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publié par UniverSud en Janvier 2017
La situation de la démocratie dans le monde est difficile à évaluer. Sur le plan factuel, on peut penser que la démocratie recule plutôt : non seulement les régimes de nature dictatoriale sont légions mais en outre, dans les régimes démocratiques, le désaveu des pouvoirs institués ne cesse de croître. En même, temps, il est frappant de constater que la « démocratie » comme idéal normatif, en tous les cas, pour le moment, n’a plus guère de véritable concurrent idéologique dans le monde. La quasi-totalité du personnel politique mondial se réclame de la démocratie : de François Hollande à Donald Trump, d’Alexis Tsipras à Poutine, de Paul Kagame au Rwanda à Nursultan Nazarbaïev au Kazakhstan, pratiquement tous les dirigeants politiques du monde prétendent agir « au nom de la démocratie ».
Il devient alors logique de se demander quel contenu peut encore avoir un terme qui permet de légitimer les situations et les pratiques les plus opposées. On peut tenter de clarifier un minimum les choses en décomposant le concept en différentes dimensions. On a choisi d’en isoler six, qui nous paraissent centrales. Même très schématique, ce travail de clarification nous aide à savoir ce qui nous importe vraiment dans la démocratie et à cesser d’utiliser le mot comme une sorte de « mantra ».
La dimension libérale de la démocratie : les droits de l’homme et les libertés fondamentales.
Dans nos sociétés, le respect des libertés fondamentales est souvent perçu comme la définition même de la démocratie. Ainsi, l’expression « nous sommes en démocratie » pointe souvent vers les limites de ce que l’autorité politique a le droit d’imposer ou d’interdire. Les pouvoirs politiques, même élus, n’ont pas tous les droits. Ils ne peuvent limiter excessivement les libertés individuelles des citoyens. En clair, la dimension libérale de la démocratie est celle qui protège les minorités (et les citoyens individuels en général) contre les excès d’une volonté politique majoritaire.
Les débats autour du port du foulard islamique par les musulmanes en sont un bon exemple : n’est-ce pas une liberté fondamentale de s’habiller comme on veut ? Ou bien la volonté majoritaire de voir restreindre cette liberté peut-elle s’imposer aux individus et dans ce cas, quels arguments sont acceptables et lesquels ne le sont pas ?
Même les libertés dont l’usage est le plus nécessaire à la vie, la liberté d’aller et venir, le droit à un procès équitable, le droit à l’intégrité physique peuvent être remis en cause pour des impératifs de sécurité dans des pays que nous jugeons « démocratiques » (songeons simplement à Guantanamo ou au « Patriot Act » aux Etats-Unis, à l’état d’urgence en France).
La protection d’un certain nombre de droits individuels est souvent considérée comme fondamentale dans les sociétés riches où nous vivons, même si ce n’est clairement qu’une des dimensions de la démocratie. A l’aune de ce critère, il n’existe pas de démocratie « idéale » mais seulement des degrés très variables d’une société à l’autre. Il reste utile de pouvoir opposer globalement les « démocraties » aux « dictatures » mais à condition de garder à l’esprit qu’il s’agit d’une simplification assez grossière.
La dimension représentative de la démocratie : l’alternance.
L’économiste allemand Joseph Schumpeter définissait, lui, la démocratie comme la « libre compétition des élites pour le pouvoir ».
La possibilité de « sortir » les gouvernants devenus impopulaires, sans pour cela avoir besoin de la violence, est certainement une dimension fondamentale d’un régime démocratique. Sans alternance, il n’y a pas de possibilité pour les gouvernés d’exprimer leurs aspirations ou leurs insatisfactions et cela suffit pour qu’on ne puisse plus parler de démocratie.
Mais cette définition reste elle aussi assez insatisfaisante. Comme l’a bien expliqué Bernard Manin, le régime représentatif donne aux gouvernés le pouvoir de sanctionner ceux qui l’ont déçu, ou qui ont trahi leur programme, mais il ne leur donne pas le pouvoir de promouvoir eux-mêmes un programme. Ils n’ont le choix qu’entre des personnes, pas entre des politiques. Le régime représentatif ne conçoit en effet pas le « mandat impératif » : on n’élit pas les mandataires « sous condition ». On ne peut non plus, sauf exception, les démettre en cours de mandat. Le véritable pouvoir des gouvernés s’exerce donc seulement ex post : ils ont le pouvoir de ne pas réélire les gouvernants sortants aux élections suivantes.
