuvent s’avérer insuffisants pour les marchés déréglementés, où les monopoles ou les oligopoles prédominent et où les consommateurs et consommatrices paient les coûts et où les “petits producteurs et productrices” sont en concurrence déloyale avec les produits subventionnés des pays industrialisés.
Nous savons aujourd’hui que le marché mondial de l’alimentation et de la biodiversité implique des entreprises très rentables, d’où son importance et la priorité qu’il devrait représenter pour les gouvernements dans la conception de politiques, de stratégies et de recherches en matière de développement technologique, d’adaptation et d’innovations dans les services agroalimentaires, sanitaires et environnementaux qui sont stratégiques pour planifier le développement durable.
Walter Chamochumbi, Eclosio
Traduction de Gwendoline Rommelaere, Eclosio.
[1] La praxis se réfère à la pratique, à l’action transformatrice de l’agroécologie depuis la réalité du champs, de la parcelle
[2] Wezel & Soldat, 2009, citado en “Políticas públicas a favor de la agroecología en América Latina y El Caribe”, Red Políticas Públicas en AL y El Caribe (2017), Cap. 1 Concepto de agroecología y marco analítico de Jean-François Le Coq, Eric Sabourin, Erwan Sachet et al, pág.7.
[3] Il existe de nombreux concepts reliés à l’agroécologie, mais ce n’est pas l’objectif principal de l’article de s’attarder sur ce sujet. Les dénominations “agriculture biologique” et « agriculture agroécologique » peuvent parfois être considérées comme synonymes. Ici, nous utiliserons la dénomination agroécologique qui va plus loin que la logique de substitutions des intrants écologiques qui, lorsqu’ils sont liés au marché, deviennent des biens échangeables comme dans le paradigme de l’agriculture conventionnelle.
[5] “La agricultura del futuro será agroecológica”, artículo de Miguel Altieri (2016), en Sociedad y Ambiente, www.ecoportal.net.
[6] “Alimentos orgánicos: Mercado hacia el crecimiento”, artículo en www.prochile.gob.cl / Cultura orgánica, s/a.
[7] “El mercado de productos orgánicos está en auge”, www.concienciaeco.com/2015/06/17/mercado-productos-organicos-esta-auge-infografia / Conciencia Eco, 2015. Revista digital sobre cultura ecológica.
[8]Sur 12 cas de marchés agroécologiques dans quatre pays d’Afrique, deux d’Asie, cinq d’Amérique du Sud et un d’Europe, où il existe plusieurs canaux de distribution diversifiés : l’autoconsommation, les foires et marchés locaux, vente directe, vente sur ferme et dans l’horeca. “Cómo las innovaciones para el mercado fomentan la agricultura sostenible y una mejor alimentación”, 2017, Dra. Allison Marie Loconto, Chargée de recherche, Institut National de la Recherche Agronomique (INRA); Visiting Scientist FAO. Avec la collaboration de : Alejandra Jiménez, Emilie Vandecandelaere y Florence Tartanac de la FAO.
[9] Organic Motor (2010), Chamochumbi, W. (2004, 2005) y otras fuentes citadas. “El mercado de productos orgánicos está en auge” (citado en este artículo).
[10] Bern, A. (2003),”Guía para iniciar el acceso al mercado ecológico y al mercado solidario”. PROMER-FIDAMERICA, 16 p. Citado por Chamochumbi, W. (2004).