- Articles
Synopsis
On pense souvent que les migrants viennent en Belgique pour profiter des droits offerts par l’Etat providence. De cette lecture résulte une tendance à limiter les droits des personnes migrantes dans une volonté de réduire les migrations. Est-ce là la bonne approche? Ce n’est en tout les cas pas la plus humaine. Entretien avec Jean-Michel La Fleur pour mieux comprendre les droits des migrants et les conséquences sur leur destinée.
Publié par UniverSud-Liège en janvier 2019
Directeur adjoint du Centre d’Etudes de l’Ethnicité et des Migrations de l’Université de Liège et Chercheur qualifié du FRS-FNRS, Jean-Michel Lafleur est aussi maitre de conférences à la Faculté de Sciences Sociales de l’Université de Liège où il donne différents cours sur les migrations. Il a accepté de répondre à nos questions concernant la migration, les sans-papiers, et les droits sociaux qui y sont liés.
Eclosio : La première chose que j’aimerais vous demander, c’est de définir ce qu’est un « migrant ». Un cliché répandu est celui de la famille syrienne traversant la mer pour venir vers des pays plus sûrs. Qu’en est-il réellement ?
JML : Il y a différentes façons de définir le concept d’immigration. Effectivement, les concepts de migrant, d’immigré, d’émigré, de réfugié, de demandeur d’asile peuvent parfois être utilisés de façon interchangeable alors qu’ils recouvrent des réalités différentes. Quand on parle d’un immigré en Belgique, on parle d’une personne qui est née à l’étranger et qui a traversé une frontière pour arriver en Belgique. Il faut faire attention au fait que, dans les chiffres sur l’immigration en Belgique, toutes les personnes qui arrivent sur le territoire ne sont pas nécessairement des étrangers. Par exemple, il y a des enfants qui naissent de parents belges vivant à l’étranger, qui, un jour, décident de venir vivre en Belgique et se retrouvent catégorisés comme des immigrés mais sont biens des citoyens belges. A l’inverse, quand on parle d’étrangers, on a l’impression que tous les étrangers sont nés dans un autre pays, alors qu’il y a aussi des enfants nés sur le territoire belge de parents étrangers et qui, en dépit du fait qu’ils soient nés en Belgique, ne sont pas Belges. Le concept de demandeur d’asile, quant à lui, se focalise sur une très petite portion de la population migrante et comprend les gens quittant leur pays pour chercher une protection en Belgique.
Eclosio : Qu’en est-il des migrants illégaux ?
JML : Parmi les chercheurs, beaucoup d’entre nous n’utilisons pas le concept de « migration illégale » car ce vocabulaire est souvent instrumentalisé par des partis populistes ou d’extrême droite pour justifier des traitements d’exception à l’égard de populations dans des situations précaires. Il faut souligner que des populations sans-papiers, sans statut, ne le sont pas spécialement toujours durant leur parcours migratoire. On peut très bien arriver en Belgique avec des papiers, et puis, à la fin des études ou à la perte de son emploi, devenir sans-papiers. Le terme « sans-papiers » dénote donc d’un statut administratif à un moment particulier du parcours migratoire, alors que le concept d’illégalité tend à uniformiser le statut d’une personne pour délégitimer sa présence.
Eclosio : Quels droits sociaux conserve-t-on quand on est sans papiers ?
JML : Quand on est sans papiers dans l’Union européenne, toute une série de droits liés à la résidence ou à la nationalité sont inaccessibles. On ne peut pas avoir de contrat de travail en bonne et due forme et, par conséquent, l’accès à des droits associés au travail, comme l’assurance chômage ou des prestations de soin, est soit impossible, soit très compliqué. Il y a cependant des droits minimaux garantis comme l’aide médicale urgente, même si elle reste sujette à l’interprétation des prestataires de soin, ou comme l’accès à l’éducation. Beaucoup d’enfants de sans-papiers sont scolarisés, ce qui crée des drames lorsqu’ils sont forcés de quitter le territoire.
Eclosio : Prenons un exemple précis : l’hiver approche, et les sans-papiers n’ayant pas d’abris sont plus susceptibles de tomber malades. Comment peut-on être pris en charge lorsqu’on souffre d’une grippe ou d’une pneumonie ?
JML : L’aide médicale urgente s’adresse aux personnes qui sont vraiment en situation de danger. Cela ne veut pas dire que, quand on n’a pas de papiers, on n’a pas de solution pour résoudre des problèmes de santé. Ce sera juste beaucoup plus compliqué et souvent plus couteux. On peut demander à un médecin de nous soigner sans remboursement de la mutualité, puisqu’on n’est pas affilié, ou avoir recours à d’autres stratégies. Des associations comme Médecins du Monde ou la Croix-Rouge se spécialisent dans les soins aux personnes en situation de grande précarité, dont les sans-papiers. On peut aussi faire appel à des mécanismes de solidarité communautaire : dans une communauté immigrée, des prêts d’argent et autres formes de solidarité permettent à ceux qui en ont besoin d’accéder aux soins de santé.
Eclosio : En parlant du monde associatif, le Hub Humanitaire situé Gare du Nord permet aux sans-papiers de contacter leur famille à l’étranger, de passer des visites médicales, etc. Dans quelles mesures ces associations de citoyens venant en aide à d’autres citoyens ne remplissent-elles pas un rôle qui devrait être joué par l’Etat ?
JML : Depuis 2015 et ce que certains nomment « la crise migratoire », les autorités belges ont une approche très restrictive de l’accueil des personnes venant chercher une protection en Belgique ou transitant par le territoire. Si les personnes viennent chercher l’asile en Belgique, elles peuvent déposer une demande et sont prises en charge par des structures comme les centres d’accueil etc. Se lance alors une procédure d’asile, durant laquelle les personnes sont logées, ont accès à un médecin et parfois même à des cours basiques de langue. Mais le gouvernement fédéral estime que les personnes ne rentrant pas de demande d’asile n’ont grosso modo droit à rien.
