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publié par UniverSud en Juin 2017
Le Comprehensive Economic Trade Agreement (en français Accord économique et commercial global, bien connu sous son acronyme CETA) est un accord commercial extrêmement ambitieux signé entre l’Union européenne et le Canada. S’il devait entrer en vigueur dans son état actuel, il établirait entre les deux partenaires une zone de libre-échange, c’est-à-dire un espace où la quasi-totalité des marchandises peuvent circuler sans être frappée de droits de douane, ce qui est assez classique. Le CETA contient cependant également des dispositions sur les investissements, le commerce des services, la politique de concurrence et les entreprises d’Etat, les marchés publics, la propriété intellectuelle, la coopération réglementaire…
Dès avant sa signature, le CETA a fait couler beaucoup d’encre. Si certains voient en lui un formidable instrument de libéralisation des échanges, dont la signature permettra la création de centaines de milliers d’emplois et d’importantes économies pour les consommateurs, d’autres y voient au contraire un accord conclu au bénéfice exclusif des multinationales, impliquant par ailleurs des renoncements intolérables à leur souveraineté par les États membres de l’Union européenne.
Les origines du CETA
Comment en est-on arrivés à cet accord ? Pour comprendre l’origine du CETA, il faut retourner une vingtaine d’années en arrière, à la Conférence ministérielle de Singapour de l’Organisation mondiale du commerce de 1996. À cette occasion, la Communauté européenne avait introduit des propositions concernant certaines questions horizontales, qui allaient être qualifiées de « matières de Singapour ». Il s’agissait de :
- les interactions entre commerce et politiques en matière de concurrence ;
- les liens entre commerce et investissement ;
- la transparence des pratiques de passation des marchés publics ;
- la facilitation des échanges[1].
La Communauté et certains de ses partenaires espéraient que ces matières entreraient dans le corpus juridique de l’OMC. Cela aurait obligé l’ensemble des États membres de cette organisation à les respecter, en raison notamment du mécanisme de règlement des litiges extrêmement efficace mis en place en son sein.
À l’occasion de la Conférence ministérielle de Cancun de 2003, une vingtaine de pays en développement formèrent toutefois une coalition (dont le nom a varié avec le temps : G20, G21, G22…). Ils réclamaient des réductions importantes des mesures de soutien accordées par les pays développés à leurs agriculteurs, sans réciprocité, avant d’accepter l’ouverture de négociations sur de nouveaux secteurs. En fin de compte, l’Union européenne accepta d’abandonner ses propositions concernant les liens entre commerce et investissements, commerce et concurrence et transparence dans les marchés publics. Les négociations au sein de l’OMC n’en sont pas moins bloquées depuis 2003, en raison du désaccord persistant entre les membres sur la réduction des mesures de soutien agricole. Ce blocage a pour conséquence qu’aucune avancée n’a été constatée en termes de libéralisation du commerce des marchandises et des services, ni en matière de réglementation des aspects relatifs au commerce des droits de propriété intellectuelle depuis lors.
Les perspectives d’évolution au niveau multilatéral sont dès lors à l’heure actuelle bloquées. Face à cette situation, un certain nombre de membres ont préféré recourir à la voie bilatérale pour poursuivre la libéralisation des échanges et réglementer entre eux certaines matières de Singapour. Le CETA (comme le Partenariat transatlantique en négociation avec les États-Unis, et d’autres accords conclus récemment par l’Union européenne, notamment avec Singapour) entre dans cette mouvance.
Parallèlement à ces négociations, les gouvernements des États membres de l’OCDE avaient décidé en 1995 d’entamer la négociation d’un traité international, l’Accord multilatéral sur les investissements (mieux connu sous son acronyme AMI), dont l’objectif était d’établir pour l’investissement international un large cadre multilatéral comportant des normes élevées de libéralisation des régimes d’investissement et de protection de l’investissement, et doté de procédures efficaces de règlement des différends ». Les négociations de cet accord avaient eu lieu dans le plus grand secret pendant trois ans.
Alertée, la société civile avait commencé à exercer des pressions sur les gouvernements participants afin qu’ils interrompent ces négociations. Les principales craintes concernaient la limitation de la souveraineté des États en matière de protection de l’environnement, des droits sociaux des travailleurs et des industries culturelles. Les négociations furent interrompues en mai 1998 et définitivement arrêtées en décembre de la même année.
La négociation du CETA
C’est dans ces conditions que commencèrent les négociations en vue de la conclusion d’un accord commercial global entre l’Union européenne et le Canada. Le Conseil autorisa la Commission à entamer les négociations le 24 avril 2009. Ces directives de négociations ne furent publiées par la Commission que le 15 décembre 2015, sous la pression de la société civile, après la conclusion des négociations.
