Figures d’altérité* ici et ailleurs : expériences de vie de jeunes belgo-japonais – Analyse

*Figure d’altérité1 : fait ici référence au fait d’être perçu comme différent par un groupe, d’être perçu en tant qu’ « autre ».


Une analyse de Marie MONTENAIR, diplômée en anthropologie à l’Université de Liège. 

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En se basant sur les expériences sociales de jeunes belgo-japonais, cet article illustre les processus d’altérisation mis en œuvre, inconsciemment ou non, entre enfants et jeunes. Il développe deux axes principaux : le sentiment de ne jamais se sentir tout à fait dans la majorité, ainsi que la présence d’un racisme ordinaire anti-asiatique.

Grandir dans une famille biculturelle et binationale amène inévitablement des questionnements identitaires. Certains de ces jeunes sont tiraillés entre leur cheminement identitaire et le regard d’autrui. Cet article vise à partager l’expérience de jeunes ayant grandi dans une famille « mixte » (Varro, 2003) belgo-japonaise, résidant en Belgique francophone. En France comme en Belgique, peu d’études se sont intéressées à la situation de ces jeunes dont un des parents est issu de l’immigration asiatique. Les études se focalisent souvent sur une « deuxième génération » composée d’individus ayant deux parents migrants (Fresnoza-Flot, 2019, p. 139). Cet article se base sur les matériaux récoltés dans le cadre de mon mémoire de master en anthropologie2, qui s’intitule : « Sentiments d’appartenance en contexte biculturel et binational. Une approche anthropologique du cas de jeunes belgo-japonais (Belgique francophone) ». Bien que pour beaucoup de jeunes rencontrés leurs expériences de vie soient généralement qualifiées de positives et riches, plusieurs d’entre eux ont tout de même rencontré des difficultés à se situer entre ces deux cultures3. Cet article a pour objectif de rendre compte des difficultés auxquelles ces jeunes belgo-japonais ont dû faire face, en les illustrant à travers des exemples ethnographiques issus du terrain. Il se concentre sur deux axes principaux : le sentiment de ne jamais se sentir tout à fait dans la majorité et le racisme anti-asiatique entre enfants et entre jeunes4. Il s’agit de mettre en lumière le racisme ordinaire5, souvent minimisé dans le discours de mes interlocuteurs et dans le sens commun ; ces expériences affectent directement la représentation que ces jeunes ont d’eux-mêmes. En effet, comme le soulignent Wang et al. (2023), le racisme anti-asiatique est largement invisibilisé et n’avait pas fait l’objet de politisation avant la crise du Covid-19 ; notamment en raison de sa manifestation sous forme d’humour et de dérision (p. 16). Avoir un parent belge et un parent japonais peut conduire à des expériences parfois similaires. Cependant, il faut souligner que chaque individu rencontré a un parcours de vie et un rapport à son identité bien singulier.

Méthodologie

Mon mémoire repose en grande partie sur les récits de vie (Bertaux, 2010) de ces jeunes belgo-japonais. Mes interlocuteurs s’élèvent au nombre de neuf, trois garçons et six filles ayant entre 19 et 28 ans, ainsi que sept femmes japonaises ayant entre 40 et 60 ans. Mes matériaux ethnographiques ont été récoltés tout au long de l’année 2022. J’ai rencontré à plusieurs reprises ces jeunes dans le cadre de conversations formelles et informelles. Plusieurs micro-terrains ont été menés : la visite de la Japanese School of Brussels, la participation à des activités culturelles, des visites à domicile, des repas partagés avec la famille de mes interlocuteurs, et donc, un accès partiel à « l’intime » (Fresnoza-Flot, 2022)6 de ces derniers.

