- Belgique
- Analyses et études d'éducation permanente
Une analyse de Léa LOMBA, diplômée en Anthropologie de l’Université de Liège. Actuellement
étudiante à l’Université de Paris Cité en Anthropologie, Ethnologie et Violences de
genre.
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La médiatisation croissante de l’emprise conjugale aux côtés des violences conjugales en fait un véritable phénomène social contemporain. Pourtant, il est encore trop souvent interprété, à tort, comme un évènement isolé et anecdotique, ce qui entrave la compréhension des processus complexes qui permettent sa reproduction dans le temps.
Cet article explore comment l’emprise conjugale, en agissant comme un système social complexe, s’enracine dans notre société patriarcale, et mobilise pour ce faire l’ensemble de la société pour fonctionner : victimes, auteur·e·s, mais aussi citoyen·ne·s et institutions sociales.
De nos jours, nombreux sont les discours communs mobilisant l’expression « être sous emprise » pour décrire et expliquer diverses situations ou relations impliquant la dépendance psychologique et socio-affective d’un individu envers un manipulateur (ou un groupe manipulateur). Ainsi, cette notion est souvent invoquée dans les débats et le langage courant pour expliquer pourquoi de nombreuses femmes restent auprès de conjoint·e·s violent·e·s et est, à ce titre, considérée comme l’origine des violences perpétrées au sein du couple. Cette interconnexion entre « emprise » et « violences conjugales » était déjà évoquée en 2010 par l’Institut pour l’Égalité des femmes et des hommes1, qui érigeait la manipulation et l’emprise comme fondements de la violence psychologique. La Belgique occupe à ce titre une position pionnière en matière de lutte contre les violences conjugales de toutes sortes : ses ministères adoptent, dès 20062, une définition unique des violences conjugales et plus récemment, en juillet 20233, elle devient le premier pays européen à se doter d’une loi de lutte contre les féminicides. Malgré ces avancées notables contre les violences au sein du couple, y compris les violences qui les précèdent (violences sexuelles, psychologiques et contrôle coercitif), la notion même d’emprise demeure toujours absente de l’ensemble des mesures publiques et des législations du pays. A contrario, nos voisins français ont récemment intégré cette notion à leur Code pénal par le biais de la loi n°202-936 du 30 juillet 20204, destinée à protéger les victimes de violences conjugales. Bien qu’elle n’y soit pas explicitement définie, cette disposition habilite tout professionnel de la santé à alerter le procureur de la République en cas de violence mettant la vie de la victime en danger imminent et la rendant incapable de se protéger en raison de la contrainte morale exercée par son agresseur·e.
Par ailleurs, dans le langage courant, le terme souvent évoqué de « pervers narcissique » incarne peut-être le mieux l’idée de cet individu aux comportements manipulateurs et égoïstes, ayant une tendance marquée à exploiter celles et ceux qui l’entourent, au cœur de ce qu’on qualifie souvent de « relation toxique ». Ainsi, l’emprise, interprétée dans son sens commun comme une violence psychologique, un abus de pouvoir, de domination et de manipulation, semble émerger comme une nouvelle vague de sensibilisation au sujet des violences au sein de la société, à la suite des mouvements #MeToo5 (contre les violences sexuelles) et #MeTooInceste (contre l’inceste).
Sans négliger l’ampleur et l’omniprésence de ces expressions dans le langage courant, l’utilisation fréquente de ces expressions doit être examinée avec prudence, car elle peut parfois être précipitée et peu précautionneuse. En effet, l’emprise conjugale, loin d’être un événement isolé, persiste dans le temps et s’enracine dans des structures sociales et culturelles plus larges, ce qui justifie de la considérer comme une problématique sociale complexe. À l’instar des violences conjugales, elle ne trouve pas seulement son origine dans des actions individuelles, mais découle de dynamiques collectives et sociétales.