Celles-ci s’achevèrent en août 2014. Le texte de l’Accord fut rendu public le 26 septembre 2014, à l’occasion du sommet UE-Canada. Des modifications (notamment au niveau du règlement des différends liés aux investissements) furent apportées jusqu’en février 2016. Le CETA signé le 30 octobre 2016 à l’occasion du sommet UE-Canada de Bruxelles.
Les réactions de la société civile
Deux points importants ont suscité des réactions au sein de l’opinion publique, qui ont entraîné de nombreuses manifestations anti-CETA. Le premier de ces points est la question des investissements. Ce secteur est très sensible. A l’heure actuelle, près de 3000 accords bilatéraux forment une toile d’araignée universelle réglementant la question. Le CETA ne serait dès lors qu’un accord de plus, mais il soulève des questions.
Le secteur des investissements est en effet le seul où les litiges opposent systématiquement des entreprises et des États[2] Traditionnellement, les entreprises répugnent à comparaître devant les tribunaux de l’État où elles se sont implantées, par crainte notamment d’une corruption potentielle des juges, des pressions que leur gouvernement pourrait faire peser sur eux ou de la longueur des procédures. Les traités bilatéraux de promotion des investissements prévoient dès lors souvent le recours à l’arbitrage (souvent dans le cadre du Centre international pour le règlement des différends liés aux investissements de la Banque mondiale, ou de la Chambre de commerce internationale, dont le siège est à Paris).
Le principal défaut d’une procédure d’arbitrage (par rapport à une procédure judiciaire nationale classique) est son coût très élevé. Par ailleurs, son acceptation implique une renonciation de l’Etat d’accueil à une part de sa souveraineté, et une reconnaissance du caractère potentiellement corruptible de son système judiciaire. Tant le Canada que l’Union européenne se sont toutefois mis d’accord sur le choix de l’arbitrage pour le règlement des litiges liés aux investissements. Afin de mieux faire passer la procédure d’arbitrage auprès de ses citoyens, l’Union européenne a proposé (et obtenu) la mise en place d’un Tribunal spécifique, composé de juges professionnels, avec possibilité d’appel. On peut toutefois s’interroger sur l’intérêt de prévoir une telle procédure spécifique pour trancher les litiges liés aux investissements. Les deux parties sont-elles si méfiantes vis-à-vis de leurs systèmes judiciaires respectifs ? En tout état de cause, si le CETA et le TTIP (qui contiendra lui aussi des dispositions relatives à l’arbitrage pour le règlement des litiges liés aux investissements), l’échec des négociations de l’AMI de 1997 serait oublié.
Le second de ces points est la coopération réglementaire. Le CETA prévoit la mise en place d’un Forum pour réduire les différences réglementaires entre les parties au traité. Ce Forum se voit à première vue reconnaître une fonction purement consultative. Des doutes ont cependant été émis quant à son rôle véritable, et aux risques de nivellement par le bas des réglementations applicables par les Parties, même si celles-ci ont fait assaut de déclarations pour affirmer que ce ne serait pas le cas.
La résistance de certains parlements communautaires et régionaux belges
Le CETA est un accord mixte. En raison de la multiplicité des matières qu’il réglemente, dont certaines sortent du champ de compétence de l’Union européenne, sa signature a dû être réalisée par l’Union et ses 28 États membres[3]. Il en sera de même au moment de la ratification, le CETA devant repasser devant les parlements nationaux[4] avant que les instruments de ratification puissent être déposés.
Ces procédures se déroulent généralement sans anicroches. Pourtant, au moment où les entités fédérées belges durent accorder la délégation de signature à l’État fédéral pour que celui-ci signe le CETA au nom de la Belgique, un certain nombre de parlements fédérés (notamment le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles et le Parlement wallon) adoptèrent des motions invitant leurs exécutifs respectifs à ne pas accorder de délégation de signature au gouvernement fédéral.