Miyata et al. (2019) soulignent l’absence de conflit et de domination coloniale entre la France et le Japon, ainsi que l’image positive que ces pays se renvoient culturellement parlant. Ce constat est le même pour la relation entre la Belgique et le Japon, à un point près : bien que l’on n’observe pas de tensions particulières entre ces deux pays, la France est plus connue au Japon que la Belgique. Par ailleurs, la population issue de l’immigration asiatique est généralement pensée de manière positive, même si cela n’empêche pas la formation de stéréotypes. Wang et al. (2023) rappellent le « mythe de la minorité modèle qui met l’accent sur la réussite et l’ascension sociale des personnes d’origine asiatique en leur associant des stéréotypes dits ‘positifs’ (‘travailleurs’, ‘discrets’, ‘forts en maths’, etc.) » (p. 5). Notamment, à cause de ce mythe, aux États-Unis comme en France, la question des « expériences asiatiques des discriminations » n’émerge pas dans l’espace public, et la domination raciale est maintenue de manière tacite (Wang et al., 2023, p. 6). La littérature scientifique francophone n’a que peu documenté les expériences de discrimination et de racisme qui touchent les communautés asiatiques ; il a fallu attendre la pandémie de Covid-19, pour que ces questions prennent plus d’importance dans la recherche et sur la scène publique en France. Ainsi, le racisme anti-asiatique a un caractère banalisé et ordinaire (Wang et al., 2023, p. 6-16). Essed (1991) différencie « the everyday racism » du racisme : il ne s’agit pas d’incidents extrêmes, mais de pratiques banales ; ressenties de manière persistante, ces pratiques sont pourtant difficiles à cerner, notamment à cause de leur caractère informel, familier et répétitif. En imprégnant la vie quotidienne, il est vécu directement et indirectement. Selon Essed (1991), le problème principal avec cette forme de racisme est qu’il devient un problème quotidien et qu’il n’est généralement pas reconnu, ni admis, ni problématisé. En français, ce concept se retrouve sous la formulation de « racisme ordinaire » (Jamin, 2016 ; Andrews, 2022) ou « quotidien » (Luu & Zhou-Thalamy, 2022).

Autrement dit, la communauté issue de l’immigration asiatique s’est vue attribuer une image globalement positive dans le sens commun, en Belgique comme en Belgique francophone. Cette construction peut conduire à une minimisation de leurs expériences négatives, en comparaison à d’autres communautés issues de l’immigration, qui auraient par exemple un passé colonial. Wang et al. (2023) constatent une hiérarchisation des pays ou des régions en fonction de leurs relations politiques et historiques avec l’Occident (passé colonial), ainsi qu’entre ces pays eux-mêmes. Selon eux, les personnes issues de l’immigration japonaise se distingueraient des personnes d’autres nationalités (p. 18). Néanmoins, comme abordé dans la partie suivante, cet aspect « n’immunise » pas les enfants vis-à-vis de remarques et de moqueries liées à leur apparence physique.

Dans le cas du Japon, comme l’explique Clercq (2020), le pays n’a pas eu recours à l’immigration dans le développement de son industrialisation d’après-guerre ; une partie de sa population pense encore à tort que le peuple japonais est ethniquement homogène. Il existe à l’heure actuelle différentes notions japonaises désignant les Japonais métissés, la plus rependue est sûrement « hāfu ». Elle désigne toutes les personnes étant « à moitié » japonaises. Le mot provient littéralement du mot anglais « half » signifiant « une moitié de » (Clercq, 2020, p. 205-206). De manière générale, cette communauté comprend toutes les personnes ayant un parent japonais et un parent d’une autre nationalité. Ce terme a eu son lot de critiques, et il est sujet à polémique car il renvoie au fait d’être perçu et représenté comme un « demi-japonais ». Il remplace un autre terme au passé encore moins glorieux : « konketsu », qui renvoi à la transmission de la nationalité par le sang. Cette notion de « sang-mêlé » s’est répandue à partir de 1930, lorsque la politique d’assimilation coloniale7 s’est accrue et que les rencontres et les mariages entre personnes de nationalité japonaise et ressortissants des colonies se sont multipliées (Clercq, 2020, p. 208)8.

Ces personnes, ayant deux parents de nationalités différentes, sont parfois appelées « daburu », qui provient du mot anglais « double ». Certains défendent ce terme, car il mettrait en avant les apports de deux cultures, signe de richesse culturelle et non d’un manque9. Cependant, selon Miyata et al. (2019), cette notion ne fait pas l’unanimité en raison de son aspect excessif. De plus, les auteurs soulignent la forte pression favorisant l’uniformité dans la société japonaise.

