Cultivons le Futur #09 – Les sciences humaines au service des projets de développement durable

Comment les sciences humaines et sociales peuvent-elles aider des projets orientés vers le développement durable à atteindre leurs objectifs ? Telle est la question centrale de ce numéro de ”Cultivons le futur” qui présente dix expériences menées dans six pays différents. Celles-ci abordent des thématiques telles que le développement de systèmes de cultures résilients aux catastrophes en Haïti, l’insertion professionnelle des jeunes et l’implication des femmes dans la prise de décision au sein des organisations agricoles en Guinée, la transmission intergénérationnelle des savoirs et techniques traditionnels dans un contexte de déforestation au Cameroun, la résilience des femmes rurales dans un contexte de changements climatiques et la participation des hommes dans les activités de nutrition et de développement de la petite enfance au Bénin, la reconstruction de territoires touchés par des conflits avec des communautés locales et le développement de soins pour les personnes victimes d’agressions sexuelles de guerre en RDC.

Tous les auteurs et autrices se questionnent sur la manière dont les sciences humaines et sociales peuvent constituer un support à l’analyse et au déploiement de leur action. C’est pourquoi ils sont venus participer à une formation de quatre mois, organisée à l’Université de Liège, au cours de laquelle ils et elles ont pu stimuler leurs réflexions par des échanges transversaux centrés sur les dimensions humaines et sociales des projets de développement durable. La majorité d’entre eux·elles a décidé de partager les résultats de leurs réflexions dans les articles qui constituent ce numéro de “Cultivons le Futur”.

Découvrez le fruit de leur travail dans ce neuvième numéro du Cultivons Le Futur

 

Eclosio_cover 2 Cultivons le Futur

 

 

CARTE BLANCHE – Colère agricole : stop aux fausses solutions !

Suite à la décision de la Commission Européenne d’enterrer le règlement européen sur l’utilisation durable des pesticides, en réponse à la colère agricole, le mouvement ‘Agroecology in action’ se devait de réagir ! Découvrez cette carte blanche, co-signée par Eclosio.

 


 

Ursula von der Leyen vient d’enterrer le règlement européen sur l’utilisation durable des pesticides (SUR). Il était censé piloter la réduction des pesticides et des risques liés à ces derniers. Il s’agissait là de la législation phare de la stratégie “de la ferme à la table”. Le monde agricole est engagé dans la réduction des pesticides depuis de nombreuses années et est prêt à poursuivre sa marche. Tout ce qu’il demande c’est qu’on lui en donne les moyens…et non pas de jeter à la poubelle le Pacte vert européen.

Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. C’est l’impression que donnent actuellement les réponses de la Commission européenne aux mobilisations agricoles. Il est vrai que les normes environnementales ont une place dans les doléances des agriculteur.rices. Mais elles sont la goutte d’eau qui fait déborder un vase de colère plein depuis des décennies. Et cette colère, c’est avant tout celle de ne pas recevoir un revenu juste et digne en exerçant un des métiers les plus essentiels de notre société.

Or, jusqu’à présent, les décisions prises par l’UE se concentrent sur la mise au frigo de la transition agricole. La première d’entre elles fut d’accorder une nouvelle dérogation aux obligations de jachères de la Politique agricole commune. Et le 6 février, Ursula von der Leyen donne le coup de grâce au règlement SUR, qui prévoyait de réduire de moitié l’utilisation et les risques liés aux pesticides à l’échelle européenne. Coup de grâce, car ce dernier avait été vidé de sa substance avant d’être rejeté par le Parlement. Le Conseil avait la possibilité de le retravailler avant de le renvoyer en seconde lecture au Parlement. La présidence belge avait prévu 8 réunions de travail pour ce faire. Mais la Commission saborde sa proposition et mise tout sur les dialogues stratégiques initiés en janvier de cette année.

Recherche consensus désespérément

L’ouverture d’un dialogue avec les agriculteur.rices est évidemment une bonne chose en soi. Mais ils ne sont pas seuls autour de la table. A leurs côtés se trouvent des ONG environnementales et de santé, des mouvements pour l’agriculture durable et des lobby agro-industriels. La composition hétéroclite et le nombre limité de rencontres ne laissent que très peu de chance de voir émerger des propositions qui fassent consensus en vue d’adopter des règles contraignantes pour réduire les pesticides en Europe, pourtant nécessaires pour protéger la santé des citoyen.nes, des agriculteur.trices et de notre environnement. D’autre part, faut-il vraiment encore 6 mois de dialogues avec les mouvements agricoles pour comprendre que ce qui manque aux législations agro-environnementales européennes, c’est un financement à la hauteur du défi de la transition ?

Or, ce financement n’est pas prévu. La PAC a vu son budget diminuer de 10% lors de la dernière réforme. Paradoxalement, ceux qui ont voté les baisses de budget européens sont les mêmes qui démantèlent ensuite les législations de la stratégie de la ferme à la table. La loi de la restauration de la nature, autre pilier du Pacte vert européen, a été adoptée en novembre 2023 mais la Commission européenne ne prévoit que maintenant d’étudier la manière de financer les mesures prévues en son sein ! Tant que les normes environnementales européennes rimeront avec perte de revenus et augmentation du temps de travail aux oreilles des agriculteur.rices, il n’y aura pas de transition.

Le juste prix et la justice fiscale, des impératifs

Si la Commission européenne n’est pas prête à financer massivement la transition agricole, alors elle devrait s’atteler à garantir des prix justes aux agriculteur.rices. Les lois Egalim en France démontrent que – malgré leurs imperfections – il est possible de légiférer en vue d’interdire aux intermédiaires d’acheter la production des agriculteur.rices en dessous de leurs prix de revient. Et les limites de ces mêmes lois, qui voient la grande distribution française passer par des centrales d’achats dans les pays voisins pour continuer d’acheter à bas prix, sont la démonstration qu’une législation européenne contraignante est indispensable. Tant que les agriculteur.rices ne reçoivent pas de prix juste, il n’y aura pas de transition.

L’UE compte-t-elle détricoter tout le Pacte vert européen avant de s’attaquer à la racine du problème ? La crise du Covid ou la guerre en Ukraine ont démontré que, lorsque c’est nécessaire, l’UE est capable de trouver les fonds. La situation des agriculteur.rices dure depuis si longtemps que certains ont perdu de vue qu’il s’agit là aussi bel et bien d’une crise. Et, si l’UE est à court d’idées pour alimenter un fond de transition agricole, nous pouvons lui suggérer de taxer les superprofits que les multinationales de l’agro-alimentaire ont engendré depuis la guerre en Ukraine et lors des crises alimentaires précédentes de 2008 et 2011. Si cela se fait pour les énergies fossiles, pourquoi pas pour l’agroalimentaire ? Tant qu’il n’y aura pas de justice fiscale dans les systèmes alimentaires, il n’y aura pas de transition.

La Commission peut aussi écouter les agriculteur.rices lorsqu’ils dénoncent d’une seule voix le projet d’accord de commerce entre l’UE et la Mercosur. Telle était la demande prioritaire de la mobilisation du jeudi 1er février en face du Parlement européen. C’est là une décision que la Commission pourrait prendre très rapidement et dont les conséquences sont autrement moins graves que d’enterrer les normes environnementales. C’est même une décision gagnant-gagnant pour les agriculteur.rices, le climat et la santé. Tant qu’il n’y aura pas de cohérence entre politiques commerciales, environnementales et agricoles, il n’y aura pas de transition.

Tenter de calmer la colère du monde agricole en sacrifiant les normes environnementales et sanitaires est une erreur majeure, que la commission est en train de commettre. C’est s’offrir quelques semaines de calme dont le prix sera des années d’impacts sur la santé des agriculteur.rices mais aussi de tou.tes les citoyen.nes. C’est une fuite en avant qui fera renaître les mobilisations agricoles, encore et encore, tant que leur dignité ne leur sera pas rendue. La solution existe, la transition doit être juste ou elle ne sera pas.

 

Une carte blanche de Agroecology in Action

Cosignataires : Amaury Ghijselings (CNCD-11.11.11), Jonas Jaccard (Humundi), Timothée Collin (Coordinateur du Réseau des GASAP), Jean-Pascal Labille (Secrétaire général de Solidaris), Alexis Garcia (Directeur de Arsenic2), Sylvie Meekers (Directrice générale de Canopea), Christophe Goossens (ECLOSIO), Manuel Eggen (FIAN), Alice Jandrain (Iles de Paix), Albane Aubry (Greenpeace Belgique), Sabine Renteux (Mouvement d’action paysanne), Magali Guyaut (Collectif 5C), Samuel Hubaux (Nos Oignons), Marjolein Visser, professeure (systèmes agraires et agroécologie) à l’ULB et présidente de RUCOLA.

 

Tribune publiée dans Le Soir le jeudi 8 février 2024.

 

Les valeurs portées par les permaculteurs et permacultrices, un modèle de société à cultiver ? – Analyse

 


Une analyse Marion MULLENDER, diplômée en Sciences de l’Éducation de l’Université de Liège, institutrice primaire.

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Face et aux multiples crises que nous traversons, comment agir à notre niveau et espérer des changements à plus large échelle ? Cet article envisage la permaculture comme un ensemble bien plus large que celui de pratiques agricoles, comme une boîte à outil extraordinaire où chacun pourrait puiser et ce, dans de nombreux domaines !

Je suis victime d’un symptôme assez typique de ma génération… L’écoanxiété. La menace climatique est réelle et devient une préoccupation pour beaucoup d’entre nous, entrainant une forme d’angoisse collective souvent mêlée à un sentiment d’impuissance ou de colère. Mais, face aux changements climatiques et aux crises multiples que nous traversons, j’essaye de m’accrocher à une lueur d’espoir qui me permettrait d’appréhender l’avenir de manière plus positive… Dans le cadre de mon mémoire en sciences de l’éducation (Mullender, 2023), je me suis ainsi intéressée à deux domaines qui mettent en œuvre des solutions concrètes face aux crises écologiques, mais aussi sociales et économiques que nous subissons : la permaculture et l’agroécologie !

Un architecte et écrivain américain, Richard Buckminster Fuller, a dit dans les années cinquante déjà : « Il n’existe pas de crise énergétique, de famine ou de crise environnementale. Il existe seulement une crise de l’ignorance. ». Pour surmonter cette crise, j’en suis convaincue, il faut faire le choix d’une éducation permanente afin de permettre à tout·e citoyen·ne de porter des valeurs de démocratie, d’écologique, de partage des richesses et des savoirs… pour n’en citer que quelques-unes. Je suis donc partie à la découverte d’un métier émergent dans ce domaine, celui de formateur·trice en agroécologique et en permaculture. Les thématiques et modalités de formations sont multiples et variées, et peuvent toucher tant à l’agriculture qu’à des réflexions plus sociales ou éthiques : formation en maraîchage agroécologique, accompagnement de collectifs en utilisant des outils de permaculture humaine, PDC¹…

Les échanges avec des formateurs et formatrices passionné·es m’ont ainsi aidée à mieux comprendre leurs parcours, mais aussi la manière dont ils·elles ont acquis leurs compétences pédagogiques et leurs connaissances théoriques, les éléments influençant leur sentiment de légitimité à transmettre leurs connaissances … Au-delà des apports qui gravitaient autour de la thématique de l’identité professionnelle, notion centrale à mon travail de fin d’études, j’ai aussi et surtout découvert des domaines qui mériteraient d’être mis en lumière. Parce que non, la permaculture et l’agroécologie ne se résument pas à du jardinage écologique. Toutes deux ont pour mission, entre autres, de proposer des alternatives concluantes et durables à notre système de production et de consommation alimentaire, qui, comme nous commençons à en prendre conscience, n’est plus viable.

Les principes éthiques de la permaculture

Il semblerait que ces dernières années, la permaculture et l’agroécologie aient bénéficié d’une certaine visibilité en ce qui concerne les pratiques agricoles. Dans le cadre de cet article, j’aimerais toutefois porter à votre attention d’autres domaines auxquels la permaculture renvoie. Au départ, ce néologisme provient de la contraction de « permanent agriculture » (agriculture durable) par leurs concepteurs Mollisson et Holmgren (1978), et se réfère à une certaine façon d’aménager l’espace et de concevoir des méthodes d’agricultures dans l’optique de dépenser le minimum d’énergie humaine, chimique, physique tout en visant un rendement maximal et en préservant la biodiversité (Boursier, 2021). Au fil du temps, le concept a évolué vers un sens plus holistique (Boursier, 2021 ; Waser et Stoessel, 2017), renvoyant à la culture de l’ensemble des activités humaines (Holmgren, 2014).

Il serait ainsi très réducteur d’associer la permaculture à un ensemble de pratiques agricoles : il s’agit avant tout d’une philosophie de vie guidée par trois grandes éthiques : « prendre soin de la terre », « prendre soin de l’humain », « trouver sa juste part afin de partager équitablement ». Ces principes éthiques s’appliquent à tous les domaines de la vie, illustrés par la fleur permaculturelle (Holmgren, 2014) : la production de nourriture, la construction et l’habitat, les outils et technologies, la finance et l’économie, la santé et le bien-être, la culture et l’éducation, et enfin, la gouvernance et le vivre ensemble.