Eclosio : Comme les personnes transitant par la Belgique pour rejoindre d’autres pays ?
JML : Il y a en effet des personnes pour qui la Belgique n’est qu’un point de passage et qui ne souhaitent donc pas déposer de demande d’asile, mais aussi des personnes hésitant, par manque d’information ou par crainte, à déposer une demande d’asile en Belgique. Ce sont par exemple des personnes dont les empreintes digitales ont été prises dans d’autres pays de l’UE et qui risqueraient donc d’être renvoyées vers ces pays lorsqu’on examine leur demande d’asile. Il y a aussi des personnes craignant que leur demande ne soit pas traitée positivement ou d’autres qui sont incertaines que la Belgique soit la dernière étape de leur parcours migratoire. En ce qui concerne ces personnes au statut intermédiaire, le gouvernement fédéral a décidé d’être aveugle et rejette toute responsabilité à leur égard. Il se contente de faire respecter l’ordre en procédant à des arrestations de personnes sans titre de séjour.
Faire comme si cette population n’existait pas n’est pourtant pas une approche souhaitable. Du point de vue humanitaire, ces populations peuvent se trouver dans des situations très précaires et ont besoin de vrais services. N’est-ce pas trop demander au secteur associatif et à la société civile de subvenir aux besoins de ces populations alors que leur nombre n’est pas gigantesque et que l’Etat aurait les moyens de prendre en charge ? La Belgique ignore également cette population car elle craint que, en lui donnant des services et des droits, cela provoque un « appel d’air ». Aujourd’hui, dans les recherches existantes sur les migrations, cet appel d’air n’a jamais été avéré. Rien ne prouve que donner accès à un médecin à une personne arrivant en Belgique inciterait plus de monde à migrer vers la Belgique. Les décisions migratoires sont bien plus complexes que l’accès à des prestations sociales ou à des soins de santé. Même si le système de santé performant et la qualité des écoles belges peuvent influencer un déplacement vers la Belgique plutôt que vers un autre pays, la qualité des services offerts par l’Etat providence ne peut à elle seule justifier la décision migratoire. Une vision assez stigmatisante de la migration se développe car on laisse penser qu’elle ne serait guidée que par un souhait de profiter du système social, alors que ce n’est pas le cas.
Eclosio : Pour rebondir sur ce cliché, les migrants représentent-il vraiment un coût pour la société belge ?
JML : Cette idée que les immigrés représentent une charge pour les finances publiques belges est assez largement répandue : dans les enquêtes d’opinion, environ la moitié de la population belge est de cet avis. Souvent, cette opinion n’est pas basée sur des croyances xénophobes ou racistes mais sur des arguments à priori de bon sens. Par exemple, les immigrés ont en moyenne plus d’enfants que les personnes non-immigrées, et ont donc automatiquement tendance à recevoir plus d’allocations familiales. De même, les immigrés sont plus durement touchés par le chômage, et donc représentent proportionnellement un budget plus élevé dans les dépenses de chômage. Cependant, ce type de raisonnement a différentes failles : utiliser uniquement le chômage et les allocations familiales pour faire un argument général sur le poids des immigrés pour la sécurité sociale, c’est oublier la plus grosse dépense sociale : les pensions. Les migrants ont tendance à être plus jeunes, et vont plus fortement contribuer au financement des pensions. En conclusion, les études menées par différentes organisations internationales telles l’OCDE ou l’Union européenne soulignent toute la difficulté de mesurer l’impact fiscal de l’immigration mais concluent néanmoins que celui-ci est soit nul, soit positif.
Eclosio : Que penser des citoyens belges poursuivis pour avoir hébergé des migrants en hiver? Où se situe-t-on entre la non-assistance à personne en danger et la traite d’êtres humains dont ils sont accusés ?
JML : Il y a une claire tendance à criminaliser l’accueil. Bien sûr, des pratiques de traite existent en Belgique et il faut les condamner fermement, mais il faut aussi utiliser la nuance. Quand on frappe aveuglément et qu’on laisse sous-entendre que les plateformes citoyennes sont liées à des trafics d’êtres humains, je crois qu’il s’agit aussi de tentatives d’intimidation et d’instrumentalisation de la part de certains politiques qui veulent décourager la société civile de s’impliquer dans le dossier migratoire. Certains élus défendant une approche restrictive de l’immigration souhaitent décourager l’accueil citoyen. En effet, lorsque les belges sont en contact avec les migrants, une série de clichés sur lesquels ils fondent leurs politiques restrictives commencent à tomber. Le contact direct, par le biais de l’accueil, fait s’effondrer ces clichés. Pour défendre une politique migratoire restrictive, la tentation est donc grande de criminaliser l’accueil.
Eclosio : Votre projet de recherche porte sur les droits sociaux des migrants, pouvez-vous nous en dire plus?
JML : Grâce à un financement du conseil européen de la recherche (ERC), nous constituons une base de données pour évaluer les critères d’accès à une série de prestations sociales(chômage, santé, allocations familiales, revenu d’insertion et pension) à destination des immigrés dans toute l’UE dans le but de repérer les pays où l’accès à la protection est plus aisée. Nous menons également un travail de terrain dans des grandes villes européennes avec des communautés immigrées pour voir si, au-delà du droit formel, l’accès est effectivement possible.
Entretien réalisé par Eve Legast
Volontaire Eclosio
Plus d’infos : http://labos.ulg.ac.be/socialprotection/