En s’appuyant sur les résultats d’une recherche anthropologique que j’ai menée en Belgique francophone de novembre 2022 à juin 2023, cet article vise à souligner l’importance et l’urgence de ne pas réduire l’emprise conjugale à un simple fait anecdotique et relationnel (fait divers), mais plutôt de le reconnaître comme un phénomène se produisant à une plus grande échelle dans la société (fait social), comme l’ont respectivement défendu Patrizia Romito (2006) pour les violences conjugales et Dorothée Dussy (2013) concernant l’inceste. L’objectif de cet article est de ce fait résolument politique : je soutiens que seule une compréhension approfondie et la plus complète possible du phénomène de l’emprise conjugale peut nous permettre d’espérer en dénouer un jour les mécanismes. Ainsi, comme l’a préconisé la psychologue sociale Patrizia Romito (2022) dans un article récent6, il est crucial de dépasser une approche individualiste et binaire centrée sur l’homme violent et la femme victime, pour privilégier une conception structurelle de ces rapports de domination.
Le système « emprise conjugale »
Dans cet article, il s’agit de considérer l’emprise conjugale, à l’instar de l’anthropologue belge Pascale Jamoulle dans un ouvrage novateur paru en 20217, comme un système qui traverse et mobilise l’ensemble de la société. Pour l’expliquer, Jamoulle soulignait, dès son introduction, que « la combinaison de tous les éléments, internes et externes, en interaction, fait émerger et fonctionner l’emprise [et qu’] appréhender sa complexité ne se résume [donc] pas à l’analyse de chaque partie isolée » (2021, p.5). Mon propre travail de recherche confirme ces analyses en soulignant le rôle crucial de l’emprise dans l’apprentissage et la perpétuation de schémas d’exploitation et de domination, en particulier ceux liés au genre. Ce fait met en évidence le profond enracinement de ce système dans notre société, souvent qualifiée de « patriarcale », c’est-à-dire où la masculinité est associée à la virilité, à la supériorité et à l’universalité.
Il nous apprend également, par les situations rencontrées, que la relation d’emprise ne constitue que l’un des aspects visibles de ce système, bien qu’elle soit la plus fréquente et la plus mentionnée. Il n’y a donc que peu de sens à l’isoler pour l’étudier séparément des autres composantes de cette domination, comme l’ont souvent suggéré les approches psychanalytiques et psychologiques. En effet, bien qu’elle présente des caractéristiques propres dans chacune de ses déclinaisons conjugales, l’emprise nécessite bien plus que la volonté du·de la partenaire qui exerce la domination et la soumission volontaire de celle oui celui sur qui elle s’exerce. L’omniprésence de l’emprise conjugale est assurée, entre autres, par la complicité tacite de l’environnement social des (ex-)partenaires ; le silence et l’aveuglement de la famille, des amis, mais aussi de la société – y compris vous et moi –, jouent à ce titre un rôle crucial dans la perpétuation de ce système.
Le corps social de l’emprise conjugale
Grammaire sociale
En tant que système, l’emprise conjugale ne repose pas uniquement sur la soumission consentie de la personne ciblée, mais requiert également l’implication de l’environnement social qui la nourrit. En réalité, elle prend forme à travers un ensemble de normes collectives – un « mode d’emploi » partagé que Dussy (2013) décrivait déjà comme une « grammaire sociale » dans son étude sur l’inceste – qui prédéfinit les schémas de domination, les rôles, les attentes et les comportements acceptables et favorables à l’emprise conjugale. Concrètement, cette grammaire se matérialise par l’aveuglement et le silence de l’entourage proche et moins proche de la victime, contribuant au maintien de la domination dans le temps. Cette injonction à l’« ordre de se taire » est une norme à laquelle nous avons toutes et tous – « empriseur·e », « emprisé·e », proches, collectivité – été socialisé·e·s, et à laquelle nous nous tenons par conformisme (Jamoulle, 2021) aux normes et croyances dominantes. Elle est en outre renforcée par une autre norme sociale puissante : celle voulant que divulguer des affaires privées en dehors du cercle familial est considéré commune une attitude grossière, et exprimer sa souffrance ainsi que celle de ses proches est jugé indécent (Dussy, 2013).