La fleur permaculturelle (Holmgren, 2014)

La permaculture propose de repenser son mode de vie de manière consciente et éclairée, depuis le cadre personnel et local jusqu’au collectif et au global. La spirale visible sur cette fleur nous invite à cet effet à opérer des changements en commençant à notre échelle, pour pouvoir ensuite toucher des collectifs, des villages, des villes, et pourquoi pas des pays… Tout changement, aussi minime soit-il, démarre de nous !

En ce qui concerne les outils et technologies par exemple, la permaculture privilégie les transports doux comme le vélo ou la marche, ou les transports en commun. Elle valorise également les énergies renouvelables, le stockage de l’énergie, la réutilisation et le recyclage inventif. Dans le domaine des finances et économies, la permaculture prône la mise en circulation de monnaies locales et régionales (à Liège, il en existe une depuis 2014, le Val’heureux) ou encore l’épargne solidaire et le commerce équitable. En ce qui concerne l’habitat, les matériaux naturels, la collecte et la réutilisation de l’eau, ou encore l’autoconstruction constituent des pratiques mises à l’honneur.

La permaculture humaine : une question de valeurs et de postures

« Une fois que nos besoins de nous loger, de nous vêtir et de nous abriter sont remplis durablement, vient dans la logique, celui de prendre soin de soi, de sociabiliser et faire ensemble de manière durable… » (Permaculture Design, 2012). J’aimerais donc vous présenter un concept qui m’était inconnu : la permaculture humaine. Parmi les formateur·trice·s qui ont participé aux entretiens, une d’entre eux·elles s’est par ailleurs spécialisée dans cette branche.

« Je suis arrivée à la permaculture, mais pas du tout dans l’idée de devenir formatrice, ou facilitatrice, ou intervenante… Moi à la base j’allais là pour apprendre à cultiver des légumes, et il s’est avéré que la branche de la permaculture à laquelle je me suis intéressée n’avait rien avoir avec la culture de légumes. C’est plus la permaculture appliquée à soi-même, plus comme outil de développement personnel on va dire, plus pour des moments de dynamique de groupe. » (Julie, 16/02/2022)

La permaculture humaine transfert ainsi les principes de la permaculture généralement associés à la nature (observer et interagir, appliquer l’autorégulation et accepter à la rétroaction, intégrer au lieu de séparer, utiliser des solutions lentes et à petite échelle, se servir de la diversité et la valoriser…), à soi-même et aux relations humaines.

Prendre soin de soi et des relations aux autres tient une place importante en permaculture. Le « design », la conception d’un lieu peut aussi, et surtout, s’appliquer à sa vie intérieure. Tout comme on prendrait le temps d’observer son jardin pour le rendre plus résilient, la permaculture nous invite à pratiquer ce principe d’observation à soi-même. Si les concepts de diversité et de valorisation peuvent être pris en compte dans le choix de plantations maraîchères, la permaculture nous invite à intégrer ces principes dans nos relations à soi et aux autres.

Ainsi, la permaculture humaine touche notamment au développement personnel, à la communication bienveillante et à la gouvernance horizontale² (Boursier, 2021), partant du postulat que l’humain fait partie du système et qu’il faut commencer par soi-même pour changer le monde (Pouvillon-Ze Akam, 2018) . « C’est également comprendre l’importance du travail d’équipe, de l’intelligence collective, le travail en synergie, de la pensée positive, qu’il n’y a pas de compétition, de concurrence mais une coopération, une coexistence » (Permaculture Design, 2012).

Valoriser les statuts de maraîcher⸱ère et de formateur⸱tice

En illustration du paragraphe précédent, les permaculteurs et permacultrices que j’ai rencontré·es durant mon tr avail de fin d’études portaient des valeurs profondément humanistes, incarnées par une posture singulière, celle de « facilitation » que l’on peut définir comme suit « La facilitation professionnelle regroupe un ensemble de pratiques visant à rendre la tâche d’un collectif plus facile en utilisant au mieux le temps et l’intelligence des individus qui le composent. » (Poupard, 2017). Les facilitateurs et facilitatrices en permaculture adoptent une posture d’accompagnement vis-à-vis des participant·es aux formations. Le·la facilitateur·trice n’est pas la source du savoir qu’il·elle «   » à son public, il·elle reste humble et sait valoriser l’expérience et les connaissances de chacun·e. Il existe ainsi une horizontalité certaine des savoirs dans leur transmission, mais également dans leur acquisition. Les acteurs et actrices que j’ai eu la chance de rencontrer ont soif de faire évoluer leurs compétences et connaissances, une des stratégies adoptées est notamment d’aller se former chez d’autres maraîcher·ère·s et permaculteur·trice·s. L’humilité dont font preuve ces formateur·trice·s démontre également une forme d’inclusivité inhérente aux valeurs véhiculées par la permaculture.

Mes recherches ont également soulevé la nécessité, pour plusieurs maraîcher·ère·s, de multiplier leurs casquettes. Le métier de maraîcher·ère étant précaire, les activités de formation ou d’animation, parmi la planification des cultures, les récoltes, la vente de légumes ou la recherche de subsides par exemple, constituent un des piliers garantissant la survie financière du projet de maraîchage. Pour aider ces personnes à vivre de leur passion, une piste de solution serait de sécuriser le métier financièrement. Les coopératives en lien avec la permaculture et l’agroécologie devraient bénéficier d’un soutien financier, d’une part pour les projets maraîchers, d’autre part en ce qui concerne un remboursement partiel pour la participation aux formations. Une autre piste serait de permettre à un plus grand nombre de citoyen·nes d’acheter des produits locaux : imaginons par exemple des « chèques repas » réservés uniquement à l’achat de denrées locales. Ces aides permettraient aux maraîchers qui le souhaitent de se consacrer uniquement à leur passion et ainsi valoriser et professionnaliser la fonction de formateur. Car, pour certain·es, le risque en multipliant ses casquettes, c’est de se disperser, de diluer les savoirs, de s’épuiser aussi. Valoriser, visibiliser, et sécuriser le métier de maraîcher·ère en agroécologie et en permaculture, c’est aussi leur offrir la légitimité de partager leur expérience acquise par la pratique de terrain au travers de la fonction de formateur·rice.

Éducation et permaculture

Cette vision particulière de l’acquisition et du partage des savoirs m’a amenée à me questionner sur le rôle et la posture des responsables de l’éducation (instituteurs·trices, professeur·e·s, formateur·trice·s, éducateur·trice·s). Au sein des domaines de l’éducation, de la gouvernance et du vivre ensemble, je crois que nous avons encore du chemin à faire pour « prendre soin de l’humain ». Girard (2023), directeur d’une école au Québec, dénonce à cet égard des relations d’exploitations dans tous les domaines sociaux depuis la révolution industrielle, jusque dans les domaines de l’éducation. « Comment l’école peut-elle faire autrement et marquer une trêve dans la façon de considérer ceux avec qui nous travaillons, mais aussi avec ceux pour qui nous travaillons ? » (Girard, 2023). Girard expose ainsi une analyse du système basée sur l’exploitation et la vision d’autrui en fonction de ce qu’il peut en être extrait, comme un comportement attendu ou un résultat scolaire. L’enseignement tel qu’il est pensé actuellement porte toujours les stigmates de l’ère industrielle, avec une certaine verticalité dans la transmission : l’enseignant·e détient en grande partie les savoirs, les élèves n’ont qu’à écouter et obéir.

Répandre (et incarner) les valeurs de la permaculture

Cette réflexion concerne non seulement l’enseignement, mais à plus large échelle notre société qui fonctionne sur un système autoritaire pyramidal et engendre des inégalités. « Comment y remédier ? Comment prendre des décisions ensemble et faire en sorte que chacun exprime son point de vue ? Ce sont autant de questions que la permaculture humaine tente d’élucider en s’intéressant à de nouveaux modes de gouvernance, de prise de décision et d’organisations collectives… » (Permaculture Design, 2012). Je pense que notre système profiterait de s’inspirer des principes et valeurs portés par la permaculture, pour tendre vers une société durable. Pour cela, nous devrions encourager la diffusion de ces valeurs et principes au plus grand nombre, ce qui passe entre-autres par l’éducation. Les parents, formateur·trice·s, éducateur·trice·s et enseignant·es, gagneraient à adopter une posture de facilitation, posture qui entrevoit la relation d’adultes à enfants en termes d’horizontalité. Essayons également de considérer l’éducation d’un·e enfant comme on cultiverait une plante. « Le principe de permaculture est de s’inscrire dans la durée, donc dans celle de la nature humaine. Cultiver des humains se fait lentement, avec des gestes répétitifs, en acceptant les écueils, les quelques pas en arrière et même, une lente évolution des résultats qui est en deçà des attentes » (Girard, 2023).

Les formations initiales et continues des enseignant·e·s, formateur·trice·s et éducateur·trice·s devraient, selon moi, profiter des conseils et expériences de facilitateurs et facilitatrices en permaculture pour faire connaître au personnel éducatif toute la richesse de leur domaine d’expertise. Il s’agirait de sensibiliser les (futur·e·s) praticien·ne·s aux diverses thématiques environnementales et aux pistes de solutions envisagées par la permaculture, mais également leur faire découvrir d’autres « pétales » de la permaculture, puisqu’il serait dommageable de limiter la permaculture uniquement à ce seul domaine. Cela pourrait également s’envisager dans le cadre de la réforme de forme de l’enseignement belge qui a intégré l’EPC (éducation à la philosophie et à la citoyenneté) au programme. À propos des réformes, il serait judicieux, si l’on souhaite faire progresser notre système éducatif, d’inviter à la table des décisions l’avis de permaculteur·trice·s, notamment celles et ceux dont le domaine d’expertise concerne la permaculture humaine.

Ainsi, les apports de la permaculture pourraient être transmis aux plus jeunes par l’intermédiaire de personnes averties sur le sujet et qui auront pensé, questionné leur posture et leur vision de l’éducation. Répandre les valeurs de la permaculture, c’est aussi, et avant tout, les incarner ! Aussi, il faut souligner que l’apprentissage ne s’arrête pas à la fin de l’adolescence mais se prolonge tout au long de la vie. Nous avons donc la responsabilité de continuer à nous faire grandir, à tous les niveaux. La permaculture regorge de valeurs, de pratiques et de savoirs qui mériteraient d’être expérimentés par tous et toutes, et non uniquement par les responsables de l’éducation.

Pour conclure…

La permaculture et les principes éthiques qui la sous-tendent (prendre soin de la nature, prendre soin des autres, partager équitablement) nous poussent à agir, à tous les niveaux et ce dans de nombreux domaines, en commençant par soi. Elle donne du sens aux actions individuelles, qui, par effet d’entrainement, poussent à agir collectivement jusqu’à un niveau sociétal. La permaculture ne doit pas s’envisager comme un remède miracle, une méthodologie à suivre, mais ces principes éthiques et les domaines auxquels elle peut toucher mériteraient d’être diffusés, expérimentés, validés et encouragés dans les pratiques, en commençant par soi, à son échelle, que l’on soit citoyen, parent, professionnel de l’enseignement ou de tout autre domaine.

Cette reconnaissance, cette force proprement féminine, peut faire peur, même si elle ne doit pas car « la puissance des femmes ne relève pas du pouvoir-sur mais du pouvoir-du-dedans, celui qui lie femmes et hommes à la nature » (Larrère, C. 2023). Actuellement aux mains des femmes, cette puissance conduit à une revalorisation des traits liés à la féminité, ces traits partagés par tous les êtres humains, les hommes y compris.


Notes :

¹ Le PDC, Permaculture Course Design, ou cours de design de permaculture en Français, désigne la formation officielle conçue par le co-fondateur de la permaculture Bill Mollison.

² La gouvernance horizontale s’attache à considérer comment des acteurs en réseaux sont à même de coopérer, se coordonner et de s’autogouverner. (Enjolras, 2010)


Bibliographie

Enjolras, B. (2010). Gouvernance verticale, gouvernance horizontale et économie sociale et solidaire : le cas des services à la personne. Géographie, économie, société, 12, 15-30. https://www.cairn.info/revue–2010-1-page-15.htm.

Boursier, S. (2021). Permaculture et déclic écologique. La recherche en éducation dans le contexte de l’anthropocène, AFIRSE section française, Paris, France. ffhal-03903420

Girard, M-A., 2023. La permaculture humaine. Vu surhttps://ecolebranchee.com/permaculture-humaine/

Holmgrem, D. (2014). Permaculture : principes et pistes d’action pour un mode de vie soutenable. Paris : Rue de l’échiquier

Müllender, M. (2023). Comment les acteurs des domaines de la permaculture et de l’agroécologie construisent-ils leur identité professionnelle dans le cadre des formations qu’ils dispensent ? (Unpublished master’s thesis). Université de Liège, Liège, Belgique. Retrieved from https://matheo.uliege.be/handle/2268.2/17193

Permaculture Design, 2012. Qu’est-ce que la permaculture humaine? Vu sur https://www.permaculturedesign.fr/permaculture-humaine/

Poupard., J-P., 2017. Devenir facilitateur. Ed. 1mn30

Pouvillon-Ze Akam, O. (2018). La Permaculture, un nouveau paradigme. Genèse d’une représentation sociale. (mémoire) Université de Toulouse – Jean Jaures

Waser, A. & Stoessel, C. (2017). Faire avec l’incertain. Nourrir les hommes ou nourrir sa vie ? Maraîchers et apiculteurs bio. Nouvelle revue de psychosociologie, 24, 157-171. https://doi.org/10.3917/nrp.024.0157

Pour aller plus loin :

https://www.patrimoine-perma-etc.fr/quest-ce-que-la-permaculture-la-fleur/

L’agrivoltaïsme… une solution toute trouvée ? – Analyse

 


Une analyse de Pingdwende Madina Emeline NIKIEMA, diplômée en Master en production intégrée et préservation des ressources naturelles en milieu urbain et péri-urbain de l’Université de Liège. 