La construction identitaire à l’épreuve du regard d’autrui

Lenclud (2008) propose une vision anthropologique du concept de « Soi ». Ce dernier fait partie intégrante de tout état de conscience ; il n’est nullement individuel, car il est d’emblée social. Pour être une personne, il faut être considéré par d’autres personnes comme tel. Godelier (2007) situe également le « sujet social » dans un réseau de relations. L’individu à conscience de ce réseau ; il peut influencer et faire évoluer ces relations, mais ne peut pas modifier, à lui seul, « les structures10 d’ensemble de la société dans laquelle lui et les autres vivent et co-interagissent » (p. 196-197). Ce dernier aspect de la définition semble correspondre à l’impuissance de mes interlocuteurs face au racisme ordinaire vécu. Godelier (2007) souligne l’aspect singulier, multiple et unitaire de l’identité : singulier, car chaque individu à une identité qui lui est propre, il n’existe pas de copie ; multiple, parce qu’une personne a autant d’identités qu’elle fait partie de différents groupes sociaux simultanément, par un aspect ou l’autre d’elle-même ; unitaire puisque son identité sociale ne correspond pas simplement à une addition d’identités distinctes et de rapports particuliers. J’ajouterais que l’identité a également un caractère dynamique puisqu’elle ne cesse de changer au fil des rencontres et du temps qui passe. Godelier (2007) ajoute que l’individu trouve le contenu et la forme de ses identités « au sein des rapports sociaux spécifiques et de la culture qui caractérisent sa société, dans les particularités de leurs structures et de leurs contenus » (p. 198).

Ces quelques lignes démontrent l’importance des échanges et rapports sociaux, dans la perception et la construction identitaire de tout un chacun. Au niveau de leur apparence physique, mes interlocuteurs mettent tous en évidence la forme de leurs yeux qui diffère de la majorité de la population belge. Pour ces jeunes, avoir un parent belge et un parent japonais amène des comparaisons entre les membres d’une même fratrie ou sororie : « Ma sœur a été appréhendée comme une immigrante [au Japon], (…) puisqu’elle est moins typée japonaise » (Emi11,14/03/2022), « Mon frère est plus typé selon ma mère, au niveau de la couleur des yeux et des cheveux » (Emma, 27/07/2022). Ces points de vue restent subjectifs et reflètent la diversité et la complexité des expériences vécues. Lors de rencontres, certains de mes interlocuteurs me racontent qu’ils sont parfois perçus comme ayant des origines méditerranéennes, maghrébines, ou encore, d’Amérique Latine ; bien qu’ils soient perçus comme différents physiquement, tous ne sont pas étiquetés au premier regard comme provenant d’Asie. Cependant, comme le témoigne Emi, ils ne seront jamais dans la majorité :

Je me sens différente à tous les niveaux : physique, manière de penser, comportement… (…) Je me sens différente en Belgique et au Japon. On ne sera jamais dans la majorité et dans la norme, nous avons différents rapports, et différents vécus par rapport aux autres. En Belgique, ce sera plutôt mon visage. Les gens se basent extrêmement sur le premier aperçu. Au premier abord, je suis étrangère. Cette année, quand je suis retournée au Japon, on m’a beaucoup plus parlé en anglais. Sûrement, parce que je faisais quelques erreurs, en quelques secondes d’interaction, ils peuvent deviner que je suis différente (Emi, 04/10/2022).

Quand je vais au Japon, je me sens belge, et en Belgique, je me sens japonaise. J’ai un peu ce sentiment de me sentir étrangère partout, je ne me sens pas mal dans la culture pour autant (Emma, 18/03/2022).

Ces différents processus accentuent une distinction entre ces jeunes belgo-japonais et la population majoritaire. Comme l’explique Fresnoza-Flot (2019), ces mécanismes « impliquent principalement une catégorisation basée sur le phénotype* (racialisation*) qui se croise avec d’autres facteurs tels que la classe sociale et la nationalité. Actuellement, ces mécanismes rendent les personnes d’origine mixte ‘distinctes’ de la population majoritaire dans leur pays de résidence » (p. 144). Les remarques et questions que reçoivent ces jeunes en rapport à leur physique font partie de ces processus. Pendant très longtemps quand j’étais en Belgique, on me demandait : « Tu viens d’où ? » Vu qu’il y avait ce sous-entendu, je disais : je suis japonaise (Emi, 28/11/2022). Emi m’explique qu’après-réflexion, elle ne sait pas pourquoi elle répondait ça, elle s’est senti « bête ». Inconsciemment, elle savait que ces personnes ne seraient pas satisfaites par la réponse : « Je suis belge » ou « Je suis née en Belgique ». Cette question, aussi courte et simple soit-elle, la renvoie directement à une altérité supposée portée par le regard de son interlocuteur, en sous-entendant qu’elle ne vient pas d’ici.