Dans un tel contexte, marqué par la crainte et l’hostilité, briser le silence en exprimant ses souffrances ou en reconnaissant celles d’un proche est perçu comme perturbateur pour l’« harmonie » sociale et familiale. Lors d’une entrevue, Sybille8 m’explique que son beau-père et sa mère ont refusé de l’héberger en urgence face au danger auquel l’exposaient les violences répétées de son conjoint. Son beau-père l’a accusée de ne pas assumer les conséquences d’être retournée avec lui après qu’elle se soit enfuie une première fois : « Quand je me suis présentée à leur porte avec mes affaires, mon beau-père a hurlé qu’il m’avait prévenue, qu’il recevait ses parents ce jour-là et qu’il n’avait pas le temps de s’occuper de mes problèmes. Mon fils était avec moi, je me suis effondrée ». En remettant en question l’intégrité morale de Sybille plutôt que de reconnaître les actes condamnables commis par son compagnon, le beau-père non seulement ignore la souffrance physique et psychique de sa belle-fille, mais il contribue également à la maintenir dans l’environnement qui l’assujettit, devenant ainsi complice non pas des actes de violence eux-mêmes, mais du système qui leur permet de se produire et de perdurer.
Ce schéma se produit également lorsque la responsabilité des crises conjugales est renvoyée à la victime par son·sa partenaire. Elle rend alors difficile la sortie du système dominant en entravant son élucidation à deux niveaux : la personne sous emprise ne parvient pas à s’identifier comme telle, et par conséquent son entourage ne peut incarner une figure secourable pouvant lui venir en aide. C’est le cas de Diane, qui, après avoir eu une crise émotionnelle (pleurs et cris) en public, est discréditée par son ex-compagne. Cette dernière se présente comme la véritable victime, en donnant aux témoins une vision inversée de la réalité qui vient de se dérouler sous leurs yeux : elle accuse Diane d’être l’instigatrice des tensions au sein du couple, et démontre son propos en l’accusant d’être « hystérique ». Cette qualification, que vous avez peut-être vous-même déjà entendue de par sa récurrence, relève d’une stratégie de dénigrement utilisée par les « empriseur·e·s » pour minimiser ou nier la réalité de la violence dont ils·elles sont en fait à l’origine (Hirigoyen, 1998). La publicisation d’une responsabilité erronée dans ces événements aggrave le climat déjà alarmant et stressant de la relation. Les victimes, injustement accusées, se trouvent incapables de se défendre ou de légitimement exprimer leurs plaintes. Ce processus mène souvent les proches à considérer ces moments de crise comme le résultat d’un conflit conjugal impliquant les deux partenaires, plutôt que de reconnaître la présence de comportements abusifs de l’un·e envers l’autre.
Être « pris » par sa société
Pour comprendre pleinement l’omniprésence de cet imaginaire collectif et son impact sur les capacités d’oppression et de défense des individus, il est nécessaire de prendre en compte la prégnance des contextes sociaux, économiques et historiques au sein de la société. Les constructions culturelles et sociales du concept d’amour propres aux sociétés occidentales modernes – tels que la représentation de l’amour ou la passion amoureuse – génèrent des attentes spécifiques élevées et irréalistes concernant les comportements des hommes et des femmes (Esteban Galarza, 2008). Dans une société patriarcale, l’apprentissage individuel et social des rôles de genre9 incite les femmes à donner davantage d’amour qu’elles n’en reçoivent, pour atteindre des idéaux d’amour et de passion à travers la dévotion et le sacrifice, tandis que les hommes sont souvent encouragés à rechercher l’indépendance et à s’accomplir par la puissance et le contrôle. C’est la répétition de ces comportements liés au genre – ce que la philosophe Judith Butler (1990) désigne comme la « performativité de genre » – et non au sexe biologique de la personne, qui conduit à l’asymétrie de pouvoir dans les relations entre les hommes et les femmes, avec pour corollaire le fait que ce sont majoritairement les premiers qui « emprisent » les secondes.