Ce pouvoir est important, mais il est aussi frustrant : après avoir « sorti les sortants », quelle garantie les gouvernés ont-ils de ne pas voir leur remplaçants se comporter de la même façon ? Ce paradoxe (le véritable pouvoir des électeurs est un pouvoir de sanction, pas un pouvoir de proposition) contribue sûrement au « désamour » à l’égard des gouvernants qui s’observe dans toutes les sociétés que nous considérons comme démocratiques. Le « carrousel » qui voit les gagnants d’une élection perdre presque chaque fois la suivante traduit cette frustration constante des gouvernés qui ont l’impression de toujours être « trahis ». Cela ne rend pas cette alternance moins indispensable, mais cela traduit bien le fait qu’elle ne constitue qu’une des dimensions de ce que nous entendons par « démocratie ».
La dimension collective de la démocratie : le choix social.
La dimension collective de la démocratie n’est pas celle à laquelle on pense spontanément dans notre culture profondément teintée d’individualisme. Elle est pourtant essentielle : elle est celle qui permet d’exprimer les aspirations d’un groupe ou d’un territoire.
Ainsi, la majorité des Wallons par exemple, pourraient souhaiter échanger un peu moins d’embouteillages contre un usage plus étendu des transports en commun, à condition que ceux-ci desservent mieux et plus souvent l’ensemble du territoire. Mais ce choix démocratique n’est absolument pas accessible aux individus pour l’automobiliste individuel, le réseau de transports est une donnée et il doit faire avec. C’est ensemble, seulement, que les utilisateurs des transports collectifs peuvent décider s’ils préfèrent moins d’automobile et plus de trains ou l’inverse. C’est ce qui amène quelqu’un comme Benjamin Barber à définir la démocratie essentiellement en termes de préférences collectives : « La souveraineté des Etats démocratiques n’est rien d’autre que la souveraineté des citoyens à même de faire des choix collectifs conscients régulant les conséquences involontaires de leurs comportements comme individus privés et comme consommateurs »[1].
On comprend bien pourquoi cette dimension de la démocratie est celle qui est la plus malmenée par la globalisation : pour prendre une décision collective de ce type-là, il faut pouvoir réguler l’ensemble des flux (de marchandises, de personnes, d’argent, d’informations…) Si la majorité des Wallons souhaitent que la Région favorise un mode de transport plutôt qu’un autre, ou qu’elle accorde un soutien privilégié à des productions locales, cette volonté s’opposera à de multiples clauses de libre concurrence, à l’échelle européenne ou en raison des traités internationaux, qui font que les Wallons n’ont plus que très partiellement la main sur les choix collectifs que la Wallonie peut faire en tant que communauté politique. Une grande partie de notre vie quotidienne dépend non de nos choix individuels mais de ces choix sociaux, ou si l’on veut des « préférences collectives » que l’ensemble des Wallons manifeste (quelle politique de santé, de transport, de mise à l’emploi, d’infrastructures, etc…).
Les politiques globales de dérégulation, en limitant (parfois en annihilant) les possibilités pour les collectivités territoriales (Etats, régions, communes…) d’exprimer des préférences collectives, est probablement la source majeure de frustrations liée au fonctionnement actuel des Etats démocratiques.
La dimension « agonistique » de la démocratie : le conflit et le débat.
L’expression « démocratie agonistique » souligne l’importance du conflit en démocratie. Le conflit constitue en soi une force créatrice, parce qu’il constitue une des manières « naturelles » pour les êtres humains d’entrer en contact et de se découvrir[2]. Il est consubstantiel à l’idée même de démocratie : « l’accord naturel des consciences », le consensus permanent ne peut exister que dans une forme de société totalitaire. La démocratie ne vise donc pas à « éradiquer » le conflit mais à établir un cadre pour le réguler sans recours à la violence.
Le débat public est probablement l’élément central de ce cadre : la qualité d’une démocratie dépend fondamentalement de la qualité du débat public qui s’y déroule. De ce point de vue, les sociétés contemporaines présentent un visage ambigu. D’une part l’élévation du niveau d’éducation et la multiplicité des sources d’information ont permis la constitution d’un débat public qui est localement de haute qualité. Il existe de multiples « niches » dans nos sociétés où des citoyens semi-experts débattent intelligemment de problèmes complexes, mais ces niches sont déconnectées les unes des autres et elles sont polluées par une masse d’informations parasites ou règnent la « com. » et le « buzz » (pour faire très simple) qui constituent comme une sorte de « bruit de fond » permanent.
Ce bruit de fond empêche le débat public de s’organiser autour d’alternatives globales politiquement structurantes. L’impression générales est celle d’une grande confusion, d’où émergent les positions protestataires, parfois progressistes, mais de plus en plus souvent réactionnaires (au sens étymologique d’un désir de retour à l’ordre ancien, la plupart du temps fantasmé).