Phénotype*. « En biologie, les caractéristiques observables d’un organisme, c’est-à-dire la combinaison du patrimoine génétique (génotype) et des facteurs environnementaux (…). Du grec, ‘caractère apparent’ » (Morris, 2012, p. 194).

Racialisation* : Désigne « des modalités de construction de l’altérité dans le cadre de rapports sociaux de pouvoir qui produisent des ‘Eux’ et des ‘Nous’ hiérarchisés, par référence aux origines ». « La racialisation se réfère aux pratiques et aux représentations racistes qui, selon les contextes, reposent sur une interprétation des apparences physiques censées traduire des origines communes ; mais aussi sur celle du lignage biologique supposé (…). Elle s’inscrit toujours dans des rapports de domination/subordination contraignant la vie quotidienne des individus » (Poiret et al., 2011, p. 10-11).

Le racisme anti-asiatique: des rapports sociaux banalisés?

Comme l’expliquent Wang et al. (2023), l’école représente souvent le lieu où s’exercent les premières expériences liées au racisme (p. 10). Le racisme et la stigmatisation12 qui y sont à l’œuvre s’appuient essentiellement sur l’apparence physique. Par des processus de catégorisation et d’exclusion, les enfants doivent rapidement faire face à leur différence avec les autres enfants, ce qui entraîne doucement le développement d’une identité ethno-raciale (p. 13). Il en est de même concernant certaines activités extra-scolaires, notamment au sein de clubs de football. Certaines stratégies peuvent être mises en place par ces enfants, afin d’éviter de trop se distinguer du reste du groupe :

Ma maman m’avait acheté une sorte de panier-repas emballé dans un tissu, avec trois compartiments, trois mini-boîtes, et un thermos pour garder le riz chaud. Quand on mangeait japonais la veille, on mangeait les restes en bentō, sinon elle nous faisait aussi des petits sandwichs (…). Parfois, en primaire, je demandais pour avoir des tartines, dû à certaines remarques que je recevais surtout au niveau de mes yeux bridés, je n’avais pas trop envie de me différencier. En primaire, je pense que j’étais plus sensible, tout le monde me demandait : « C’est quoi ? », (…) « Ta maman, elle est chinoise ? ». Ils me faisaient des grimaces en tirant sur leurs yeux [imitation] (Emma, 04/10/2022).

Des personnes me disaient « chintok », j’ai subi quelques (…) insultes à cause de mes traits asiatiques (Kaïto, 21/02/2022).

Plusieurs témoignages soulignent la récurrence d’amalgames avec la Chine. Comme l’explique Fresnoza-Flot (2019) dans le cas d’enfants issus de mariages mixtes belges et thaï, « le fait d’être perçus comme des ‘autres’ (Chinois ou Asiatiques) et non comme des ‘nous’ (Belges) dans leur pays de résidence les a fait se sentir ‘différents’, dans un sens négatif. Cela les a également amenés à remettre en question et à rejeter les catégories ‘Asiatique’ ou ‘Chinois’ » (p. 151).

Par ailleurs, les remarques sur les différences physiques, à l’encontre des personnes ayant des origines asiatiques, se manifestent souvent sous la forme de l’humour (Wang et al., 2013, p. 16). Bien que mes interlocuteurs ne dramatisent pas « l’humour » de leurs amis concernant leurs origines asiatiques et qu’ils peuvent, pour certains, même en rire avec ces derniers ; ce genre de remarques régulières, généralement tenues dans un cercle proche, renforce l’image ethno-raciale de mes interlocuteurs. Wang et al. (2023) confirment ces liens de proximité et déclarent que l’humour permet d’excuser les auteurs de ces moqueries, l’humour n’est pourtant qu’un moyen d’euphémiser le racisme (p. 16). La modalité de l’humour banalise ces actes et camoufle la dimension raciste présente qui se traduit également par le fait que ces propos sont à sens unique. Leur récurrence peut amener une lassitude chez certains et peut conduire à l’énervement : Pour ceux qui savent, c’est : la jaune, ping-pong, sushi,… Parfois j’ai pété les plombs, sinon ça va (Maya, 01/03/2022). Ces stigmatisations semblent perdurer dans les écoles secondaires, plus particulièrement sous la forme de l’humour ou d’agressions :