Finalement, la figure communément partagée de l’« empriseur » comme d’un pervers narcissique déviant contribue à l’invisibilité du système d’emprise, en nous empêchant de considérer qu’il puisse être le proche quotidiennement fréquenté et socialement intégré. Les actes des agresseur·e·s ne peuvent que rarement être associés aux registres du pulsionnel ou du pathologique ; en effet, les « empriseur·e·s » – tout comme les auteur·rice·s de violence conjugale – maîtrisent suffisamment leur domination ainsi que le risque qu’elle leur fait prendre, pour éviter d’être dénoncé·e·s et pour « sauver leur peau » (Dussy, 2013). Le cas d’Iris illustre parfaitement ce dernier postulat. Récemment, elle a été convoquée au commissariat de son quartier pour des faits de violences conjugales, passant ainsi pour l’agresseure dans une situation où elle était en réalité la victime. Son compagnon s’était en effet rendu lui-même à la police quelques semaines plus tôt, après une dispute où il avait laissé la jeune femme inconsciente et le crâne ouvert. Alors qu’elle était emmenée à l’hôpital, il en a profité pour faire constater des « coups et blessures » sur lui-même, qui étaient en fait des traces de défense de cette dernière. L’hypothèse selon laquelle le compagnon d’Iris aurait agi impulsivement est doublement rejetée : d’abord, il a manifestement calculé ses actions au moment des faits ; ensuite, il n’est jamais revenu sur sa déclaration initiale, ce qui renforce l’idée qu’il n’a pas cédé à des pulsions. On peut supposer que l’« empriseur·e » connaît et maîtrise pour cela les codes de sa société, sans quoi le système d’emprise ne pourrait ni s’installer, ni perdurer.
Associer l’« empriseur·e » à un individu marginal fait partie des mêmes dispositifs qui conduisent l’entourage, si la situation d’emprise fait toute de même l’objet d’une dénonciation, à condamner l’acte plutôt que son auteur. En effet, elle représente toujours la solution qui « coûte le moins cher » socialement à l’entourage, qui, tout comme la société, préfèrera souvent compter parmi ses membres un·e menteur·euse plutôt qu’un·e agresseur·e.
Ressources disponibles
La prise de conscience de la situation par les victimes d’emprise, bien qu’elle relève d’un processus complexe et incertain, dépend souvent de la reconnaissance et de la mise en mots des faits par un·e autre que soi, démontrant une fois de plus la place prépondérante qu’occupe l’environnement social dans ce système. Qu’il s’agisse d’un·e ami·e, d’un parent, d’une personnalité publique ou d’une ancienne victime à laquelle on s’identifie, l’importance accordée aux paroles de cet individu dans un contexte précis peut parfois conférer, à lui seul, les clés nécessaires à la personne sous emprise pour prendre conscience de son impensable situation, et découvrir l’existence d’un monde autre que celui du système oppressif, prêt à l’accueillir.
Néanmoins, la sortie du système d’emprise conjugale peut échouer ou ne pas aboutir complètement ; on constate en effet auprès de nombreuses victimes qu’il ne suffit pas de « vouloir » pour « pouvoir » sortir d’une relation violente et aliénante. Outre l’identification de leur propre victimisation, elles doivent constamment élaborer des stratégies de survie face aux abus, accompagnées de la crainte, aussi bien chez la victime que chez celles et ceux qui tentent de lui venir en aide, que leurs actions n’aggravent leur condition au lieu de les protéger. Il faut dire que la peur de représailles de la part de l’agresseur·e constitue l’une des raisons majeures pour lesquelles les victimes hésitent à porter plainte. Cela n’est guère surprenant lorsque l’on sait que l’ONU désigne « la « séparation d’avec le partenaire » comme une des causes principales des féminicides10. En réalité, la rupture renforce le continuum entre la peur de quitter un partenaire violent et les motivations de celui-ci à perpétrer des actes violents après la séparation, comme le souligne Patrizia Romito. Les réactions de l’« empriseur·e », désormais ex-conjoint·e, deviennent imprévisibles et renforcent cette dynamique. Certaines femmes, dont plusieurs mères, m’ont ainsi expliqué maîtriser la tournure des évènements au sein de la relation, et qu’y mettre un terme impliquerait pour elle de devoir faire face à un nouvel environnement dont elles anticiperaient avec plus de difficultés les formes nouvelles de violence. Face à ces divers constats, il n’est pas surprenant que certaines femmes affirment ne pas partir dans le but premier de se protéger. Il est même des moments où elles choisissent consciemment de s’exposer : puisqu’elles savent que les tensions aboutissent inévitablement à une explosion de la part de leur empriseur·e, qu’il s’agisse du·de la conjoint·e ou de l’ex-conjoint·e, elles accélèrent le processus pour choisir quand il est « préférable » qu’elle se produise. Ainsi, il arrive que certaines mères provoquent leur mari ou compagnon pour décider quand subir ces coups inévitables, lorsque les enfants sont couchés, par exemple. Ces observations soulignent que les personnes en situation d’emprise conjugale ne sont pas passives, mais qu’elles déploient des efforts considérables pour résister à la violence et regagner du pouvoir et de l’autonomie, y compris au cœur de la relation conjugale dominante. Elles remettent finalement en question une idée préconçue persistante : celle selon laquelle il suffirait à la personne en situation d’emprise de mettre fin à sa relation conjugale pour s’affranchir du système aliénant.