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L’agrivoltaïsme est le fait de combiner l’agriculture et la production énergétique sur une même terre agricole. Ce nouveau concept, qui semble « parfait » pour les énergéticiens, ne fait cependant pas l’humanité auprès des agriculteurs. Dans cet article, vous découvrirez pourquoi l’agrivoltaïsme se veut être une solution durable vers une transition énergétique propre. Etant donné que cette pratique ne met pas tout le monde d’accord, nous explorerons quelques pistes d’actions à considérer pour améliorer l’acceptabilité de ce concept.

L’Agrivoltaïsme est ce nouveau concept qui semble être la solution toute trouvée pour atteindre les objectifs des états en termes de transition énergétique.

En effet, l’objectif des états, notamment ceux de l’UE, est d’augmenter la part des énergies renouvelables à 45 % d’ici 2030 qui était à 21.8% en 2021 (commission européenne, s.d), afin de contribuer à réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici 2030. Pour pouvoir y parvenir, il est important d’accélérer la transition vers les énergies propres et réduire la consommation des énergies fossiles.

Qu’est-ce que l’Agrivoltaïsme ?

Ce sont deux scientifiques, Goetzberger et Zastrow, qui ont théorisé le concept de l’Agrivoltaïsme en 1982 en proposant de mettre en valeur l’espace entre les rangées de panneaux photovoltaïques (PV) pour les cultures. Cependant, ce ne sera que trois décennies plus tard (en 2011) que le chercheur Dupraz utilisera le terme « Agrivoltaïsme » pour la première fois dans une publication scientifique¹. Et depuis lors, cette pratique est mise en place dans divers projets à travers le monde. Il se décline aussi sous d’autres appellations comme « Solar sharing » (Japon), « agrophotovoltaïque » (Allemagne) ou « Photovoltaïque Agriculture » (Chine) ou encore « Dual use » (Vietnam) (Brohm & Nguyen, 2018).

Mais à quoi renvoi exactement ce concept ? Dupraz a défini l’agrivoltaïsme comme étant la combinaison d’une production agricole et énergétique sur une même surface terrestre. D’autres définitions plus détaillées et parfois différentes d’un pays à l’autre ont été produites. Toutefois, l’objectif reste le même : la production énergétique ne doit en aucun cas léser la production agricole qui reste l’activité principale.

En France, la loi sur le code de l’énergie² stipule qu’ « une installation agrivoltaïque est une installation de production d’électricité utilisant l’énergie radiative du soleil et dont les modules sont situés sur une parcelle agricole où ils contribuent durablement à l’installation, au maintien ou au développement d’une production agricole en lui apportant un des services ci-dessous, et ce sans induire, ni dégradation importante de la production agricole (qualitative et quantitative), ni diminution des revenus issus de la production agricole :

– L’adaptation au changement climatique

– La protection contre les aléas

– L’amélioration du bien-être animal

– L’amélioration du potentiel et de l’impact agronomique ».

Cette définition de l’agrivoltaïsme démontre qu’il apporte une solution pour accélérer la transition vers les énergies propres, et ce, en agissant à plusieurs échelles.

Les différents systèmes agrivoltaïques

Il faut savoir que les installations agrivoltaïques (AV) sont différentes selon le type de cultures et l’objectif recherché. Il y en a trois principales :

  • Les centrales au sol, utilisant l’espace entre les rangées de PV pour les cultures ou les animaux. Les panneaux peuvent être monofaciaux (une face) ou bifaciaux (panneaux qui captent les rayons solaires sur les deux faces). L’avantage de cette deuxième catégorie de panneaux est qu’ils sont plus performants en termes de production d’énergie.
  • Le deuxième type consiste en des serres agricoles équipées avec des modules PV sur leur structure, permettant une production aussi bien énergétique qu’alimentaire durant toute l’année (Scognamiglio et al., 2014).
  • Et le troisième consiste à un ensemble de panneaux solaires relevés sur pilotis au-dessus des cultures permettant la réduction de l’ensoleillement sur la culture. Pour ce système, les ombrières solaires peuvent être fixes ou mobiles.

Agrivoltaïsme, un concept qui soulève de la réticence

L’agrivoltaïsme semble être une solution toute trouvée parce que ce système répond à un double défi que sont la demande énergétique mondiale croissante et les besoins alimentaires en augmentation face à l’indisponibilité de nouvelles terres. En effet, actuellement environ 8 milliards d’habitant·es dans le monde, d’ici 2050 nous serons environ 10 milliards. Ce qui va engendrer une augmentation des besoins aussi bien alimentaires qu’énergétiques des populations. Il faut aussi souligner que le secteur de l’énergie est responsable d’environ 75% des émissions mondiales de gaz à effets de serre (GES), suivi de l’agriculture (13%) (Climate Watch, 2020.). Et nous savons que pour combattre le changement climatique, il est impératif de réduire les émissions de GES. Il faut alors trouver des solutions qui permettent de produire de l’énergie plus propre et verte, et de rendre l’agriculture également plus durable. L’insuffisance de terres pour répondre aux besoins du secteur agricole et de l’énergie explique pourquoi ces deux secteurs doivent être convergents afin d’optimiser les ressources disponibles.

Cependant, certain·es sont réticent·es et s’opposent à cette solution dite « parfaite » pour plusieurs raisons. Une des raisons principales est l’absence de règlementation et de définition claire de l’agrivoltaïsme dans certains états pour encadrer le développement de la filière. De plus les potentialités de ce système sont encore peu/mal connues du public et des principaux concerné·es que sont les agriculteurs et agricultrices. L’artificialisation des terres une fois les PV installées et la dégradation du paysage sont également des craintes soulevées par les agriculteurs et agricultrices parce que cela porterait atteinte à la vocation nourricière de la terre et nuirait à la biodiversité.

Les opposant·es à l’agrivoltaïsme estiment qu’il y a assez de friches industrielles et d’anciennes terres polluées disponibles pour y implanter les panneaux solaires. Cela est exact cependant dans la pratique ce n’est pas aussi simple. Les sites industriels sont parfois peu accessibles, nécessitent une dépollution et sont réputés être complexes administrativement et techniquement (Kirsch et Jan, 2023). Certains terrains souvent sujets à des risques d’explosion (Haveaux et Frippiat, 2021) du fait de l’enfouissement sous terre de déchets et de la présence de gaz. Alors, de ce fait, les surfaces agricoles demeurent les plus accessibles et les moins contraignantes techniquement.

Au vu de cette réticence manifeste de certains paysan·nes, je pense qu’il importe d’informer plus sur le sujet, de discuter avec eux de l’après exploitation, d’éclaircir les responsabilités quant à l’évacuation des PV à leur la fin de vie. Pour ce qui est du paysage, l’avancée technologique donne l’opportunité aujourd’hui d’utiliser des PV de couleur verte. Aussi, les modèles de PV bifaciaux positionnés à la verticale permettent de réduire l’impact visuel et l’emprise sur le sol des PV.

Il serait intéressant que les recherches, les avancées et toutes les informations relatives aux systèmes AV soient vulgarisées pour permettre aux gens de mieux connaitre, comprendre pourquoi ce type de système pourrait être une solution durable qui contribuerait à atteindre les objectifs climatiques et réduire la tendance du changement climatique.

Que dit la recherche sur les systèmes agrivoltaïques?

Une étude (Dupraz, 2023) sur l’impact de l’ombre des panneaux sur la productivité des cultures a montré que pour maintenir un rendement agricole supérieur à 80% le taux de couverture au sol par les panneaux doit être inférieur à 25%. Pourtant le changement climatique auquel nous assistons pourrait changer les choses, ce taux de couverture pourrait augmenter tout en maintenant un rendement des cultures élevé permettant ainsi une production énergétique plus élevée également.

Les cultures tolérantes à l’ombre (laitues, radis, poivrons, navets, épinards, haricots, framboisiers etc..) permettent de minimiser les pertes de rendement des cultures et ainsi de maintenir la stabilité des prix des cultures. Il est vrai que la lumière est un facteur limitant au développement des plantes, ce qui explique que les espèces d’ombres soient les plus utilisées avec les systèmes AV. Cependant des études récentes (Sekiyama & Nagashima, 2019) ont montré que les cultures intolérantes à l’ombre donnent également de bons résultats sous les systèmes AV montés en pilotis.

Il faut savoir que les plantes n’ont besoin que d’une petite fraction de la lumière solaire incidente pour leur photosynthèse³. On atteint alors un point où la lumière n’est plus un facteur limitant, appelé « point de saturation ». Comme pour une éponge qui devient saturée d’eau, après le point de saturation, l’augmentation de la lumière ne stimule plus la photosynthèse. Il semble alors que les systèmes agrivoltaïques puissent être applicables à un plus large éventail de cultures.

Certaines expériences ont montré que l’utilisation de panneaux photovoltaïques améliore la disponibilité en eau (Elamri et al., 2018), joue un rôle dans la protection des cultures et servent d’abris aux animaux contre les évènements climatiques extrêmes (la grêle, le gel, les fortes chaleurs) (Barron-Gafford et al., 2019).

Une étude sur le potentiel des systèmes agrivoltaïques (Dinesh et Pearce, 2016) a montré que la valeur économique des fermes déployant ce type de système est de 30% plus élevé que celle des fermes conventionnelles.

Une filière qu’il faut continuer à encadrer juridiquement

L’énergie photovoltaïque apporte un revenu supplémentaire entrainant une augmentation de la valeur des terres qui pourrait impacter le bien-être et la sécurité des agriculteurs·trices. En effet, face à une source de revenu qui serait probablement plus importante que le revenu agricole, il est très tentant pour un propriétaire foncier de décider de ne plus louer ses terres à l’agriculteur·trice. Il faut savoir que le propriétaire foncier dans la plupart des cas n’est pas celui qui exploite les terres, c’est-à-dire l’agriculteur·trice. De ce fait, avec la valeur ajoutée de la production d’énergie solaire, il pourrait décider de louer ses terres directement aux promoteurs énergétiques. Nous pourrions assister alors à un risque de spéculation sur les terres, ce qui menacerait à long terme l’implantation de jeunes agriculteurs·trices. Il est alors crucial pour les états de définir clairement l’agrivoltaïsme dans leur politique, que les loyers et le prix du foncier soient règlementés. En outre, que les terres agricoles qui accueillent des systèmes AV restent éligibles aux subventions agricoles dans le cadre de la politique agricole commune (PAC) (Chatzipanagi et al., 2023).

Dans la volonté de promouvoir l’agrivoltaïsme et réduire la crainte des citoyen·nes, des états comme l’Allemagne ( Deutsches          Institut für       Normung (DIN), 2021), le Japon (Tajima & Iida, 2021), l’Italie ( Giugno, 2022.) et tout dernièrement nos voisins français (Légifrance, 2023) ont intégré dans leur politique des définitions plus détaillées et concrètes de ce concept. La France à l’instar du Japon et l’Allemagne n’autorisent les systèmes AV sur les terres cultivées seulement si la productivité des cultures est maintenue ou légèrement réduite.

Pour aller plus loin, la France a intégré dans sa proposition de loi « l’objectif de s’assurer de l’absence d’effets négatifs sur le foncier et les prix agricoles, et exige un rapport sur les impacts du développement de l’agrivoltaïsme sur le prix du foncier agricole et la productivité des exploitations agricoles au bout de trois ans d’application ».

Au cours de mes recherches pour savoir ce qu’il en était en Belgique, j’ai constaté qu’il n’y a pas encore de cadre normatif ou de loi encadrant l’agrivoltaïsme. Il serait alors intéressant de mettre au tour de la table différents acteurs tel que politiciens, énergéticiens, scientifiques et agriculteurs afin de réfléchir sur la mise en place de réglementation qui encadrerait de façon stricte l’agrivoltaïsme. Je pense que cela permettrait de diminuer la réticence des agriculteurs et de s’assurer de ne pas prendre des décisions à l’encontre du bien-être des citoyens et citoyennes à commencer par les plus concerné·es.

Poursuivre la recherche

S’il est vrai que des efforts sont faits pour donner un cadre indispensable au développement de l’agrivoltaïsme, il est aussi nécessaire de rappeler que des défis techniques pour maximiser la production énergétique tout en maintenant un niveau significatif du rendement des cultures en protégeant la biodiversité sont encore à relever afin de garantir des solutions durables. Pour cela, les institutions académiques, sont appelées à poursuivre la recherche. Comme déjà évoqué, il serait aussi important d’intégrer le savoir des agriculteurs et agricultrices pour une co-construction du savoir et profiter de leur expérience afin d’évaluer le potentiel de l’agrivoltaïsme pour différentes cultures et zones géographiques à travers le monde.

