Lire pour se souvenir. L’esclavage, un passé refoulé

Lire pour se souvenir. L’esclavage, un passé refoulé
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Synopsis

L’esclavage a marqué le monde durant quatre siècles et laisse aujourd’hui encore des traces dans les perceptions et les rapports des descendants des maitres et des esclaves. Pourtant cette histoire est invisibilisée, les témoignages de ces esclaves, leurs points de vue sur cette période est pour ainsi dire inexistants. Emerge depuis les années 90 une nouvelle littérature faite de témoignages fictifs de la vie des esclaves qui réhabilitent aujourd’hui la mémoire des esclaves, leur histoire, leur humanité nous interpelant sur ce pan de notre histoire et nous tançant à lutter contre toutes les formes d’esclavages modernes.


Publié par UniverSud – Liège en novembre 2018

Imaginez… Le jour se lève. Vous vous levez et, le ventre presque vide, vous partez travailler dans les champs. Pas parce que vous êtes paysan, non. Parce que vous êtes esclave. Votre journée est rythmée par le soleil brûlant, la canne à sucre à découper, la morsure du fouet des contremaîtres. Par moment, un cri retentit. Sans doute encore un homme battu, une femme violée, un enfant frappé. À force, vous n’y faites plus attention. Ici, l’homme blanc est Dieu. Vous, vous êtes noir et condamné à l’enfer. Votre famille, si vous avez la chance de la connaître, vit comme vous. Au jour le jour. Encaissant les coups physiques et mentaux. Essayant de garder espoir. Car l’espoir se perd si vite quand on sait que la souffrance n’a pas de fin. Quand on sait que la liberté ne viendra jamais.

L’esclavage en quelques mots

Durant quatre siècles, l’esclavage, ce système social dans lequel des hommes et des femmes en possèdent et exploitent d’autres, était la norme dans les Caraïbes et en Amérique. Mis en place par les Européens tirant d’énormes richesses de l’exploitation humaine dans des îles lointaines, l’esclavage a concerné le monde entier. Alors que cette époque nous paraît lointaine, il est intéressant de se rappeler que l’esclavage n’a été aboli qu’en 1832 en Jamaïque −soit un an après la création de notre État Belge− et au Brésil en 1888. Les richesses générées par l’esclavage ont permis la fondation de villes telles que Liverpool par des marchands d’esclaves, ainsi que directement financé la Révolution Industrielle en Europe. La déportation massive d’Africains et d’Africaines a eu une telle ampleur qu’elle est aussi appelée l’Holocauste noir et est considérée comme la première déportation, exploitation et exécution massive arbitraire à grande échelle dans l’histoire.

Basé sur la déportation et l’exploitation d’hommes, femmes et enfants africains, l’esclavage a graduellement mené à la création d’une société à part entière basée sur le commerce triangulaire. Ce triangle imaginaire représente la trajectoire des navires commerciaux partant d’Europe chargés de babioles en destination de l’Afrique, où ils échangeaient leur cargaison contre des captifs et captives africains. Ceux-ci étaient acheminés jusqu’en Amérique et dans les Caraïbes, où ils produisaient des matières telles que le sucre et le coton, qui étaient enfin ramenées en Europe pour être vendues et créer des richesses.

Au fil du temps, les plantations possédant des esclaves sont devenues des microsociétés à part entière. Les enfants nés sur les plantations, n’ayant jamais connu d’autre réalité, naissaient, (sur)vivaient et mouraient dans la privation de liberté. Un ordre social strict se mit en place selon les tâches attribuées à chacun·e, ainsi que selon la couleur de peau. Dans cette hiérarchie, les plus avantagés étaient les blancs, qui, de par leur couleur, jouissaient automatiquement d’une liberté totale à tous niveaux. Venaient ensuite les métis, souvent les enfants illégitimes des maîtres de la plantation  et assignés aux tâches les moins pénibles. En bas de l’échelle, les noirs assument les éreintants travaux des champs dans des conditions sanitaires souvent déplorables. À la fin de l’esclavage, on dénombrait en Jamaïque 33 esclaves noirs ou métis pour un seul blanc.

L’homme blanc ou le pouvoir de l’édulcorant

Cependant, alors qu’ils étaient majoritaires, on ne sait que très peu de choses sur la vie de ces esclaves. L’histoire, en effet, n’a pas été écrite par eux, mais bien par leurs maîtres. Racontant leur point de vue d’hommes libres et blancs – les femmes n’ayant pour la plupart pas voix au chapitre−, les maîtres ne dévoilent qu’une vision tronquée de l’esclavage. Leur vision, fortement influencée par leurs intérêts politico-économiques, est généralement empreinte de racisme, de paternalisme et d’eurocentrisme. Cette vision partiale est en fait ce qui est parvenu jusqu’à nous et repose sur différents mensonges.

Tout d’abord, capturer et exploiter d’autres êtres humains à si grande échelle nécessite une justification. Dans le cas de l’esclavage, le concept de « race » a été avancé. Ne reposant sur aucune vérité biologique, la notion de race permettait aux  maîtres blancs de justifier l’esclavage des populations noires au nom d’une hiérarchie imaginaire. Bien qu’abolitionniste, le philosophe Condorcet lui-même considérait les Noirs comme étant « le chaînon manquant entre l’homme et le singe ». C’est donc dire que les esclavagistes avaient une vision bien peu humaine des populations noires.