Manquements sécuritaires et protecteurs
Malgré des mesures récentes et opérantes concernant la protection des victimes conjugales, notamment par le vote à l’unanimité de la loi « Stop féminicide » faisant de la Belgique le premier pays européen à adopter une législation pour lutter contre les violences de genre11, notre système judiciaire et politique est encore loin de remplir complètement ses objectifs d’intervention et de protection auprès des victimes. Le système belge, en raison de sa vision et de sa manière de concevoir la sexualité, les individus et la famille, continue d’être fortement influencé par une perspective patriarcale. Cela signifie qu’il crée un déséquilibre en favorisant de manière systématique les attitudes ou les perspectives masculines – elles-mêmes dominées par les normes et les valeurs liées à la virilité –, dont celles de l’agresseur, au détriment des femmes ou d’autres genres. Cette situation conduit à faire pencher la balance en la faveur de l’« empriseur·e », peu importe la gravité de l’acte commis, et à nuire aux victimes d’emprise conjugale.
Une tendance des politiques publiques consiste à adopter une approche quantitative, axée sur des objectifs numériques, comme le nombre de lits disponibles dans les hébergements d’urgence et le budget alloué par occupant·e. Cette orientation, que je décris comme une « politique du chiffre », exerce des pressions sur les femmes hébergées, en les confrontant à une réalité où leur présence semble être davantage intégrée dans une logique budgétaire que dans un cadre où elles seraient reconnues comme des individus en besoin de sécurité et de protection. Par ailleurs, plusieurs des femmes ayant été hébergées m’ont parlé du soutien qui leur était offert, souvent présenté comme une « faveur », donnant ainsi l’impression que l’assistance publique est une forme de charité plutôt qu’un devoir de sécurité envers les victimes. Ces aides ne semblent donc pas échapper à la vision propre aux systèmes économiques libéraux modernes, notamment dans le contexte capitaliste, qui privilégient des interventions basées sur des résultats quantitatifs plutôt que sur la qualité du travail accompli et les objectifs qualitatifs visés.
Par ailleurs, bien que la loi belge condamne toute atteinte physique ou psychique à l’intégrité du·de la conjoint·e, la réalité présente encore un grand écart entre les discours légaux et les pratiques judiciaires. Pour le comprendre, il faut avoir conscience qu’à l’instar des directives politiques, les procédures judiciaires ne sont pas exemptes des normes de la société dont elles émanent, et qu’elles favorisent donc la reproduction de l’ordre social dominant patriarcal. Chaque acte de violence, et le procès qui en découle, sont ainsi traités de manière isolée, sans être reliés aux incidents précédents, ce qui a pour conséquence de ne pas prendre en compte les circonstances aggravantes dans chaque nouveau jugement, et de rendre inefficace la probation autonome. Les victimes d’emprise doivent donc, lors des procès qu’elles intentent, faire face à une nouvelle forme de dépendance : celle de l’élasticité du temps en fonction de la volonté de leur agresseur·e, qui accélère ou ralentit les procédures selon ses intérêts. Les annulations de procès la veille des audiences sont ainsi monnaie courante dans les stratégies de manipulation du temps mises en œuvre par l’empriseur·e.
Il est important de noter que l’analyse ci-dessus n’a pas pour intention de critiquer normativement les institutions, les lieux ou les personnes qui en constituent l’organisation, mais bien de mettre au jour les limites et manquements des mécanismes de gouvernance et de pouvoir qui façonnent la société dans laquelle ces institutions s’inscrivent et dont elles sont le reflet. Dans le cadre de l’emprise conjugale, elle nous offre l’opportunité de saisir comment le système socio-culturel influence directement les parcours de vie individuels, en entravant notamment le démantèlement de ces schémas de domination et en ne proposant pas des interventions institutionnelles qui garantissent pleinement une protection effective des victimes dans la durée.
L’emprise conjugale, une mésaventure féminine?