J’ai vécu du racisme en secondaire, des gens d’autres classes étaient méchants pour être méchants. Un jour en secondaire, j’ai commencé à n’en n’avoir rien à foutre de ce que les gens pensent de moi (…) si les gens ne me trouvent pas à leur goût, je m’en fous, quoi (Kaïto, 12/08/2022). Avec mes amis, c’est plus sous forme d’humour, là, je ne le prends pas mal… J’ai de l’auto-dérision (Kaïto, 21/02/2022).

En Secondaire, j’ai vécu des choses pas ouf avec des plus âgés, les gens étaient moins ouverts d’esprit (Ren, 11/09/2022).

En secondaire, j’acceptais mes différences, ça me touchait moins (Emma, 04/10/2022).

Les secondaires marquent pour plusieurs une étape d’affirmation dans leur cheminement identitaire. Cependant, on constate dans ces témoignages que les actes et propos tenus à l’encontre de mes interlocuteurs ne correspondent plus seulement à du racisme ordinaire et banalisé, dont il convient de rappeler qu’il n’est pas plus acceptable. En effet, des actes d’agressions apparaissent dans les récits de certains.

Un système scolaire qui tend vers l’uniformité: entre mépris et admiration des différences

Lors de leurs voyages au Japon, plusieurs de mes interlocuteurs y ont expérimenté l’école ; certains y retournaient chaque année. Lévi Alvarès (2012) désigne l’institution scolaire japonaise comme « profondément assimilatrice dans sa tradition » (p. 152). Les différentes expériences de mes interlocuteurs montrent que, en Belgique comme au Japon, les enfants ont tendance à souligner les différences au niveau de l’apparence physique et qu’il faut alors prouver son « authenticité » :

Tu ne peux pas te sentir juste comme tu veux te sentir. À l’école là-bas, quand j’arrivais, on me disait que j’avais la peau blanche, que mes yeux étaient grands (…). Quand j’en parle avec une de mes amies, on remarque qu’on met un peu des stratégies en place pour faire comprendre qu’on est japonaise. Par exemple : si on va au Kombini [supérette], alors que parler n’est pas nécessaire, on va tendre les articles en disant onegaishimasu, pour montrer qu’on parle japonais. C’est un sujet fréquent qu’on aborde entre nous (Emma, 04/10/2022).

Même si, au Japon, avoir la peau blanche et de grands yeux peut être considéré comme un critère de beauté, en le faisant remarquer, les enfants soulignent les différences physiques qui existent entre eux et mon interlocutrice. D’après Clercq (2020), les « images de l’altérité sont incertaines et fluctuantes au fil du temps, et peuvent passer du mépris au désir, comme en témoigne la fascination pour les traits caucasiens et la plastique occidentale toujours d’actualité, se bornant toutefois à reproduire la même logique racialiste, générant de nouvelles exclusions » (p. 213). Une autre de mes interlocutrices me parle de cette expérience scolaire comme « socialement chouette », mais explique que ce n’était pas évident de se sentir différente :

C’était plus le fait de ne pas être comme tout le monde, ne pas avoir le même matériel et les mêmes accessoires, je n’avais pas les mêmes références que tout le monde. Il me manquait toujours la compréhension d’un petit mot… (Emi, 14/03/2022).

C’est seulement si je dis que je suis à moitié belge qu’on me dit « ah oui, c’est vrai que ton nez est un peu plus haut ». Sinon on m’aborde généralement comme une japonaise (Emi, 14/03/2022).

Même si au Japon, ils ne remarquent pas direct à mon physique, ils le voient dans mon comportement, dans ma manière d’interagir, avec ma corpulence, dans ma façon de m’habiller… (04/10/2022).