Cette possibilité de blocage d’un accord international de cette ampleur par le parlement d’une entité fédérée d’un peu plus de 3 millions d’habitants fut vue avec incrédulité (et parfois une certaine colère) par les partenaires de la Belgique. Elle constitue cependant l’une des caractéristiques du système institutionnel belge né de la sixième réforme de l’État de 1993. Les entités fédérées disposent d’une grande autonomie dans leurs relations internationales, y compris à l’occasion de la conclusion des traités mixtes[5]. Celle-ci avait été réclamée par la Flandre, qui souhaitait à tout prix que le gouvernement fédéral ne puisse pas empiéter sur ses compétences internationales. De façon assez ironique, ce sont les francophones qui tentèrent pour la première fois d’utiliser les instruments mis à leur disposition pour tenter de bloquer la signature d’un traité multilatéral d’importance…
La résistance d’un certain nombre d’assemblées au moment de la délégation de signature n’a pu être vaincue qu’après une concertation entre le gouvernement fédéral et les exécutifs des Communautés et Régions concernées. Celle-ci a abouti à l’adoption d’un « compromis à la belge » qui a pris la forme d’une « Déclaration du Royaume de Belgique relative aux conditions de pleins pouvoirs par l’État fédéral et les entités fédérées pour la signature du CETA » du 23 octobre 2016.
Celle-ci commence par rappeler que, conformément au droit constitutionnel belge, le processus de ratification du CETA par l’Union pourra échouer de manière permanente et définitive suite à l’échec d’une procédure d’assentiment par l’une (ou plusieurs) des assemblées parlementaires des Communautés et Régions (point 1). Elle précise ensuite que la Belgique s’engage à interroger la Cour de Justice de l’Union européenne sur la compatibilité du système de règlement des différends relatifs aux investissements mis en place dans le cadre du CETA (à l’heure actuelle, 7 mois après l’adoption de la Déclaration, cette question n’a toujours pas été posée). En cas de réponse négative de la Cour, le CETA devrait absolument être amendé sur ce point.
La Déclaration précise enfin que, sauf décision contraire de leurs Parlements respectifs, la Région wallonne, la Communauté française, la Communauté germanophone, la Commission communautaire francophone et la Région de Bruxelles capitale n’entendent pas ratifier (la déclaration commet ici une erreur, puisqu’il ne s’agit pas de « ratifier » mais de voter un décret d’assentiment) le CETA sur base du système de règlement des différends susmentionné tel qu’il existe à l’heure actuelle.
La procédure d’entrée en vigueur d’un accord international exige en effet qu’après sa signature, le traité repasse devant les parlements nationaux (et fassent l’objet d’un assentiment par ceux-ci) pour que les États puissent procéder à sa ratification, étape ultime et indispensable avant son entrée en vigueur.
Le CETA devra par conséquent immanquablement revenir devant les parlements fédérés belges. Or, la procédure de règlement des différends n’a pas (encore) fait l’objet d’un amendement. Si le gouvernement fédéral respecte l’engagement qu’il a pris dans la déclaration du 23 octobre 2016, il devrait poser une question à la Cour de Justice. Si celle-ci censure le Tribunal arbitral mis en place dans le CETA, des négociations devront immanquablement recommencer afin d’amender celui-ci. Il appartiendra alors aux parlements précités de juger de l’acceptabilité du nouveau mécanisme mis en place. Si, par contre, la cour devait valider le mécanisme, le vote des décrets d’assentiment risque d’être chahuté… Dans le respect de la déclaration faite, la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Région wallonne, la Région de Bruxelles-capitale et la Communauté germanophone devraient refuser de voter les décrets d’assentiment nécessaires, empêchant ainsi la Belgique de procéder à la ratification du CETA, et donc son entrée en vigueur… On imagine sans peine les pressions énormes qui s’exerceront sur ces parlements pour qu’ils reviennent sur leurs positions et acceptent malgré tout de voter en sa faveur. La non-participation de la Belgique à un accord qui ne concernerait que les (bientôt 26) autres États membres de l’Union est impensable, en raison des liens inextricables qui lient les États membres entre eux…
L’avenir nous dira ce qu’il adviendra du CETA. Il a, à tout le moins, démontré la capacité des entités fédérées belges, soutenues pas un mouvement important de citoyen, à peser sur l’adoption et l’entrée en vigueur de traités internationaux, même conclus au niveau européen. Restons vigilants.
Philippe Vincent
[1] C’est-à-dire l’élimination des formalités considérées inutiles qui ralentissent le passage des marchandises aux frontières.
[2] On parle en anglais d’ISDS: Investor-State Dispute Settlement (Règlement des différends investisseur/Etat).
[3] Ce qui, en Belgique, implique l’accord du gouvernement fédéral et des entités fédérées, dont certaines furent très réticentes à accorder la délégation de signature au fédéral.
[4] Pour la Belgique, cela impliquera l’adoption de normes d’assentiment par les parlements fédéral, régionaux et communautaires.
[5] L’expression ayant ici une signification similaire qu’au niveau européen, puisqu’elle concerne des traités impliquant à la fois des compétences de l’État fédéral et de Régions et/ou de Communautés.