Le recours à l’écriture inclusive pour la rédaction de cet article n’est pas fortuit, mais est délibéré et motivé politiquement : bien que je rejoigne et défende le point de vue de l’ensemble des études démontrant que les femmes en tant que groupe marginalisé sont majoritairement les victimes de violence conjugale, et que l’emprise ne fait pas exception à ces constats, la recherche que j’ai menée révèle que le sexe biologique ne constitue pas l’unique fondement des rapports asymétriques entre les (ex-)conjoint·e·s. Ainsi, les situations que j’ai observées sur le terrain, puis analysées, ne permettent pas d’affirmer qu’une femme est nécessairement « emprisée » par un homme, ou encore qu’une femme n’« emprise » un homme dans aucun des cas. En effet, la révélation de violences conjugales subies par certains hommes montre que ce schéma, loin d’être isolé, est également sous-estimé. Cette invisibilisation trouve notamment son origine du même apprentissage individuel et social énoncé plus haut, qui veut que les hommes victimes de leur partenaire gardent le silence parce qu’un homme, « ça ne se plaint pas ». Elle est également renforcée par l’imaginaire collectif patriarcal où le schéma de l’homme agresseur et de la femme victime est le seul envisageable, la croyance commune ne concevant pas qu’une femme puisse dominer, et qu’un homme puisse être dominé. Ces discours, encore largement répandus et entretenus par l’ensemble de la société, ont pour conséquence majeure d’entraver la reconnaissance des hommes, issus de couples hétérosexuels ou homosexuels, et les femmes, issues de couples homosexuels en tant que victimes d’emprise.
En ce qui concerne la question centrale du genre, ma démarche part du principe suivant : pour appréhender pleinement le phénomène de l’emprise, il est nécessaire de ne pas se concentrer uniquement sur le sexe des personnes impliquées dans la relation conjugale (bien que ce soit un aspect non négligeable), mais plutôt de reconnaître que les hommes et les femmes, à l’intérieur comme à l’extérieur de cette relation, contribuent à instaurer et maintenir une structure patriarcale où les hommes détiennent davantage de droits et de pouvoir. Dans cette optique, il devient urgent, pour chacun d’entre nous, de remettre en question l’écart entre les discours théoriques et les pratiques effectives, afin de progressivement dépasser les obstacles qui entravent la reconnaissance et la prise en charge des victimes et permettent à la dynamique de l’emprise conjugale de perdurer.
Des moyens d’actions
Dans cet article, j’ai cherché à rendre visibles les réalités de l’emprise conjugale afin de témoigner de la prédominance d’un système de domination souvent mal compris et sous-estimé dans notre société. Mon objectif principal était de sensibiliser au fait que nous ne sommes pas extérieur·e·s à la société patriarcale dans laquelle l’emprise opère et se perpétue, et que nous avons tous et toutes, de ce point de vue, une responsabilité à porter. Toutefois, reconnaître cette implication ne doit en aucun cas signifier une acceptation résignée ; au contraire, rendre possible le système d’emprise conjugale implique également de posséder, dans une certaine mesure, les moyens de le démanteler.
Dans cette optique, ce texte ne se contente pas de décrire minutieusement ce système, pas plus qu’il ne vise à en dénoncer et en critiquer chacun des aspects. Tout en reconnaissant nos limites d’action, freinées par les institutions et les structures sociales patriarcales dans lesquelles nous vivons, je propose des pistes d’actions12 à l’échelle individuelle pour venir en aide aux personnes victimes d’emprise. Ces suggestions, loin de constituer un remède miracle au renversement de la société patriarcale, incarnent des pistes d’attitudes à adopter face à la révélation de comportements abusifs et oppressifs dans le contexte conjugal, ou lorsqu’on identifie des signes qui laissent penser à cette situation (isolement, changement de comportements, automutilations ou comportements autodestructeurs, instabilité émotionnelle, troubles psychiques, troubles relationnels, minimisation de certains faits, système familial instable13).