À travers ces exemples, on constate que les enfants ont tendance à s’interroger et à insister sur les éléments qu’ils considèrent comme étant différents. Dans le milieu enfantin, autant au Japon qu’en Belgique, il faut se situer dans la norme sociale pour éviter les catégorisations et les stigmatisations. Emi témoigne que même si ses interlocuteurs ne voient pas de différences au niveau de son physique, sa manière de penser, d’agir et d’interagir dévoile un décalage avec certains de ses interlocuteurs japonais.

Un engouement pour la culture asiatique: une nouvelle forme de stigmatisation?

J’aimerais à présent mettre l’accent sur un aspect qui concerne principalement le Japon et la Corée du Sud. Ces dernières années, mes interlocuteurs ont pu constater un engouement croissant envers ces deux pays. Bien que cette popularité puisse revêtir un intérêt pour ceux-ci, les jeunes rencontrés ont mis en évidence que ce phénomène développait certaines attentes chez certains de leurs interlocuteurs. En effet, ils témoignent, pour la plupart, d’un enthousiasme de la part de leurs interlocuteurs à l’annonce de leur deuxième nationalité13, mais ils présentent aussi une réticence face à certaines réactions.

L’engouement pour le Japon n’était pas vraiment présent, quand j’étais en début de secondaire, voire en milieu de secondaire. Après, la cuisine du Japon est devenue populaire, la Kpop, la culture populaire, etc. Maintenant, souvent, les personnes connaissent quelques trucs sur le Japon, certains aimeraient bien y aller. Ils sont assez enthousiastes (…). Maintenant, quand on pense manga, on pense Japon et vice-versa, mais le Japon ce n’est pas que ça. Au moins, on ne m’insulte pas… Mais ça se limite à ça. Je n’ai pas envie d’être associée à ça. Ces personnes ne voient que ça et parlent tout le temps de ça et voient le Japon qu’à travers cet axe-là [les animés] (Emma, 04/10/2022).

Ce que je n’aime pas trop et ce que je trouve malsain, c’est quand des personnes commencent à se comporter différemment avec moi, quand ils savent que je suis japonaise, qu’ils me voient comme un trophée en plus sur leur liste (Alice, 04/10/2022).

Les gens sont surpris, admiratifs, je deviens un peu le centre des conversations pour une soirée (Anna, 01/03/2022). J’ai toujours connu des gens qui étaient fans du Japon, tu les attires comme un aimant quand ils savent que tu es japonaise. On te demande : tu aimes bien les manga ? Et puis, si tu dis non, tu es tout de suite moins intéressante. Ma sœur aime bien les manga donc souvent les gens parlent avec elle. Ils aiment une partie du Japon qui ne me plaît pas, à moi. Après, au niveau de la nourriture, je sens qu’il y a une forte attraction, maintenant plus qu’avant. Pour voyager aussi. Après, tout ce qui est manga, cosplay et tout, je m’en fou quoi (Anna, 08/08/2022).

Ainsi, l’altérité des jeunes belgo-japonais est mise en avant et valorisée à travers le filtre de certains éléments culturels clefs : manga, musique, cuisine, etc. S’ils ne répondent pas à l’attente des personnes rencontrées, leur altérité est alors dévalorisée, ils deviennent directement « moins intéressants ». Il se peut que ces jeunes soient abordés dans un but précis en raison de leur apparence physique. Ce phénomène accentue leur altérité et peut donner à certains l’envie de se distinguer de ces représentations stéréotypées de la culture japonaise. L’intérêt des personnes, qui les abordent dans une envie de partager, semble de prime à bord positif, mais si la prise de contact est maladroite et opportuniste, ce processus pourrait entraîner de nouvelles stigmatisations à travers la réduction des personnes à des éléments de la culture populaire nippone devenu célèbre en Europe.

Pour une sensibilisation à la multiculturalité

Peu importe notre âge, comprendre les conséquences de nos propos sur autrui n’est pas toujours évident, surtout s’il s’agit d’humour ou de propos banalisés. Même si le racisme dit ordinaire, ne provoque pas d’incidents majeurs médiatisés ou problématiques, son caractère banal et répétitif renforce d’une manière négative une altérité vécue chez les jeunes rencontrés. Qualifiés par des stéréotypes généralement positifs en tant que « minorité modèle », les propos tenus sont insidieux ; ils peuvent sembler anodins et leur caractère raciste est minimisé. Il ne faudrait cependant pas croire que les personnes catégorisées comme « asiatiques » en raison d’un trait physique, ne sont sujettes qu’au racisme ordinaire ; certaines font face à des agressions plus directes et violentes (cf. le décès de Zhang Chaolin14). Lors de la pandémie de Covid-19, ce type d’agression s’est multiplié et a gagné en visibilité médiatique.