À ce jour, des projets et des sites d’expérimentation agrivoltaïques sont retrouvés à travers le monde : France, Etats unis, Allemagne, Italie, Japon, Chine, Vietnam, Inde et bien d’autres. En Afrique, si pour le moment il n’y a pas encore de projet concrètement établi, des réflexions sont toutefois menées sur les possibilités d’implantation des systèmes AV, comme c’est le cas par exemple au Bénin et en Ethiopie4.

Qu’en est-il de la Belgique?

Sous nos latitudes, il semble que les projets d’agrivoltaïsme s’implanteront plus sur les prairies où paissent moutons et bovins du fait que la filière du mouton est en ce moment en difficulté (Damman et François 2023). Cependant, des institutions telle que la faculté Agro bio-tech de Gembloux ou encore la Ku Leuven réalisent des expérimentations à petites échelles avec la technologie bifacial où les panneaux solaires sont associés avec des cultures notamment maraichères et fruitières. Si pour l’instant, la Belgique est encore au stade d’étude et de mise en place de prototype, il faut souligner tout de même qu’un premier grand projet agrivoltaïque a vu le jour à Wierde (commune namuroise) sur une superficie d’environ 14 hectares, et a commencé à injecter de l’électricité depuis cet été (Limbourg, 2023). Cependant, comme évoqué plus haut, cette absence de réglementation, de loi n’incite pas beaucoup d’agriculteurs à se lancer dans l’agrivoltaïsme comme activité professionnelle.

L’agrivoltaïsme, ce n’est pas uniquement au nord

Les pays du sud notamment chaud sont également enclins au changement climatique. De ce fait l’agrivoltaïsme est un concept qui pourrait être également être intéressant pour ces pays. Comme je l’ai souligné plus haut, je n’ai pas trouvé dans mes recherches, une littérature scientifique sur des expérimentations particulièrement en Afrique. Cependant des pays émergents comme la Chine, l’Inde et la Malaisie s’y intéressent et développent des projets pilotes à travers leur pays. En Inde par exemple, les premiers résultats montrent une augmentation du rendement de plantes médicinales et de légumes, tandis que des cultures comme le mil ne présentent pas de réduction importante du rendement.

Toutefois, comme pour certains pays du nord, l’absence de définition de l’agrivoltaïsme est aussi un défi majeur pour son encadrement. De plus, le manque de technologies ne permet pas des études plus approfondies sur une plus grande diversité de culture afin d’amener l’agrivoltaïsme à un niveau supérieur en se basant sur des données de qualités. Je pense qu’il est important de collaborer avec les pays du nord, qui sont déjà plus avancés dans la pratique de l’agrivoltaïsme, de promouvoir le transfert de connaissances afin de lever le voile sur les systèmes AV.

Une note d’optimisme pour conclure

Il est crucial de maintenir la vocation initiale des surfaces agricoles qui est de produire des aliments. Pour se faire, il faut continuer à inciter à l’installation, tout en structurant de manière continuelle la filière à travers des politiques concrètes et en mettant autour de la table une diversité d’acteurs notamment les ingénieurs, les promoteurs énergétiques, les agriculteurs· trices et les citoyen·nes pour continuer à réfléchir à la recherche et le développement de travaux sur les systèmes agrivoltaïques afin d’en sortir des solutions pour une transition énergétique réussie et durable.

L’agrivoltaïsme peut se révéler être un vrai atout pour contribuer, et pour la sécurité alimentaire du monde, et pour une autonomie énergétique des états.

 


Notes :

¹ (Dupraz et al., 2011)

² Code de l’énergie article L314-36 (Légifrance, 2023.)

³ La photosynthèse est le processus par lequel les plantes vertes élaborent leur propre nourriture en transformant l’énergie lumineuse en énergie chimique sous la forme de sucres.

4 (Randle-Boggis et al., 2021)


Bibliographie

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Barron-Gafford, G., Pavao-Zuckerman, M., Minor, R., Sutter, L., Barnett-Moreno, I., Blackett, D., Thompson, M., Dimond, K., Gerlak, A., Nabhan, G., & Macknick, J. (2019). Agrivoltaics provide mutual benefits across the food–energy–water nexus in drylands. Nature Sustainability, 2. https://doi.org/10.1038/s41893-019-0364-5

 

Chatzipanagi, A., Taylor, N., Jaeger-Waldau, A & Gemeinsame Forschungsstelle (Europäische Kommission), (2023). Overview of the potential and challenges for agri-photovoltaics in the European Union. Amt für Veröffentlichungen der Europäischen Union.

 

Deutsches         Institut für         Normung. (Mai2021). Agri-Photovoltaik-Anlagen               Anforderungen              an          die         landwirtschaftliche     Hauptnutzung.

 

Dinesh, H., & Pearce, J. (2016). The Potential of Agrivoltaic Systems. Renewable and Sustainable Energy Reviews, 54, 299‑308. https://doi.org/10.1016/j.rser.2015.10.024

 

Dupraz, C. (2023). Assessment of the ground coverage ratio of agrivoltaic systems as a proxy for potential crop productivity. Agroforestry Systems. https://doi.org/10.1007/s10457-023-00906-3

 

Dupraz, C., Marrou, H., Talbot, G., Dufour, L., Nogier, A., et Ferard, Y. (2011). Combining solar photovoltaic panels and food crops for optimizing land use: Towards new agrivoltaic schemes. Renewable Energy, 36(10), 2725‑2732. https://doi.org/10.1016/j.renene.2011.03.005

 

Giugno. 2022. I Pubblicate le Linee Guida | Ministero dell’Ambiente e della Sicurezza Energetica.

 

Kirsch, A., et Jan., Lore-Elene. (2023). Définir l’agrivoltaïsme, un enjeu crucial pour la protection de l’activité agricole.

 

Randle-Boggis, R., Lara, E., Onyango, J., Temu, E., & Hartley, S. (2021). Agrivoltaics in East Africa: Opportunities and challenges. 2361, 090001. https://doi.org/10.1063/5.0055470

Sekiyama, T., & Nagashima, A. (2019). Solar Sharing for Both Food and Clean Energy Production: Performance of Agrivoltaic Systems for Corn, A Typical Shade-Intolerant Crop. Environments, 6(6), Article 6. https://doi.org/10.3390/environments6060065

 

Scognamiglio, A., Garde, F., Ratsimba, T., Monnier, A., & Scotto, E. (2014). Photovoltaic greenhouses: a feasible solutions for islands?

 

Tajima, M., & Iida, T. (2021). Evolution of agrivoltaic farms in Japan. 030002. https://doi.org/10.1063/5.0054674

 

Webographie

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Commission européenne. (s.d.) Objectifs en matière d’énergies renouvelables—. Consulté 19 décembre 2023, à l’adresse https://energy.ec.europa.eu/topics/renewable-energy/renewable-energy-directive-targets-and-rules/renewable-energy-targets_en

 

Damman, S., et François, S. (juin, 2023). Connaissez-vous l’agrivoltaïsme ? Ce nouveau concept vient d’être inauguré en Wallonie et c’est peut-être LA solution pour le futur. RTL Info. Consulté le 26 novembre à l’adresse http://www.rtl.be/actu/belgique/societe/connaissez-vous-lagrivoltaisme-ce-nouveau-concept-vient-detre-inaugure-en/2023-06-09/article/554959

 

Haveaux, C., et Frippiat, J. (septembre 2021). Ether Energy ou comment développer l’agrivoltaïsme en Wallonie. Renouvelle. Consulté le 24 novembre 2023 à l’adresse https://www.renouvelle.be/fr/ether-energy-ou-comment-developper-lagrivoltaisme-en-wallonie/

 

Légifrance. (2023). Article L314-36—Code de l’énergie—. Consulté 19 décembre 2023, à l’adresse https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000047298015/2023-03-16

 

Limbourg, P. (juin, 2023). Namur : Le premier projet agrivoltaïque de Belgique produira avant la fin de l’été. Renouvelle. Consulté le 26 novembre à l’adresse https://www.renouvelle.be/fr/namur-le-premier-projet-agrivoltaique-de-belgique-produira-avant-la-fin-de-lete/

« L’intersectionnalité » : un outil au service des mobilisations collectives ? – Analyse

 


Une analyse de Romane MARCHAL, chargée de projets en éducation citoyenne chez Eclosio. 

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Ces dernières années, de nombreux mouvements sociaux se sont organisés pour questionner les rapports de pouvoir qui structurent nos sociétés que ce soit sur les thématiques du racisme, des inégalités sociales, des violences sexistes et sexuelles… Nous avions envie de revenir sur le concept « d’intersectionnalité » de plus en plus mobilisé dans ces mouvements. Dans cette analyse, nous aborderons les origines de ce terme, sa portée politique et sa pertinence dans la compréhension des rapports de domination.

Ces dernières années, nous assistons au déploiement de plusieurs mouvements sociaux qui questionnent les rapports de domination ou rapports de pouvoir  (terminologies que nous utiliserons de manière équivalente dans ce texte) et les discriminations qui en découlent. En 2017, dans les luttes féministes c’est le tournant #Metoo, initié par les révélations sur l’affaire Weinstein, il retentit à l’échelle mondiale et libère progressivement la parole de femmes victimes de violences sexistes et sexuelles. En Amérique Latine en 2019, le collectif chilien “Las Tesis” chante leur hymne “El violador eres tu”¹ qui fait par la suite, le tour du monde. Ces mouvements dénoncent le système patriarcal et la violence avec laquelle il oppresse, violente et délégitime la parole des femmes. Parallèlement à ces luttes féministes, le mouvement « Black Lives Matter » reprend de l’ampleur en 2020 lorsque Georges Floyd est tué sous le genou d’un policier blanc. Ce mouvement dénonce le racisme systémique présent aux Etats-Unis, les violences policières, les oppressions racistes…Quels sont les points communs entre ces mobilisations collectives ? Peuvent-elles trouver des points de convergences ? Sont-elles reliées ?

On constate que ces mouvements dénoncent tous deux des oppressions systémiques dans le but d’opérer une transformation sociale. Comprendre les rapports de domination dans le but de construire une société inclusive, équitable et solidaire est un enjeu dont chaque citoyen·ne peut se saisir. Au-delà de la force des mouvements sociaux les réflexions peuvent être amenées dans des lieux tels que les sphères professionnelles, estudiantines ou privées. Pour comprendre au mieux ces rapports de domination, nous allons explorer le concept “d’intersectionnalité”, bien connu dans les groupes militants et dans le domaine des sciences humaines. Nous revenons ici sur le contexte dans lequel il est né, sur sa portée sociale pour ensuite explorer comment « l’intersectionnalité » peut nourrir nos réflexions quotidiennes et servir de porte d’entrée à la construction d’un monde égalitaire. Enfin, nous abordons quelques limites auxquelles il se heurte actuellement.

Origine de ce concept – « Toutes les femmes sont blanches, tous les noirs sont des hommes et certaines d’entre nous sont courageuses »²

Ce concept d’intersectionnalité nous vient des Etats-Unis et a été théorisé par Kimberlé Crenshaw, militante du black feminism. Elle dénonce à l’époque une invisibilisation des femmes noires dans la société américaine. En tant que juriste, elle constate des discriminations envers les femmes noires dans le contexte du travail. Malgré, les luttes féministes et antiracistes du moment, les femmes noires ne trouvent pas leur place. D’un côté, nous avons des revendications portées principalement par des femmes blanches, qui défendent un féminisme universel invisibilisant les discriminations vécues par les femmes noires. De l’autre côté, nous avons les mobilisations antiracistes qui défendent les droits civiques, portées par des hommes noirs. C’est alors, que le concept “d’intersectionnalité” voit le jour. Kimberlé Crenshaw défend la thèse selon laquelle les femmes noires se trouvent aux intersections des dominations patriarcale et raciale, les comprendre de manière dissociée ne fait pas sens³. “Lorsque ces pratiques présentent l’identité « femme » ou « personne de couleur » sous forme de proposition alternative (ou bien…, ou bien…), elles relèguent l’identité des femmes de couleur en un lieu difficilement accessible au langage.” (Crenshaw, 2005, 53).

Comprendre ces dominations de manière exclusive ne rend pas compte des réalités qui se trouvent aux intersections. Pour Collins, ce concept renvoie alors à « l’idée que « la race, la classe sociale, le sexe, la sexualité, l’ethnicité, la nation, les capacités et l’âge ne fonctionnent pas de manière unitaire et réciproque comme des entités exclusives, mais plutôt comme des phénomènes se construisant réciproquement » (Collins, 2015, 2). L’intersectionnalité nous permet de comprendre les imbrications des différentes discriminations non pas dans une logique d’addition mais bien dans une logique d’intersection. C’est précisément le croisement entre des rapports de domination qui donne lieu à des différences de traitement et des hiérarchies sociales, à un moment donné dans un contexte donné. Les “femmes de couleur se trouvent dans au moins deux groupes subordonnés poursuivant des objectifs politiques souvent contradictoires. Les hommes de couleur et les femmes blanches sont rarement confrontés à cette dimension intersectionnelle particulière de la dépossession qui oblige l’individu à cliver son énergie politique entre deux projets parfois antagonistes.” (Crenshaw, 2005, 61). L’idée portée par Crenshaw est d’insister sur l’importance du discours intersectionnel dans le but de visibiliser les femmes noires dans les combats politiques. Si on considère les deux groupes « subordonnés » (femmes et noirs) comme séparés les uns des autres sans penser leurs imbrications, les femmes noires n’ont pas droit au chapitre. Elles se retrouvent à devoir porter un message féministe majoritairement blanc ou un message antiraciste majoritairement masculin. Par exemple, une des revendications féministes des femmes aux Etats-Unis étaient de pouvoir sortir du foyer en déléguant les tâches domestiques. Ces tâches étaient alors assumées par des femmes noires. Une proposition « émancipatrice » pour les unes se faisait au détriment de la condition sociale des autres et de leur combat pour une répartition du pouvoir.