Contrecarrer la stratégie des agresseurs
Pour contrer les mécanismes d’emprise utilisés par l’agresseur·e envers sa victime, il est essentiel d’opérer dans une direction diamétralement opposée. L’un des premiers impératifs consiste à briser l’isolement de la victime, en l’aidant à repérer autour d’elle qui peut l’aider et la soutenir. Dans les cas d’emprise conjugale, les victimes ont souvent perdu une part de leur subjectivité au profit de celle de leur agresseur·e ; dépersonnalisées, elles en viennent à confondre leurs propres besoins et aspirations avec ceux des autres, qu’elles intègrent comme étant les leurs. Il est donc primordial d’encourager les initiatives de la victime afin qu’elle puisse retrouver un pouvoir de décision autonome et une confiance dans les actes qu’elle pose. Les atteintes à l’estime de soi et l’autodépréciation, conséquences des humiliations, dévalorisations et culpabilisations infligées par l’(ex-)partenaire, doivent être réduites au maximum ; pour ce faire, il faut inverser le mécanisme de la honte et de la culpabilité pour les attribuer pleinement à l’auteur·e des actes de violence. Haut du formulaire
Enfin, il s’agit peut-être du point le plus délicat, mais il est indispensable de ne pas assurer l’impunité d’un·e « empriseur·e », même s’il s’agit d’un proche. Il est impératif de reconnaître la gravité des faits, de refuser une approche fataliste, d’affronter les personnes dominantes dans la mesure du possible. Il est primordial de ne pas devenir soi-même un·e allié·e de ces dernières en se pliant à la dynamique sociale qu’elles cherchent à imposer et qui joue en leur faveur. Soutenir sans faille la victime, y compris dans des situations autres que le contexte conjugal, peut s’avérer efficace pour ébranler et discréditer l’autorité et l’influence de la personne qui exerce l’emprise. De ce fait, prendre position revient à avoir à l’esprit que la vérité est celle exprimée par la victime, ses propres images, mots et sensations, peu importe la réalité factuelle. Tout comme dans d’autres situations d’abus et de violence telles que l’inceste et les agressions sexuelles, ce qui compte avant tout est d’écouter la parole de la victime et de la croire.
Rappeler la loi
Le recours à la loi par la parole est nécessaire, que ce soit pour informer la victime de ses droits ou pour résister soi-même à l’emprise. Il faut se positionner du côté de la loi qui interdit, protège et réprime, pour fonder son raisonnement.
Face à la distorsion de la réalité que peut subir la personne sous emprise, en perte de repères sociaux et relationnels, il est essentiel de rappeler les définitions légales de certains actes. Ces rappels par la désignation et la définition revêtent une importance particulière en ce qu’ils permettent aux victimes de distinguer les registres de la violence de ceux de l’amour, de la protection, de l’affection, de la dévotion, du fantasme, du devoir ou de l’obligation conjugal(e). Ainsi, un viol se définit par « tout acte de pénétration sexuelle de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui, par violence, contrainte, menace ou surprise, est un viol »14, tandis qu’une agression sexuelle « toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise ». L’énonciation de ces définitions peut parfois aider les victimes à prendre conscience que des situations qu’elles acceptaient au nom du cadre conjugal relèvent en réalité de la violence, portent atteinte à leur intégrité individuelle, et sont donc du registre de l’intolérable.
Orienter
Un ensemble de réseaux, tant au niveau national que local, est déployé pour venir en aide aux victimes de violences conjugales, quelles que soient leur nature. Connaître ces dispositifs de protection et pouvoir les faire connaître, conformément à la situation ou la demande de la victime, s’avère bénéfique à l’établissement d’un processus d’orientation individualisé. Il est aussi important de s’associer à cette démarche, et ainsi de demeurer un repère dans l’aiguillage du projet de sortie de l’environnement aliénant. Rediriger ne signifie pas, à ce titre, se désengager, surtout lorsqu’on sait que les violences peuvent s’intensifier une fois la décision d’un départ du couple établie.
Notes :
1 Source : Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes, https://igvm-iefh.belgium.be/sites/default/files/downloads/41%20-%20Dark%20number_FR.pdf
2 Source : Institut pour l’Egalité des Femmes et des Hommes, Violence entre partenaires | Institut pour l’égalité des femmes et des hommes (belgium.be)
3 Source : www.belgium.be, Loi « Stop Féminicide », https://igvm-iefh.belgium.be/fr/actualite/loi_stop_feminicide
4 Source : Journal Officiel de la République Française, https://www.legifrance.gouv.fr/download/pdf?id=shLVial2GFAvXVHYawAie63PzXyh2U2x_naRfEud_Wg=
5 Pour rappel, le mouvement #MeToo est « un mouvement social encourageant la prise de parole des femmes, dans le but de faire savoir que le viol et les agressions sexuelles sont plus courants que ce qui est souvent supposé, et de permettre aux victimes de s’exprimer sur le sujet. Il est parfois présenté comme ayant débuté en 2007, mais n’est particulièrement connu que depuis octobre 2017 à la suite de l’affaire Weinstein ». Il est suivi par certaines déclinaisons en fonction du type de violence dont il est question. Le hashtag #MeTooInceste émerge ainsi à la suite du livre La familia Grande de Camille Kouchner en 2021 pour dénoncer les abus perpétrés sur les enfants dans la sphère familiale. Source : https://en.wikipedia.org/wiki/Gender_role#cite_note-2.