Par ailleurs, notamment en raison de l’engouement actuel pour le Japon, certaines attentes se dessinent dans les propos de leurs interlocuteurs. Ces réactions, qui soulignent une différence chez ces jeunes par rapport à une communauté japonaise plus imaginée que réelle, entraînent un sentiment d’étrangeté peu importe où ils se trouvent. Que ce soit au Japon ou en France et en Belgique francophone, afin de rendre compte de l’expérience de ces personnes, plusieurs médias15 leur donnent la parole pour qu’ils témoignent ; parfois, eux-mêmes créent du contenu pour partager leurs expériences et exposer leur avis. Cependant, à l’heure actuelle, les contenus médiatiques sont de plus en plus ciblés ; bien qu’ils visent un large public, si un individu ne s’intéresse pas à ce sujet, l’information peut facilement leur échapper. Il est fort probable que les personnes, qui ne s’intéressent pas à ce type de sujet, n’aient jamais pris connaissance de ces démarches de sensibilisations. Certains groupes militants utilisent les deux stratégies centrales suivantes : partage de témoignages et résonnance avec un discours académique16 (Luu & Zhou-Thalamy, 2022, p. 75-76).

Cet article partage les expériences de jeunes belgo-japonais vécues dans leur enfance et leur jeunesse. Beaucoup d’entre eux minimisent ces expériences au profit de la richesse que leur apportent ces deux cultures. Je tiens à rappeler que chacun à sa propre sensibilité face à ce type d’expérience. Je pense que sensibiliser un grand nombre de personnes sur la thématique multiculturelle est important. Serait-il possible d’éviter qu’une personne soit catégorisée sur la base d’un trait physique ou de l’origine de l’un de ses parents ? Serait-il possible de déconstruire ces stéréotypes qui ne font pas moins de dégâts parce qu’ils semblent « positifs » ? Comment sensibiliser à une approche multiculturelle de l’individu, afin d’éviter de la caractériser un enfant ou un jeune comme « asiatique », « non belge », « non japonais », « à moitié », etc. Chaque individu devrait être abordé et accepté intégralement, dans la richesse de sa propre diversité. Il me semble qu’apprendre à connaître son interlocuteur avec une empathie est nécessaire. Une piste de réflexion à envisager pour sensibiliser un grand nombre de personnes serait les activités ou les projets menés dans les écoles. En Belgique, il existe un projet qui se nomme « Des racines pour grandir »17. Il a pour but d’explorer son histoire familiale. Ce projet propose à l’enfant d’en apprendre plus, tout en produisant certains matériaux qui exemplifient cette histoire. En tant qu’acteur principal de cette production de savoirs, l’enfant pourrait s’approprier son histoire, et la présenter à ses pairs à sa manière. À travers des échanges, les enfants en apprendraient plus sur la complexité familiale et culturelle de chacun et seraient maîtres des éléments qu’ils voudraient partager. Je pense qu’un respect de l’intimité pour ceux qui le désire est nécessaire. Il est envisageable que, grâce à ces partages, l’enfant ait un plus grand pouvoir d’action sur la manière dont il se présente lui et son histoire familiale à ses camarades. Ces projets pourraient peut-être souligner la complexité culturelle et l’histoire singulière de chaque famille en déconstruisant les stéréotypes tant négatifs que « positifs ».

Eléonore Komai, mère belge et père japonais. Article d'éducation permanente. Marie Montenair.

Photo issue du projet Hāfu2Hāfu, Eléonore Komai à une mère belge et un père japonais. Hāfu2Hāfu est un projet photographique mondial qui explore ce que signifie être hāfu (une personne ayant un parent japonais).


Notes :

1 Altérité : « L’état d’‘altérité’, de différence ; une propriété de ce qu’un groupe perçoit comme ‘l’autre’. Par exemple, un groupe de migrants sud-asiatiques vivant à Londres peut être considéré comme marqué par l’altérité » (Morris, 2012, p. 7).