Alors que les maîtres considéraient leurs esclaves comme étant à la limite de l’animalité, cela ne les empêchait pas pour autant de profiter sexuellement d’eux, au risque de se mettre en porte-à-faux avec leurs propres arguments. En effet, le corps des esclaves étant la propriété de leur maître, le consentement importait peu lorsqu’un propriétaire voulait jouir de son investissement. Les femmes, mais aussi les hommes esclaves étaient victimes de sévices et abus sexuels. Dans la société religieuse et « de bonnes mœurs » de l’époque esclavagiste, de tels agissements, bien que généralisés, étaient tus pour ne pas affecter la bonne réputation des planteurs. On n’en retrouve donc que peu de traces dans les sources historiques, où les réalités sont souvent décrites à mi-mots, comme c’est le cas dans journal de Lady Nugent qui décrit la « grande proximité » des maîtres avec leurs esclaves.

Une autre excuse souvent mentionnée pour justifier la violence faite aux esclaves était leurs manquements intellectuels. Tels des chevaux à dresser ou des lions à dompter, seule la menace physique pouvait rendre obéissante cette masse noire présumée stupide. Alors que, sans leurs esclaves, les maîtres auraient perdu toute leur richesse, ils ne se gênaient cependant pas pour créer des moyens de torture qui rivalisent aujourd’hui avec les pires films d’horreur : affamement, membres brûlés, ingestion de déjections… Dans une époque célèbre pour son puritanisme et ses bonnes mœurs, la face sombre de l’homme blanc s’exprime librement vis-à-vis de ses esclaves.

Un tabou moderne… et comment en briser les chaînes

L’esclavage a eu des conséquences désastreuses. Sur l’Afrique d’abord, puisque le continent s’est vu voler ses forces de travail, mais aussi sur le plan humain. Les sociétés caribéennes et étasuniennes peinent toujours à se relever du traumatisme des plantations. Le racisme, loin de reculer, progresse sans cesse- en témoignent les résultats des élections étasuniennes avec Donald Trump, et, tout récemment, brésiliennes avec Michel Temer, tous deux de droite. Pourtant, on parle peu de l’esclavage, voire pas du tout.

Alors que la Seconde Guerre mondiale est abordée dans une multitude de médias, l’esclavage et la colonisation qui lui succéda restent des sujets tabous dans la société européenne. Ceci peut s’expliquer par le fait que les Juifs, victimes de l’Holocauste du 20ème siècle, ont laissé derrière eux des écrits racontant leur peur, leur fuite, leur souffrance, leur désespoir. Qui, en effet, n’a jamais lu ou entendu parler du Journal d’Anne Franck ? Des esclaves, en revanche, il ne reste rien. « L’histoire est écrite par les vainqueurs » a dit Georges Orwell, et les esclaves, même après l’abolition, n’en n’étaient pas.

Comment, dès lors que les sources manquent, rendre vie aux milliers de personnes déportées, exploitées, torturées, violées et assassinées au nom du commerce de biens ? Comment rendre compte de ce qu’implique le fait de ne pas s’appartenir soi-même, de ne vivre que parce que son maître accepte de nous laisser vivre ? Comment restaurer l’humanité de ces personnes, trop longtemps considérées comme des animaux ? Pour rendre leur voix aux oublié·e·s de l’histoire et raviver le souvenir de l’esclavage, des auteurs et autrices noir-es issu-es des Caraïbes ont, dès les années 1990, commencé à écrire des autobiographies fictionnelles d’esclaves. Par la fiction, ils comblent les trous laissés par l’histoire et permettent aux lecteurs de découvrir les émotions, les sensations et les pensées de leurs ancêtres. En apportant un nouvel éclairage sur l’esclavage, ils contribuent à entretenir la mémoire des oublié·e·s. Pour le lecteur, se plonger dans une de ces œuvres permet un véritable voyage dans le temps dont on ressort plus empathique et plus conscient de notre histoire mondiale.


Idées de lectures:

  • « Une si longue histoire » d’Andrea Levy
  • « Cambridge » de Caryl Phillips
  • « La mémoire la plus longue » de Fred D’Aguiar
  • « Beloved » de Toni Morrison

La littérature, de par l’empathie qu’elle suscite, peut servir de base pour aborder l’esclavage. Dans un cadre scolaire, par exemple, la lecture d’une autobiographie fictionnelle permet de déconstruire les mythes et d’enseigner aux élèves l’esprit critique : même les livres d’histoire ne sont pas parfaits. Seuls l’art et la littérature peuvent rendre l’aspect humain des tragédies.

C’est d’ailleurs au niveau scolaire, entre autres dans le cadre des cours d’histoire, de français, de philosophie, que la thématique de l’esclavage peut être abordée en profondeur. En discuter permet aux jeunes de prendre conscience du passé compliqué et violent qui lie étroitement l’Europe, l’Afrique et les Amériques. Bien entendu, tous les professeurs ne se sentent pas toujours prêts ou aptes à discuter d’une problématique si délicate, particulièrement devant des publics fortement diversifiés. La création d’associations expertes en la matière, et auxquelles les enseignant·e·s pourraient faire appel en cas de difficultés à aborder le sujet constitue une alternative de loin préférable au silence.

Le silence n’a en effet plus sa place alors que le passé esclavagiste et colonial de notre continent européen est trop souvent oublié. Le système de l’esclavage, qui a façonné la face du monde durant quatre siècles, est à la base des relations complexes entre l’Europe et l’Afrique. Y penser, c’est reconnaître le passé, et empêcher que de telles horreurs se reproduisent. Car l’esclavage n’est pas terminé : le fait qu’il soit devenu illégal n’y change rien. Le joli euphémisme de « traite d’êtres humains » cache une réalité tout aussi horrible que celles des plantations sucrières. En se rappelant les crimes commis par les esclavagistes, agissons également pour que le travail des enfants, l’exploitation physique et sexuelle, la vente d’épouses à peine pubères, les conditions de vie misérables puissent, un jour, appartenir au passé.

Eve Legast