6 Cf. Patrizia Romito in Christelle Taraud, 2022.
7 Cf. Pascale Jamoulle Je n’existais plus. Le monde de l’emprise et de la déprise.
8 L’ensemble des pseudonymes de ce texte ont été changés pour garantir au maximum la confidentialité et l’anonymat des interlocuteur·rice·s.
9 La notion de « rôle de genre » est introduite initialement en 1955 par le sexologues John Money qui souligne la nécessité de séparer clairement le sexe, déterminé biologiquement, du genre, qui concerne l’expérience personnelle et contextuelle d’être un homme ou une femme. Plus tard, elle est définie dans les sciences sociales comme étant culturellement spécifique, c’est-à-dire comme ensemble de normes sociétales dictant les types de comportements qui sont généralement considérés comme acceptables, appropriés ou souhaitables pour une personne en fonction de son sexe réel ou perçu (Lindsey, 2015).
10 La « séparation d’avec le partenaire » figure parmi les raisons principales du passage à l’acte. Source : ONU, https://iris.who.int/bitstream/handle/10665/86253/WHO_RHR_12.38_fre.pdf;jsessionid=44F13DB97F874208%202574D6B58329E836?sequence=1
11 Source : www.belgium.be, Loi « Stop Féminicide », https://igvm-iefh.belgium.be/fr/actualite/loi_stop_feminicide
12 Nombreuses de ces pistes ont été formulées par l’association féministe Ostara à Annecy (France). J’ai relevé et adapté celles qui faisaient écho à ma recherche menée sur la problématique de l’emprise conjugale. https://www.ostara-association.org/
13 Liste non exhaustive.
14 Article 222-23 du Code Pénal français, version en vigueur depuis le 23 avril 2021. Source : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000043409305.
Bibliographie :
Littérature scientifique
Butler, J. (1990). Gender trouble: Feminism and the subversion of identity. New York: Routledge
Dussy, D. (2013). Le berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste, livre 1. Marseille, La Discussion.
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Sources internet
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https://www.ostara-association.org/
https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000043409305
Annexes :
Cadre pour le concept de patriarcat
Qu’est-ce que le patriarcat ?
Le terme « patriarcat » évoque littéralement la « domination du père » et désigne le système de subordination des femmes qui consacre la domination du père sur les membres de la famille et, par extension, la domination des hommes sur les femmes. Cependant, dans le cadre de mon article et le contexte de mon étude, cette définition apparaît comme trop restrictive. En effet, mes recherches de terrain démontrent que le sens de « patriarcat » fait davantage référence à la notion de « masculinité hégémonique », c’est-à-dire le modèle dominant des comportements et des attitudes associés à la masculinité dans une société à un moment donné. Cela m’amène à considérer le patriarcat comme un système complexe qui, tout en favorisant structurellement les hommes, génère des effets variés et parfois ambivalents chez les individus des deux sexes. Dans le cadre de l’emprise conjugale, cette vision souligne que le patriarcat ne se limite pas toujours à une domination masculine sur les femmes, mais peut être également perpétré, bien que moins fréquemment, par des femmes ou dans des relations homosexuelles.
Biographie
Léa Lomba, diplômée en Anthropologie de l’Université de Liège. Actuellement étudiante à l’Université de Paris Cité en Anthropologie, Ethnologie et Violences de genre.
Illustrations
Source : https://www.philippebilger.com/blog/2023/01/lemprise-une-tarte-%C3%A0-la-cr%C3%A8me-.html
Source : https://www.fabienne-vial.fr/pour-mieux-comprendre/articles/notion-d-emprise-psychologique