La remise en question du pouvoir comme boussole…

La question centrale dans les mouvements féministes intersectionnels de l’époque est “Qui détient le pouvoir ? Au service de quel système ?”

Les militantes afro-féministes de la fin du 20e siècle établissent un lien direct entre leurs réalités vécues et le système dans lequel les relations sociales sont hiérarchisées. Bell Hooks4, auteure afro-féministe, contemporaine à Crenshaw, lie le capitalisme aux autres systèmes d’oppressions. Pour elle, l’exploitation économique des noir·es permet de renforcer le système économique et de générer du profit. Angela Davis, dans la même lignée dira que « Pour détruire les racines du racisme, il faut renverser le système capitaliste »5. Elle milite pour abolir les dominations raciales en remettant profondément en question le modèle de production. Modèle où les noir·es sont généralement considéré·es comme de la main d’œuvre à bas prix et exploitables dans les métiers du soin mais également dans les milieux ouvriers. Pour elle, le capitalisme s’est appuyé sur la colonisation pour prospérer et continue de s’inscrire dans des rapports néo-coloniaux notamment dans l’exploitation des ressources naturelles. Pour changer la tendance, il est nécessaire de le remettre en question dans ses principes fondateurs.

Ce lien racisme/ capitalisme peut être fait avec notre contexte actuel. Les usines de production textiles sont délocalisées pour fournir les chaines de vêtements notamment européennes. Par exemple, au Bangladesh, ce sont majoritairement des femmes qui produisent les vêtements dans l’usine. « Les plus grandes marques font désormais fabriquer leurs vêtements dans cet État, car le coût de la main-d’œuvre y est extrêmement bas. »6 Ce qui veut dire que le système économique capitaliste tire profit des dominations patriarcales et raciales en faisant appel à une main d’œuvre bangladeshi7. Dans les politiques de transition écologique européenne, on retrouve de nombreux exemples à l’intersection de la classe et de la race. En matière de recyclage, « la moitié des déchets plastiques collectés en vue d’être recyclés sont exportés afin d’être traités hors de l’Union européenne »8 notamment en Inde, en Turquie et en Egypte. Les voitures trop vielles ou qui sont interdites de circulation dans les pays de l’OCDE sont envoyées sur le continent africain. « L’Afrique a acheté plus de 40 % des 14 millions de véhicules d’occasion exportés dans le monde entre 2015 et 2018. Et la majorité sont entrés sur le continent par les ports du Nigeria, de Libye, de Tanzanie, de Guinée ou du Ghana »9. L’extraction de cobalt en République démocratique du Congo pour nos voitures électriques s’inscrivent clairement dans ces mêmes rapports.10 Ces exemples illustrent la persistance d’inégalités mondiales structurelles qui maintient les travailleur·ses dans une position de subornation (sur base de leur race, leur classe et/ou leur genre et de leurs intersections) et la responsabilité collective que nous portons de tirer profit de ces déséquilibres de pouvoir.

Des militantes afro-féministes actuelles se positionnent dans le débat. Pour Fania Noël, autrice franco-haïtienne et militante afro-féministe, son afroféminisme se situe « dans l’anticapitalisme, le panafricanisme, les politiques migratoires, l’anticarcéralisme… Pas dans les discours sur la citoyenneté et la demande de plus de diversité ». Selon elle, la visée politique initiale de l’afroféminisme a pu être diluée dans la prolifération de « récits individuels de soi » qui dépolitiseraient l’action de base. »11 Dans cet extrait, on saisit l’importance de la politisation des rapports de pouvoir. La démarche intersectionnelle que défend cette autrice franco-haïtienne est la lutte contre des systèmes d’oppressions et non pas une simple revendication de la diversité et la pluralité des récits individuels. Elle nous prémunit du risque de penser que l’intersectionnalité serait une affaire individuelle et que la compréhension de la multiplicité des intersections nous éloignerait de ce que nous partageons en commun. L’intersectionnalité doit être considérée comme une porte d’entrée à ces combats qui se doivent d’être collectifs.

Le pouvoir transformateur de la société?

Questionner les rapports de domination avec une approche intersectionnelle c’est aussi un moyen de questionner les inégalités sociales et la manière dont on les reproduit (Crenshaw, 2005). Il s’agit d’une approche qui nous invite à conscientiser le système politique, social et économique inégalitaire pour ensuite réfléchir à nos pratiques, afin qu’elles soient d’autant plus inclusives. Dans cette optique, ce qui importe avec l’utilisation de lunettes intersectionnelles c’est de questionner le pouvoir et de trouver des points de convergence dans les mobilisations collectives qui pourraient être, par exemple, s’arrêter sur la défense de la « justice sociale » ou la défense de la démocratie participative comme « socle commun » (Collins, Bilge, 2020). La justice sociale remet en question la distribution inéquitable des ressources et permet de dénoncer l’accaparement de celles-ci par une poignée de personnes. Le lien entre l’intersectionnalité et la justice sociale réside dans la volonté de questionner le pouvoir et sa répartition aux mains de quelques-uns. Collins et Bilge abordent également dans leur ouvrage la question de la démocratie participative. « Les vagues de protestation survenues aux quatre coins du monde s’inscrivent dans une forme d’intersectionnalité dans la mesure où elles organisent de multiples groupes opprimés, qui s’engagent dans des luttes pour la justice sociale, dont ils savent la portée potentiellement « transnationale », en affrontant les discriminations et oppressions générées par la répression étatique et le capitalisme néolibéral mondialisé. » (Louli, 2023, 2).

Certaines auteures insistent sur le fait de se (ré)emparer de ce concept « de diverses manières, […] afin qu’il continue être à la fois, non seulement un puissant et labile outil de recherche, mais surtout, un instrument de transformation sociale et politique réelle, capable de modifier les structures profondes des sociétés en même temps que la vie quotidienne. » (Falquet, Kian, 2015, 6). Voilà pourquoi nous trouvions intéressant d’y réfléchir et de nous l’approprier. Falquet et Kian, nous invite à penser nos actions dans une vision plus globale que celle de l’individu. Penser l’inclusivité dans une optique de représentativité est un premier pas, mais la penser au service d’une déconstruction des rapports de domination est d’autant plus pertinente. Si la visée reste au simple fait d’établir un diagnostic de la représentativité d’un groupe minorisé sans pour autant réfléchir aux revendications ou au message que celui-ci porte, alors on tombe dans un piège. On entend ici par « groupes minorisés » des individus qui n’ont pas de pouvoir par rapport à un groupe dominant. Dans les pas de Pierre Bourdieu, on parlera également de groupes « dominés » (dans la relation « dominant-dominé »).  Le sociologue Louis Wirth nous en donne une définition générale : une minorité est « un groupe de personnes qui, en raison de leurs caractéristiques physiques ou culturelles, sont distinguées des autres dans la société dans laquelle elles vivent, par un traitement différentiel et inégal, et qui par conséquent se considèrent comme objets d’une discrimination collective (Wirth, 1945, 347) » (Laplanche-Servigne, 2017, 215). Il ne s’agit pas d’une minorité au sens numérique mais bien au sens de partage du pouvoir.  Didier et Éric Fassin renforcent cette définition en évoquant que « la minorité […] n’implique pas nécessairement l’appartenance à un groupe et l’identité d’une culture ; elle requiert en revanche l’expérience partagée de la discrimination » (2006, 251).

Selon, ces différentes définitions, le fait d’être une femme dans un système patriarcal marque une appartenance à un groupe minorisé : à travers le monde les femmes partagent le fait d’être discriminées. Lorsqu’une femme porte plainte pour agressions sexuelles, il n’est pas rare qu’elle soit déclarée sans suite. Avec le mouvement #Metoo, on remarque quelques changements dans la légitimité du pouvoir patriarcal, progressivement les femmes reprennent du pouvoir là où elles en étaient dépossédées. D’ailleurs dans les manifestations, certains slogans illustrent un changement dans le regard qu’on pose sur les violences patriarcales : « Victimes, on te croit, agresseur, on te voit ».

Comment appliquer le concept d’intersectionnalité à notre propre réalité?

Le concept « d’intersectionnalité » peut être mobilisé dans de multiples situations ou prises de décision. Par exemple, dans le domaine de la transition écologique, il est primordial de penser le pouvoir et les mesures dans une perspective globale intersectionnelle. Les idées portées dans les mouvements écologistes ont souvent été relayées depuis les classes privilégiées, urbaines. L’intérêt de tout un chacun se trouve dans le fait d’interroger ses propres pratiques pour ne pas reproduire des rapports de domination. Dans notre posture, en tant que citoyen·ne, nous devons être conscient·e de notre appartenance ou non à des groupes dominants et comprendre que nos privilèges sont imbriqués.  Par exemple, dans le cadre universitaire, si nous adoptons une lecture intersectionnelle des inégalités sociales, nous verrons qu’une étudiante racisée, fille de parents ouvriers n’aura pas la même position sociale qu’une étudiante non racisée, fille d’universitaire·s. La première subit une double discrimination en raison de sa classe sociale et de sa couleur de peau même si toutes deux partagent le fait d’être une femme et de subir des discriminations sexistes. Si on s’arrête à leur position de femme, on invisibilise les discriminations que vit la première étudiante au vu de sa condition sociale (sa classe) et de sa race. La fille d’universitaires aura plus de moyens pour mener un parcours d’étudiante sans trop d’embuches (tels que les discriminations vécues par ses camarades, le fait de devoir travailler pour financer ses études, etc). Un garçon racisé, aussi fils d’ouvriers, aura également, par rapport à la première étudiante, une position différente.  Même si ces personnes partagent toutes deux le fait d’être racisées et d’être issues de la classe populaire, elles ne se trouvent pas du même côté du rapport de pouvoir au niveau de la domination patriarcale. Isoler les vécus de manière individuelle n’a bien entendu pas de sens, le but n’est pas ici de cocher des cases mais bien de saisir l’importance des imbrications et de l’intersectionnalité pour analyser les situations de manière complexe en lien avec leur contexte.

Dans cet extrait, Rokhaya Diallo rappelle la nécessité de prendre les évènements avec une multiplicité de points de vue : « De manière générale, les afroféministes sont sollicitées pour évoquer des questions typiquement raciales. Mais où sont-elles pour aborder l’impact de la non-politique environnementale ? Ou encore de l’impact de la réforme des retraites sur les femmes ? Même durant la crise sanitaire, lorsque l’on parlait notamment des travailleuses essentielles en première ligne, on a manqué de voix afroféministes aux débats. ». (Médiapart, mai 2022, « En France, le difficile chemin de l’afroféminisme »). On voit ici que la mobilisation des noir·es sur un critère unique, en l’occurrence la race, est réducteur et ne rend pas compte de la complexité de leur identité et plus-value pour la société. Leur participation à la vie collective doit s’opérer sur des questions politiques transversales.

Limites du concept

Pour certaines auteures, le danger de l’utilisation de l’intersectionnalité et de sa pratique est de tomber dans « le multiculturalisme néolibéral » (Falquet, Kian, 2015, 6). En effet, comme nous l’avons abordé plus haut, l’intersectionnalité est « née combative, et forcément incomplète, de la nécessité des luttes sociales collectives —souvent féministes, populaires antiracistes et anticoloniales—, hors de l’Université et loin des sujets dominants. » (Falquet, Kian, 2015, 6), se réapproprier cette théorie sans la relier aux systèmes d’oppressions et au déséquilibre dans le partage du pouvoir déformerait le sens même de l’outil. Il ne s’agit donc pas de se cantonner à une simple description identitaire (par exemple : je suis une femme blanche bourgeoise) mais bien d’aller au-delà et de définir les rapports de domination en présence. « En effet, ce que l’approche intersectionnelle examine, ce sont des processus historiques et sociaux, des logiques de production des hiérarchies et des discriminations. Elle s’intéresse donc aux expériences minoritaires (et non pas identitaires), placées au croisement de plusieurs rapports sociaux de pouvoir » (Lepinard et Mazouz, 2021, 27) .