Cette difficulté, dans nos sociétés, à transformer les protestations en propositions politiques est certainement l’une des sources de discrédit de l’institution démocratique en général.
La dimension populaire de la démocratie : la participation.
En raison de la dimension représentative de nos démocraties, lorsqu’un débat structuré existe et que les conditions d’un choix collectif informé se dégagent, le moment décisionnel appartient toujours aux représentants du peuple et jamais à la population elle-même. On est donc à l’opposé de la formulation d’Abraham Lincoln : « le pouvoir du peuple par le peuple, pour le peuple ». Dans une démocratie représentative, la population ne décide pas des solutions politiques à apporter à une question, elle ne peut que décider qui va décider.
Cette situation s’explique largement par ce qu’on pourrait appeler, sans aucun cynisme, la « peur du peuple ». La démocratie directe suscite la méfiance parce qu’elle favorise les solutions extrêmes et rend difficile les compromis, ce qui peut ouvrir la porte à la sortie pure et simple de la démocratie elle-même.
Il reste que la possibilité pour les populations de participer directement –dans des contextes à définir– au choix de la solution et non seulement à l’élection des décideurs, constitue certainement une des façons de redonner du crédit à la démocratie. Elle clarifie les options, met les populations devant leur responsabilité et surtout, leur redonne une forme de prise directe sur leur avenir, même si c’est dans des circonstances spécifiques. Le référendum d’initiative populaire, dans un cadre bien précis, mais avec vocation décisionnelle constitue sans doute un des remèdes à la « fatigue démocratique ».
La dimension affective de la démocratie : la solidarité.
Dans un aussi court texte, il est difficile d’aborder cet immense sujet qu’est la solidarité. Elle n’est généralement pas traitée comme une dimension de la démocratie et pourtant c’en est une : il est difficile de s’intéresser à la décision démocratique si on ne partage une forme de « sentiment de communauté » avec ses concitoyens.
On traite souvent la solidarité soit comme une forme de communauté d’intérêts, soit comme une forme de communauté affective et morale. Dans la première perspective, on pourrait dire que « nous devons ramer tous ensemble parce que nous sommes dans le même bateau et que nous mourrons tous si l’un d’entre nous veut passer son tour ». La seconde perspective s’exprime plutôt sur le mode de l’altruisme : « parce que j’aime mes compagnons je suis prêt à sauter du bateau si cela peut les aider à survivre ». On voudrait défendre ici que la solidarité ne peut se comprendre que dans l’articulation de ces deux dimensions.
Si on conçoit la solidarité exclusivement sur le plan de l’intérêt matériel commun, alors elle est très vulnérable à la logique de la défection individuelle (le passager clandestin) : si je sais qu’en « resquillant » pour mon ticket de bus, cela n’empêchera pas le bus de rouler, alors je suis très tenté de ne pas payer. Mais comme tous les passagers sont susceptibles de penser comme moi, alors en resquillant chacun dans notre coin, nous finirions par mettre la compagnie de bus en faillite.
Mais si on conçoit la solidarité exclusivement sur le plan du lien affectif avec les autres, alors il est très difficile de ne pas laisser parler les différences d’intérêt. Je dois avoir un lien affectif très fort (ou une conscience morale hyper-développée) pour aider quelqu’un avec qui je n’ai pas d’intérêt matériel commun. C’est pourquoi la solidarité est si difficile à l’égard de ceux dont je ne peux rien attendre en retour.
La définition proposée ici de la solidarité (impossible à justifier dans un cadre aussi court) a évidemment des implications : si on peut garder en ligne de mire l’idée, un jour, d’une forme mondiale de démocratie, à l’échelle d’une vie humaine, la démocratie ne peut s’incarner que dans des communautés politiques au sein de laquelle la solidarité est envisageable.
Conclusion : la démocratie et puis quoi ?
On a souhaité sortir ici des poncifs qui jalonnent souvent le discours sur la démocratie. Montrer qu’il s’agit d’une notion multidimensionnelle nous aide à mieux cerner pourquoi nous y tenons et jusqu’où nous y tenons. Cela nous invite aussi, lorsque nous vantons, « nos » démocraties à une forme de modestie lucide.
Marc Jacquemain
Chargé de cours à la faculté des sciences sociales de l’Ulg
[1] Barber, B. Djihad VS Mc Word, Paris, Desclée de Brouwer, 1996.
[2] Voir le passionnant petit classique de Lewis Coser : The Functions of social Conflict, Free Press, 1956