Des auteures telles que Bell Hooks, Crenshaw ou encore Angela Davis privilégient dans leurs écrits, trois axes d’oppressions, à savoir la race, la classe et le genre, c’est ce sur quoi nous nous sommes principalement arrêtées dans cette analyse. Toutefois, des auteures comme Collins élargissent le concept à l’âge, l’orientation sexuelle, le handicap, etc. D’autres vont encore plus loin en abordant la langue, la corpulence, la santé mentale, le logement…12 Ces derniers critères de discriminations sont en débat. En effet, certain·es auteur·es marxistes se posent la question : « Est-ce qu’on lutte contre les expressions des dominations, qui n’en sont que les symptômes, au lieu de s’en prendre au système qui les produit ? » (Koechlin, 2019, 130). Pour illustrer ce propos, prenons la grossophobie13 qui est amenée dans certaines lectures intersectionnelles comme un système d’oppression à part entière. Avec la lecture de Koechlin, la grossophobie est liée aux discriminations qui découlent directement du sexisme. En prenant en compte le système, on voit que la grossophobie n’a pas une portée universelle ce qui nécessite sa remise en contexte. Pour l’accès au logement, c’est la même logique, il existe de nombreuses inégalités (qui pourraient être vues comme un système d’oppression), des personnes sont discriminées, c’est un fait. Dans une logique systémique intersectionnelle, on se posera davantage la question du système de domination sous-jacent (ex : la classe sociale ou l’origine ethnique, etc.).

L’approche intersectionnelle est associée à des mouvements qui bousculent les lignes du pouvoir ce qui donnent place à des contestations et des mouvements réactionnaires. C’est pourquoi, le concept de « wokisme » a pris une grande place sur les plateaux télévisés et les réseaux sociaux. Historiquement, ce terme nous vient des mouvements de défense des droits civiques aux Etats-Unis. Les citoyen·nes afro-américain·es se devaient d’être « woke », à savoir « éveillé·es » aux discriminations et injustices auxquelles ils/elles faisaient face. Aujourd’hui, le terme « wokisme » a largement percolé dans les discours d’extrême droite dont celle-ci s’est emparée pour décrédibiliser les idées progressistes des luttes décoloniales, féministes, LGBTIQIA+, écologistes, intersectionnelles.14 Réfléchir à un modèle de société inclusif, dans le sens large du terme avec une remise en question des rapports de pouvoir, n’est pas un projet porté par tout le monde. Certains, souvent dans une position privilégiée, utilisent alors ce terme dans le but de délégitimer et de réaffirmer leur position de pouvoir. Le terme « wokisme » a laissé la place dans l’esprit populaire et intellectuel à un mouvement qui est celui de l’effacement, aussi nommé la « cancel culture », on ne le relie plus à sa définition initiale qui était celle de l’éveil des consciences aux rapports de domination. Etant donné, qu’il a essentiellement été repris par ses détracteurs, plusieurs mouvements d’actions collectives choisissent de ne pas l’utiliser, nous suivrons également cette ligne bien que nous pensons qu’il soit important de continuer en parallèle à rappeler l’origine du concept.

Une ouverture pour penser les rapports de domination

En conclusion, pour œuvrer à la construction d’une société inclusive, juste, solidaire et durable, l’étude et la déconstruction des rapports de domination sont incontournables. Plusieurs autrices que nous avons évoquées dans cette analyse utilisent le concept « d’intersectionnalité » comme outil d’analyse. Dans les mouvements de mobilisations collectives, il apparait pertinent dans la compréhension des inégalités sociales. Historiquement, ce concept a permis de remettre en question les rapports de pouvoir inhérents à la société américaine des années 1980/90 et de mettre en lumière des oppressions systémiques que subissaient les femmes afro-américaines, dues au fait d’être noires mais également femmes.

A l’heure actuelle, ce concept doit nous permettre d’accompagner notre compréhension des rapports de domination systémiques sans s’arrêter à une simple définition de son identité et tomber dans le piège néolibéral d’une individualisation des problèmes sociaux. Il importe dans nos sphères d’actions qu’elles soient politiques, militantes ou citoyennes, de visibiliser les réalités passées sous silence et d’adopter une démarche critique par rapport à notre posture. L’intersectionnalité nous outille pour mettre en lumière des oppressions systémiques que les personnes non concernées ne vivent ou ne conscientisent pas. Si cela vous intéresse, un outil pédagogique appelé « La marche des privilèges » propose un exercice pour se positionner sur ses privilèges et connaitre sa position dans les engrenages du pouvoir. Plusieurs versions de l’exercice existent, nous avons mis en annexe les questions établies par la fédération des centres sociaux et socioculturels de France. Ces questions nous permettent d’évaluer notre vécu vis-à-vis des oppressions systémiques et de prendre conscience des différentes imbrications entre ces discriminations. Les afroféministes des années 1990 ont ouvert la voie de la déconstruction des rapports de pouvoir en en faisant un enjeu dans les luttes et les mobilisations collectives. Aujourd’hui, il nous appartient de nous saisir de ce concept non pas dans une simple optique de représentativité mais bien dans une optique de remise en question des systèmes de domination qui perpétuent des inégalités. Dès lors, l’enjeu autour de l’intersectionnalité est de nous unir autour d’objectifs communs tels que la démocratie participative et la justice sociale. (Collins, Bilge, 2020).

Cette analyse non exhaustive avait comme intention de revenir sur les origines du concept « d’intersectionnalité » et de le clarifier. Dans de prochaines productions, il serait intéressant de voir comment ce concept pourrait s’appliquer de manière plus pointue dans différents domaines tels que la transition écologique, la décolonisation, la mise en lumière des violences sexistes et sexuelles, etc.


Notes :

¹ Traduit de l’espagnol celui-ci signifie « Le violeur c’est toi » ; certaines traductions utilisent aussi l’appellation « Un violeur sur ton chemin ».

² Phrase traduite de l’ouvrage de Akasha Gloria Hull, Patricia Bell-Scott et Barbara Smith “All the women are white, all the Blacks are men and some of us are brave”, phrase qui illustre bien le contexte dans lequel l’intersectionnalité est née.

³ Crenshaw est reconnue pour avoir initié ce concept mais plusieurs autrices déjà au XIXe siècle avaient mis cette réalité en avant. Dans le même contexte des années 80, bell hooks et Angela Davis, partagent ces constats et œuvrent également à la visibilisation des femmes noires.

4 Bell Hooks choisit ce nom en mémoire de son arrière-grand-mère, elle le porte volontairement sans majuscule car pour elle, ses idées, ses ouvrages et le projet politique qu’elle défend sont plus importants que son image et la figure qu’elle représente – https://www.babelio.com/auteur/bell-hooks/204236

5 Podcast, France Culture, 01/2017, « Angela Davis : Pour détruire les racines du racisme, il faut renverser le système capitaliste ».

6 Le Monde, 2019, La Lettre de l’éduc. « Blangladesh, l’usine textile du monde », 11/12/2019.

7 Pour approfondir cette thématique de manière didactique, Quinoa, le CNCD 11.11.11. et WSM, ont développé un outil pédagogique « Le jeu de la bobine » qui aborde l’industrie du textile avec un regard sur les systèmes de domination et leurs dimensions intersectionnelles. https://www.cncd.be/Le-jeu-de-la-bobine

8 Parlement Européen, « Déchets plastiques et recyclage dans l’UE : faits et chiffres (infographie) », MAJ 18/01/23

9 Le monde, « L’Afrique est devenue le dépotoir des véhicules dont l’Europe et le Japon ne veulent plus », 26/10/20.

10 Rapport d’Amnesty International de 2016 sur l’extraction du cobalt en RDC, 19/01/16.

11 Médiapart, « En France, le difficile chemin de l’afroféminisme », 22/05/20.

12 Se référer à la roue des privilèges de Sylvia Duck Worth

13 La grossophobie consiste à discriminer les personnes sur base de leur corpulence. A savoir, si elles sont grosses, elles subiront des discriminations (harcèlement, rejet…).

14 Le Monde, « Quatre questions pour cerner les débats autour du terme woke », 23/09/21.


Quelques références pour aller plus loin dans les thématiques…

Podcasts

La poudre, épisode 83, « Penser l’intersectionnalité avec Mame-Fatou Niang »

Kiffe ta race – Rokhaya Diallo et Grace Ly

Girls Power https://www.youtube.com/watch?v=QJD68XYHdzQ

France Culture, (2017), Angela Davis : « Pour détruire les racines du racisme, il faut renverser le système capitaliste ».

Livres

Angela Davis, (1983), Femmes, race et classe, Black Feminism, Anthologie du féminisme américain

Bell Hooks, (1981), Ne suis-je pas une femme ? Femme noire et féminisme.

BellHhooks,(1984), De la marge au centre.

Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya, Nancy Fraser, (2019), Féminisme pour les 99 %, La découverte

Collins, P. H., & Bilge, S. (2020). Intersectionality (2nd ed.). Polity Press.

Dorlin, E. (2009). La matrice de la race: Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française. La Découverte. https://doi.org/10.3917/dec.dorli.2009.01

Lépinard, É., Mazouz, S. (2021). Pour l’intersectionnalité. Anamosa.

Mosconi, N. (2010). Christine Delphy. Classer, dominer. Qui sont les « autres » ? Éditions La Fabrique, Paris, 2007, 277 pages. Travail, genre et sociétés, 23, 225-229. https://doi.org/10.3917/tgs.023.0225

Noël-Thomassaint F. (2029), Afro-communautaire : Appartenir à nous-mêmes, Éditions Syllepse, coll. « Arguments et mouvements »,  93 p. (ISBN 2849507482, OCLC 1122732027)

Films

« Mariannes noires », Mame-Fatou Niang

« Les nouvelles guerrières », Elisa VDK

Bibliographie

Benelli, N. (2010). Elsa Dorlin : Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination. Nouvelles Questions Féministes, 29, 110-113. https://doi.org/10.3917/nqf.293.0110

Crenshaw, K. (2005). Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur. Cahiers du Genre, 39, 51-82. https://doi.org/10.3917/cdge.039.0051

Crenshaw, K. (2021). Démarginaliser l’intersection de la race et du sexe : une critique féministe noire du droit antidiscriminatoire, de la théorie féministe et des politiques de l’antiracisme. Droit et société, 108, 465-487. https://doi.org/10.3917/drs1.108.0465

Fassin D. et Fassin É (dir.) (2006), De la question sociale à la question raciale? Représenter la société française, Paris, La Découverte.

Fournier, M. (2006). Les rapports de domination: À propos de La Domination masculine, Pierre Bourdieu. Dans : Régis Meyran éd., Les mécanismes de la Violence: États – Institutions – Individu (pp. 249-252). Auxerre: Éditions Sciences Humaines. https://doi-org.ezproxy.ulb.ac.be/10.3917/sh.meyra.2006.01.0249

Koechlin Aurore. (2019). La révolution féministe, éd. Amsterdam.

Laplanche-Servigne, S. (2017). Chapitre 8  – Les mobilisations collectives des minorisés ethniques et raciaux. Dans : Olivier Fillieule éd., Sociologie plurielle des comportements politiques: Je vote, tu contestes, elle cherche… (pp. 215-238). Paris: Presses de Sciences Po. https://doi-org.ezproxy.ulb.ac.be/10.3917/scpo.filli.2017.01.0215

Lépinard, É., Mazouz, S. (2021). Pour l’intersectionnalité. Anamosa.

Louli, J., (2023), Sirma Bilge, Patricia Hill Collins, Intersectionnalité. Une introduction. Les comptes-rendus

Jaunait, A. (2020). Intersectionnalité : le nom d’un problème. Pouvoirs, 173, 15-25. https://doi.org/10.3917/pouv.173.0015

Soulier, A., Colineaux, H. & Kelly-Irving, M. (2021). Intersectionnalité et incorporation : expliquer la genèse des inégalités sociales de santé: Commentaire. Sciences sociales et santé, 39, 31-41. https://doi.org/10.1684/sss.2021.0190

Falquet J., Kian, A., (2015), Introduction : Intersectionnalité et colonialité, Les cahiers du CEDREFhttps://doi-org.ezproxy.ulb.ac.be/10.4000/cedref.731

Ressources en ligne

Amnesty International, Rapport sur l’extraction du cobalt en RDC, 19/01/16, https://www.amnesty.org/fr/documents/afr62/3183/2016/fr/

France Culture, podcast, « Angela Davis : Pour détruire les racines du racisme, il faut renverser le système capitaliste », 22/01/2017, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/angela-davis-pour-detruire-les-racines-du-racisme-il-faut-renverser-tout-le-systeme-capitaliste-5914500

Le Monde, « Quatre questions pour cerner les débats autour du terme woke », 23/09/21 https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2021/09/23/quatre-questions-pour-cerner-les-debats-autour-du-terme-woke_6095681_4355770.html

Le Monde, La Lettre de l’éduc. « Bangladesh, l’usine textile du monde », 11/12/2019, https://www.courrierinternational.com/article/la-lettre-de-leduc-bangladesh-lusine-textile-du-monde

Le Monde, « L’Afrique est devenue le dépotoir des véhicules dont l’Europe et le Japon ne veulent plus », 26/10/20, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/10/26/l-afrique-est-devenue-le-depotoir-des-vehicules-dont-l-europe-et-le-japon-ne-veulent-plus_6057435_3212.html

Médiapart, « En France, le difficile chemin de l’afroféminisme », 22/05/20, https://www.mediapart.fr/journal/france/200522/en-france-le-difficile-chemin-de-l-afrofeminisme

Parlement Européen, « Déchets plastiques et recyclage dans l’UE : faits et chiffres (infographie) », MAJ 18/01/23, https://www.europarl.europa.eu/news/fr/headlines/society/20181212STO21610/dechets-plastiques-et-recyclage-dans-l-ue-faits-et-chiffres-infographie

Outil pour se situer par rapport à nos privilèges – « La marche des privilèges »

La « Marche des privilèges » est un outil qui s’anime en groupe disposé en cercle. Les questions ci-dessous sont citées une par une, chaque fois que vous y répondez par l’affirmative, vous faites un pas en avant. A la fin de l’exercice, vous remarquerez qu’au plus vous êtes au centre du cercle, au plus vous êtes empreint de privilèges qui vous donne du pouvoir. Cet outil existe dans plusieurs versions, nous avons pris ici, une version française qui fait le lien entre les affirmations et le système de domination systémique auquel cela fait référence. Répondre aux questions permet de situer votre propre position sociale dans le but de prendre du recul sur les discriminations que vous subissez ou que vous reproduisez. Testez-le !

https://congres.centres-sociaux.fr/files/2021/03/Livret-Jeux-des-privileges-Commission-LCD-Union-IDF-def.pdf

Lutte des classes et classes sociales

  • Mes parents ont fait des études supérieures ;
  • J’ai toujours mangé à ma faim ;
  • Mes parents ont toujours travaillé ;
  • J’ai hérité d’argent ou de propriétés de valeur ;
  • Je suis déjà allé·e en vacances avec mes parents à l’étranger ;
  • Je suis actuellement propriétaire de mon logement ;
  • Je n’ai pas peur d’avoir faim ou de me retrouver à la rue ;
  • Je consacre moins de 30% de mon revenu à mon loyer ou crédit ;
  • Mon habitation comporte un jardin ou une terrasse.

 

Sexisme / domination masculine et hétéro-normée

  • Je peux marcher seul·e dans la rue à toute heure et dans tous lieux ;
  • Je peux me décharger facilement de la responsabilité des tâches domestiques et des soins aux personnes de mon entourage ;
  • Mes représentant·e·s élu·e·s politiques sont en grande majorité des représentant·e·s de mon propre sexe ;
  • La décision de m’embaucher ne sera jamais basée sur la probabilité que je puisse prochainement souhaiter fonder une famille ;
  • Mes humeurs ne seront jamais questionnées selon la période du mois ;
  • Les grandes religions sont menées par des personnes de mon propre sexe ;
  • Mon/ma partenaire et moi, pouvons-nous montrer de l’affection en public sans peur de regards désobligeants ;
  • On ne me demande pas de réfléchir sur ou de défendre mon orientation sexuelle.

 

Racisme

  • Dans ma vie quotidienne, je ne suis pas susceptible de me faire demander « Tu viens d’où ? »
  • Je peux voir des personnes partageant mon identité racialisée largement représentées dans les médias ;
  • On ne me demande jamais de parler au nom de mon groupe culturel ou religieux ;
  • Je n’ai jamais cru que la police m’interpellait en raison de la couleur de ma peau ;
  • On ne risque pas d’assimiler mon habilité physique, mon odeur ou ma silhouette à la couleur de ma peau ;
  • Je peux sans difficulté acheter des affiches, cartes postales, cartes de vœux, poupées, jouets et magazines pour enfant, représentant des gens de «ma race », appartenance ethnique ou de mon groupe social.

 

Colonialisme / religion

  • Mes parents sont nés en Belgique ;
  • Ma langue maternelle est la langue officielle du pays où je vis ;
  • On enseigne la culture de mes ancêtres à l’école ;
  • Je peux porter des signes religieux en public sans être accusé de ne pas vouloir m’intégrer à la société belge.

 

Une autre version intéressante existe, c’est celle du « Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féminine » (CDEACF), elle utilise des fiches personnages plutôt que le vécu des participant·es, ce qui permet de se mettre « à la place de », de se décentrer de son vécu et d’éviter une stigmatisation ou un déséquilibre dans le groupe. https://bv.cdeacf.ca/SCFegalite/ficheActivite2_Marche_de_privileges.pdf

L’Education à la Citoyenneté Mondiale et Solidaire : Une éducation ou des éducations ? Analyse de la diversité des publics touchés, à travers le spectre des séjours d’immersion – Analyse

 


Une analyse d’Aïcha FARHI, diplômée en Master en sciences de la Population et du Développement à l’Université de Liège, chargée de programme ECMS au sein de l’ONG et OJ Défi Belgique Afrique. 

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Le voyage forme la jeunesse disait Montaigne, mais qu’en est-il de la jeunesse qui n’a pas les moyens de se permettre de voyager ?

Les séjours d’immersion

Anaïs1 a 16 ans, et à travers l’ONG, pour laquelle je travaille, « Défi Belgique Afrique2 », elle vient de s’inscrire à un séjour d’immersion3 et d’échange au Bénin. C’est-à-dire qu’elle va partir pendant deux semaines avec un groupe de jeunes de son âge dans un autre pays pour échanger avec d’autres jeunes de ce pays-là.
Elle étudie au collège du Christ-Roi à Ottignies. Cet établissement de l’enseignement secondaire général a un indice socioéconomique de 204. Anaïs est cheffe de patrouille chez les scouts et cet été elle va devoir faire un choix : rester avec son unité pour le camp ou participer à une immersion au Bénin. Elle a longuement hésité mais a finalement décidé de sacrifier son camp pour le projet.

Mais qu’est-ce qu’un projet d’immersion ? Il s’organise dans le cadre de l’Education à la Citoyenneté Mondiale et Solidaire (ECMS).  Officiellement l’ECMS, branche de la coopération au développement, est « une éducation qui ouvre les yeux et l’esprit des citoyens aux réalités du monde et les engage à participer à la réalisation d’un monde plus juste, plus équitable, respectueux des droits humains pour tous5 ». Le terme ECMS est privilégié par les ONG au terme ECM, Education à la Citoyenneté Mondiale, préféré par la coopération belge au développement. Le clivage autour de l’ajout ou non du terme solidaire est présent depuis un certain temps. En effet la convention de Maastricht de 2002, qui définit officiellement ce qu’est « l’éducation à la citoyenneté mondiale » fait l’économie du terme solidaire. Notons également que le terme est absent de la version anglaise « global citizenship » / « global education ». Cette différence de discours mériterait, d’ailleurs, à elle-même un article complet. Pour celui qui m’occupe, je préférerai l’utilisation du terme ECMS que j’utilise au quotidien dans l’exercice de ma profession. Mon titre de poste lui-même se présente comme « chargée de programme ECMS ».

Mathieu, inscrit à l’Institut Saint-Joseph à Chimay, qui possède un ISE de 15, a décidé de ne pas s’inscrire à un projet d’immersion, pour ces raisons : « je dois travailler comme étudiant, j’ai d’autres choses à faire ». Grâce à la fondation Chimay, il a pourtant la possibilité de décrocher une bourse pouvant aller jusqu’à 2500 euros. En effet, cette dernière offre la possibilité d’une bourse, pour différents projets, à tous les jeunes étudiant·es ou habitant·es de Chimay.

Les projets d’immersion s’organisent en plusieurs phases : formations, immersion et journée retour. Lors des formations, les animateurs et animatrices accompagnent les jeunes dans la compréhension des inégalités et enjeux mondiaux. Ils·elles donnent aux jeunes des outils pour leur permettre de développer une vision plus critique et une meilleure compréhension des interdépendances mondiales. Les formations peuvent se décliner autour de thèmes tels que le genre, l’alimentation, la migration, l’interculturalité ou l’environnement.

L’immersion, ou le volontariat en fonction de l’association, elle, se concentre sur l’interculturalité avec les jeunes de différents pays dits du « sud »6. Le·la jeune va rejoindre des jeunes de ces pays. Le but est de leur permettre d’échanger ensemble, de confronter leurs points de vue et de se placer en tant qu’acteur·rice dans le monde.

La journée retour est là pour leur permettre de débriefer sur l’ensemble de leurs expériences mais aussi pour leur permettre de devenir à leur tour des acteurs et actrices de changement. L’engagement est possible et il existe sous une multitude de forme.

Le public des séjours d’immersion

L’un des objectifs actuels au sein des différentes associations qui font de la mobilité internationale et des séjours d’immersion, est de toucher davantage un public précarisé, et d’avoir une plus grande diversité au sein des jeunes qu’elles touchent à travers leurs projets ECMS.

Ophélie est inscrite au collège Saint-Michel à Etterbeek bénéficiant d’un ISE de 19. Elle est déjà partie en Asie avec ses parents et son rêve est de faire le tour du monde et de rencontrer toutes les cultures. Elle s’est inscrite au projet parce que c’est une excellente opportunité pour elle.

D’aucun pourrait dire que cette homogénéité du public, cette présence de jeunes issu·es majoritairement de milieux privilégiés, est propre à ces séjours d’immersion, vu notamment le coût de ceux-ci : tournant autour des 1500 euros7. J’aimerai plutôt nuancer cette affirmation et émettre l’hypothèse que les séjours d’immersion sont représentatifs des inégalités d’accès à l’ECMS par les jeunes à travers la Belgique. J’irai même plus loin en complétant cette hypothèse par le fait que l’ECMS ne parvient pas à se défaire des inégalités déjà existantes au sein du secteur éducatif en Wallonie-Bruxelles.

Selon l’étude de 20208 du professeur et essayiste Nico Hirtt, en Fédération Wallonie-Bruxelles la différence entre les écoles du quartile socio-économique inférieur et celles du quartil socio-économique supérieur, au score PISA (programme international pour le suivi des acquis des élèves9), est de presque 110 points. Cela veut dire que à âge égal, les élèves issu·es d’écoles aux ISE les plus faibles (entre 1 et 5) ont 3 ans de retard en termes d’apprentissages sur les jeunes issu·es d’écoles à ISE élevés (entre 15 et 20). Cette étude montre également le manque de diversité socio-économique au sein même des écoles. En Fédération Wallonie Bruxelles, il existe une majorité « d’écoles ghettos » qui regroupent les publics plus défavorisés.
En 2018, UNIA10 a commandé un rapport auprès de diverses universités belges. Cette étude s’est penchée sur la diversité et l’inclusion au sein de l’enseignement. Sur l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles, l’étude a révélé « la prégnance de certains stéréotypes et préjugés parmi les acteurs institutionnels de l’école, ainsi que leurs attitudes très contrastées à l’égard de leur population scolaire, selon leur origine sociale, l’origine ethnique et le genre »11. L’école est la première sphère éducative qui crée des différences au sein des jeunes dès le plus jeune âge.

Les différentes formes d’inégalités

Je tiens à préciser que l’ensemble des arguments que je présenterai proviennent d’observations que j’ai pu avoir dans le cadre de mes fonctions de chargée de programme ECMS chez Défi Belgique Afrique. Au travers des échanges que j’ai eu avec d’autres acteurs et actrices du réseau de mobilité internationale, il apparaît que ces problématiques de manque de diversité au sein de nos publics sont communes à nos organisations.

Les inégalités financières

Dans le cas des séjours d’immersion, l’inégalité financière est celle qui vient à l’esprit en premier lieu. Tout d’abord au sujet de l’aspect strictement financier : le prix du séjour est problématique. Ensuite, les projets d’immersion et d’ECMS sont des projets qui demandent un investissement de temps. Or, investir son temps dans les projets diminue l’investissement qui peut être donné pour un travail par exemple. Les formations ayant souvent lieux lors des week-ends et les séjours durant les vacances, certain·e·s jeunes préféreront y renoncer parce que ce sont là les seuls moments où ils·elles peuvent travailler pour économiser. Le fait de s’absenter, même momentanément, peut également poser un problème au niveau de la stabilité de leur emploi. S’ils et elles ne peuvent pas assurer leurs heures, ils·elles prennent le risque de voir le poste échoir à quelqu’un d’autre et in fine se retrouver dans une situation plus précaire encore : devoir retrouver du travail, ne plus pouvoir économiser, ne plus avoir d’entrée régulière d’argent…Et ce, sans parler de la durée du séjour à l’étranger qui peut avoir une durée de deux semaines pour certaines organisations à trois mois pour d’autres.

En Belgique, c’est un enfant sur sept qui vit dans un ménage à risque de pauvreté monétaire12. Pour 25% d’entre eux et elles, c’est une situation qui les empêche de pratiquer une activité de loisir. Pour 57% d’entre eux et elles, partir en voyage est inenvisageable. C’est 17% qui n’ont pas les conditions nécessaires pour étudier convenablement. Cette inégalité se poursuit par la suite, 36% des étudiants et étudiantes sont en situation de précarité en 2021, c’est-à-dire « faisant face à des problèmes financiers régulièrement et étant dès lors bénéficiaires d’un ou plusieurs dispositifs d’aides sociales »13.

Les inégalités d’accès au savoir

Les formations en elles-mêmes peuvent être un frein pour toute une partie du public ciblé. Comme pour la plupart des projets, la formation est la même pour tou·te·s. Mais sera-t-elle comprise par l’ensemble des participant·e·s ? Sarah est inscrite dans l’enseignement général, elle a deux parents engagés avec qui elle débattait déjà avant le projet d’immersion des thématiques abordées dans ce dernier, telles que les inégalités de genre ou le dérèglement climatique. Lola est inscrite en technique et professionnelle, elle a du mal à suivre en cours et a dû convaincre ses parents de l’inscrire au projet. Ces derniers trouvent que c’est trop cher et ils ne voient pas l’intérêt qu’il pourrait y avoir à suivre le projet. Ces deux profils ne partent pas avec le même capital social de départ tel que défini par Bourdieu14. Dès lors elles ne pourront pas profiter de la même manière de l’expérience du projet et des apprentissages auxquels il donnerait accès.

Cette image, volontairement caricaturale illustre une situation qui est, elle, bien réelle. Bon nombre de jeunes de milieux plus précarisés ne s’inscrivent pas à des formations en ECMS parce qu’elles sont trop éloignées de leur réalité proche. D’autres encore arrêtent les formations parce que ce ne sont pas des formules d’apprentissage dans lesquelles ils et elles se sentent à l’aise – trop de débat, trop de théorie. Certain·e·s quittent également ce type de formation parce qu’ils ou elles ne se sentent pas en phase avec le groupe : ils ou elles ont l’impression de ne rien comprendre, d’être ignorant·e·s, tandis que les jeunes qui sont déjà plus à l’aise avec ces thématiques débattent entre elles·eux. Un entre-soi … Ils et elles ont donc l’impression que ce n’est pas fait pour elles·eux et que ça ne les concerne pas.

Ibrahim fait partie du Centre Culturel Educatif Verviétois (CCEV15). Il a suivi les différents jours de formations mais la réalité l’a rattrapée avant qu’il ne puisse participer à l’immersion. Sa mère devant se faire opérer, il a dû annuler le projet pour s’occuper de ses frères et sœurs.

Conclusion et recommandations

Ces quelques éléments (non exhaustifs) à l’esprit, et cet objectif persistant des organisations d’essayer malgré tout d’avoir le public le plus diversifié possible m’amène à me poser la question suivante. Sur quel public présent allons-nous baser notre curseur pour adapter la formation ? Un public va forcément se sentir lésé par rapport à l’autre en fonction de la formule qui est adoptée. Cette question n’en est toutefois pas une. D’une part, la majorité des jeunes inscrit·e·s, dans nos projets viennent d’école à indice socio-économique élevé. D’autre part, pour répondre aux exigences demandées par l’ECMS, soit former des citoyens et des citoyennes engagé·e·s, responsables et acteur·rice·s de changement, il faut avoir des formations qui répondent à ce besoin. Et ces dernières prendront la forme de celles qui n’ont “pas le temps de mettre à jour” ceux et celles qui n’auraient pas les compétences et savoirs de base. Par conséquent, ces projets d’ECMS perdent en chemin des jeunes qui n’auraient pas les capacités nécessaires pour suivre ce genre de formation.

Nous nous demandons alors comment faire en sorte de ne pas négliger ce public déjà précarisé à l’origine. Dans cette situation que nous décrivons, nous nous retrouvons dans une dynamique déjà soulevée par les chercheurs Goren & Yemini16 en 2017. L’ECMS est « un processus dans lequel les étudiants de statut socio-économique élevé sont formés et encouragés à devenir des citoyens actifs et impliqués, tandis que les étudiants de statut socio-économique inférieur sont orientés vers la passivité et une vague compréhension de leurs droits civiques ». Le public privilégié accédera à des connaissances et des acquis qui lui permettra d’avoir les clés pour comprendre ses agissements et la marche du monde. Le public précarisé qui n’aura pas réussi à dépasser ses limites pour s’intégrer au groupe précédent, se retrouvera en marge.

Ce constat, n’est pas là pour jeter l’opprobre sur l’ECMS et ceux et celles qui le portent, loin de là. Je suis moi-même chargée de programme ECMS au sein d’une ONG et je défends une grande partie de ses valeurs. Je suis davantage là pour souligner le fait que malgré ses discours premiers, l’ECMS n’a pas réussi à s’extraire de l’inégalité existante au sein du système éducation belge francophone.

L’ECMS se veut également une éducation, quoiqu’en dehors du cadre traditionnel. Mais, au vu de ce que nous avons analysé plus haut, au lieu d’offrir à la jeunesse l’appui manquant à l’éducation traditionnelle, l’ECMS se retrouve à exclure davantage les jeunes déjà précarisé·es. Si nous continuons dans cette voie, nous augmentons le premier écart enclenché par le système éducatif et nous continuerons à l’aggraver. Il faut donc réaliser que l’ECMS ne peut pas se vivre en dehors du quotidien de son public. Les problèmes qui peuvent exister chez certain·e·s jeunes ne peuvent pas se mettre comme par magie entre parenthèses le temps d’une formation. Quand un·e jeune arrive dans une formation ECMS, il ou elle y vient avec toute son identité et son histoire.

L’ECMS doit donc partir de son public. Il faudrait donc réfléchir à une manière de coconstruire différents projets ECMS pour différents publics pour in fine permettre à la jeunesse de dialoguer sur un pied d’égalité. En cela l’ECMS pourrait s’inspirer de l’Education Permanente17 qui a davantage l’expérience d’un public plus précarisé. S’inspirer de l’éducation permanente dans des formations en ECMS, c’est donc partir de l’expérience personnelle des participant·e·s, pour arriver à déconstruire l’implication systémique des problèmes soulevés. C’est d’autant plus important, qu’aujourd’hui l’ECMS, même si elle a une base populaire, a perdu l’importance qu’elle accordait aux dynamiques venant « du bas » pour se concentrer sur comment organiser l’éducation par « en haut »18. Elle devrait donc rendre son autonomie au public qu’elle cible ou sinon risquer de rester un outil à destination des plus favorisé·es et déconnecter la formation de la réalité.

Elle doit également avoir une approche davantage horizontale du partage des savoirs et valoriser le ou la participant·e dans ses connaissances et dans son expérience. C’est se rendre compte de notre posture en tant qu’animateur ou animatrice et accepter le fait que notre public a autant à nous apprendre que l’inverse.  L’ECMS, cherche à modifier les comportements, à sensibiliser les publics et à les faire agir. Or, si le ou la formatrice est là pour « éduquer » et se positionne en porteur·teuse de savoir, et amène des solutions toutes faites il y a de grande chance pour que le public ne se sente pas concerné par la situation. Cela peut-être parce que les solutions proposées ne lui conviennent pas, ou que le combat soulevé n’est pas le sien. Partir du public, c’est agir en fonction de leurs revendications propres et de leurs visions d’un monde plus juste et plus solidaire. Partir du public c’est se détacher de cette conception qu’une personne, ou groupe de personnes exclusif, a la solution pour tous et toutes. Partir du public c’est rendre le monopole du savoir à tous ceux et celles qui le possèdent.

Mais nous ne pourrons pas arriver à ce résultat, tant que nous n’accepterons pas de reconnaître le fossé qu’il existe entre les valeurs défendues par l’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire et la réalité de terrain de son application. L’ECMS, pour pouvoir atteindre ses objectifs d’inclusion doit pouvoir inclure dans ses méthodes les apports de l’Education Permanente, ou d’autres méthodes venant d’autres horizons. L’ECMS peut puiser dans les techniques d’intelligences collectives ou d’interculturalité et de permettre aux publics de faire groupe… réellement. Se faisant, elle ne pourra que s’étendre davantage et se faire plus inclusive pour devenir véritablement une éducation mondiale et solidaire.

 


Notes :

1 Les histoires sont réelles mais les noms ont été changés pour garantir l’anonymat

2 Défi Belgique Afrique est une Organisation Non Gouvernementale et une Organisation de Jeunesse créée en 1987. Elle a deux axes majoritaires : l’ECMS, notamment à travers les séjours d’immersion organisés avec des ONG partenaires au Sud et les projets d’Agriculture Familiale avec certains de ses partenaires.

3 Je tiens à préciser que ce terme est celui utilisé au sein de mon organisation. D’autres organisations lui préféreront le terme de chantier international par exemple. Toutefois, le cœur du projet est semblable. Faire en sorte que des jeunes Belges puissent partir à la rencontre d’une autre jeunesse.

4 Selon la définition de la Fédération Wallonie-Bruxelles, « L’indice socio-économique ou ISE, est un indice statistique qui permet de classer les implantations, établissements ou secteurs de manière univoque sur base de divers indicateurs mesurant le niveau socioéconomique de leur population » FÉDÉRATION WALLONIE-BRUXELLES – Indice socioéconomique, explication de la procédure de calcul : ISE des structures 2021-22. Depuis 2017, cet indice est « directement calculé sur base des 7 variables caractérisant les ménages des élèves fréquentant l’implantation, l’école ou le secteur statistique (couvrant les revenus, les niveaux des diplômes, les activités professionnelles, les taux de chômage, d’activité et de bénéficiaires d’une aide sociale). Son échelle va de 1 à 20. 1 étant la valeur la plus faible. Les établissements qui ont un score de 1 à 5 peuvent bénéficier d’aides particulières de l’état. À préciser que ce score n’a aucun rapport avec la qualité de l’enseignement même. Dans la réalité toutefois certains parents vont tout de même refuser d’y inscrire leur enfant.

5 Cette définition est tirée de la déclaration de Maastricht, originellement en anglais, datant de 2002.
[en ligne], [URL] : https://books.openedition.org/europhilosophie/224?lang=en (consulté le 10-12-23)

6 Dans le cadre de cet article, les immersions se font en Afrique. Certaines organisations organisent également des séjours d’immersion en Asie ou en Amérique Latine

7 Nous précisons que ces données sont propres à mon association, mais après discussion avec différents acteurs et actrices du secteur, nous savons que nous ne sommes pas les seuls.

8 HIRTT (2020), « L’inégalité scolaire ultime vestige de la Belgique unitaire ? Une analyse statistique des causes de l’inégalité scolaire dans l’enseignement flamand et francophone belge à partir des données de l’enquête PISA 2018 »

9 Le score PISA permet de mesurer l’efficacité du système éducatif. Il a été créé par l’Organisation de Coopération et développement économique (OCDE). Il vise à tester les compétences des élèves en lecture, sciences et mathématiques. En 2022, la Belgique a eu un score de 474, la moyenne des pays étant autour de 472.

10 UNIA est une institution indépendante qui défend l’égalité des chances et lutte contre les discriminations en tout genre excepté les inégalités entre les hommes et les femmes qui, elles, sont traitées par « l’Institut pour l’Egalité des Femmes et des Hommes ». C’est une Institution nationale de protection des droits de l’homme. Unia défend les droits humains. [en ligne], À propos d’Unia | Unia, (consulté le 21-12-23)

11 UNIA (2018), « Baromètre de la diversité »

12 Selon les chiffres de l’enquête sur les revenus et les conditions de vie (EU-SILC), [en ligne], Grandir dans la précarité | Statbel (fgov.be).

13 Selon infos jeunes, [en ligne], Précarité étudiante : Des dizaines de milliers de jeunes Belges touchés – Infor Jeunes %

14 Bourdieu définit le capital social comme étant tous les avantages découlant des relations sociales d’un individu, influençant son accès à des ressources. Le capital englobe les réseaux, normes et liens sociaux qui contribuent à la réussite ou à l’échec dans une société. Le partage du capital social au sein d’une même sphère contribue à la reproduction des inégalités.

15 Le CCEV est une organisation à but socioculturel, elle propose différents services pour les jeunes

16 GOREN H., YEMINI M. (2017), “The global citizenship education gap : Teachers perceptions of the relationship between global citizenship education and students’socio-economic status”, in Teaching and Teacher Education, vol. 67, p. 9-22.

17 Selon la FWB, les « associations d’éducation permanente des adultes travaillent à développer les capacités de citoyenneté active et la pratique de la vie associative. Nombre d’entre elles consacrent une attention particulière aux publics socio-culturellement défavorisés.

18 GIRAUD & AL. (2022), « Manuel d’éducation à la citoyenneté mondiale : une perspective belge »


Bibliographie

Fédération Wallonie-Bruxelles – « Indice socioéconomique, explication de la procédure de calcul : ISE des structures 2021-22 ».

Giraud & al. (2022), Manuel d’éducation à la citoyenneté mondiale : une perspective belge, Presse Universitaire de Louvain.

Goren H., yemini M. (2017), “The global citizenship education gap : Teachers perceptions of the relationship between global citizenship education and students’socio-economic status”, in Teaching and Teacher Education, vol. 67, p. 9-22.

HIRTT (2020), « L’inégalité scolaire ultime vestige de la Belgique unitaire ? Une analyse statistique des causes de l’inégalité scolaire dans l’enseignement flamand et francophone belge à partir des données de l’enquête PISA 2018 ».

Lenoir. R (2016), « La notion de capital social dans l’œuvre de Pierre Bourdieu », p. 109-132.

UNIA (2018), Centre interfédéral pour l’égalité des chances, « Baromètre de la diversité ».

Ressources en ligne

EU-SILC, [en ligne], [URL], Grandir dans la précarité | Statbel (fgov.be), (consulté en dernier le 20-12-23).

INFOS JEUES, [en ligne], [URL], Précarité étudiante : Des dizaines de milliers de jeunes Belges touchés – Infor Jeunes % (consulté en dernier le 18-12-23).

UNIA, [en ligne], [URL], À propos d’Unia | Unia, (consulté en dernier le 21-12-23).

Vers la transition agroécologique, l’insertion socioéconomique de populations fragilisées et un engagement citoyen face aux enjeux sociétaux et climatiques