2 Soutenu en 2023 à l’Université de Liège sous la direction du professeure Élodie Razy.

3 La culture est envisagée comme dynamique et non comme un tout homogène clos sur lui-même. Au sens de Cuche (2016), quand il dit qu’il faut « relativiser le relativisme culturel », c’est-à-dire : « postuler que tout ensemble culturel tend vers la cohérence et une certaine autonomie symbolique qui lui confère son caractère original singulier ; et qu’on ne peut analyser un trait culturel indépendamment du système culturel auquel il appartient, qui seul peut en livrer le sens » (p. 159).

4 Cet article se base sur l’expérience entre enfants et entre jeunes essentiellement. Les adultes ne sont pas à exclure, mais leur expérience n’a pas été analysé dans ma recherche. Pour plus d’informations sur les adultes, consultez Wang et al. (2023).

5 « Le racisme ordinaire n’est pas forcément, dans l’intention, méchant ou haineux » (Jamin, 2016).

6 Les méthodes de recherches « intimes » désignent « des contacts et des interactions proches avec les groupes d’étude cibles dans le domaine de leur foyer et au-delà, englobant leurs espaces sociaux plus larges » ; utilisées pour produire des matériaux ethnographiques, elles permettent de saisir certains aspects et subtilités du domaine domestique et privé de la vie des personnes (Fresnoza-Flot, 2022, p. 2).

7 L’auteur fait référence au passé colonial japonais en Asie de l’Est et du Sud-Est.

8 « Le terme konketsuji disparut des médias dans les années 1990 à la suite de la mobilisation du groupe Kumustaka, qui réclamait son interdiction puisqu’il instituait une infériorité discriminatoire par rapport au terme junketsu, sang pur » (Clercq, 2020, p. 212). La population japonaise n’a pas été la seule à recourir à ces formulations péjoratives, il suffit de citer le vocabulaire américain sur le sujet : « sang-mêlé », « demi-caste », « demi-sang » (Diouf-Kamara, 1993, p. 29).

9 Pour plus d’informations, visionnez le film-documentaire HAFU  : https://vimeo.com/ondemand/hafufilm.

10 Structure sociale : « Généralement, le système de relations qui lie une société » (Morris, 2012, p. 234).

11 Chaque prénom a été remplacé pour respecter l’anonymisation de mes interlocuteurs.

12 Stigmate : « A l’origine, il s’agit d’un signe physique (du grec « marque de fabrique »), mais aussi d’une qualité abstraite attribuée à une personne qui se sent ternie ou dévalorisée dans sa culture. La stigmatisation peut s’attacher à l’apparence d’une personne (…) ou à tout comportement lié à la déviance » (Morris, 2012, p. 240).

13 J’utilise ce terme, bien que certains aient déjà renoncé à leur nationalité japonaise. Contrairement à la loi belge, la loi japonaise ne reconnaît pas la double nationalité (Kondo, 2016, p. 3). Le seul cas de figure, pour lequel la double nationalité est reconnue, est le cas des enfants ayant un parent japonais et un parent d’une autre nationalité. Officiellement, l’État japonais reconnaît la double nationalité pour ces enfants jusqu’à l’âge de 22 ans : date limite à laquelle ils sont censés choisir une de leurs deux nationalités (Roustan, 2013, p. 70 ; Kondo, 2016, p. 4).

14 Zhang Chaolin est décédé en 2016, suite à un vol violent à caractère raciste. Trois individus l’ont agresser violement « en préjugeant que leurs victimes étaient ‘susceptibles de détenir de l’argen’ en espèces, du fait de leur appartenance à la communauté chinoise » (Le Monde, 2017).

15 Renvoi au tableau : « Médias de sensibilisation ».

16 Je pense par exemple au podcast « Kiffe ta race ». https://www.binge.audio/podcast/kiffetarace/.

17 Des Racines pour Grandir. (s. d.). Consulté 27 novembre 2023, à l’adresse https://desracinespourgrandir.be/


Bibliographie

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Médias de sensibilisation

Magazine : Koï, média de société des cultures et communautés asiatiques. (s. d.). Koï. Consulté 28 novembre 2023, à l’adresse https://www.koimagazine.fr/

Film documentaire : Nishikura, M., & Takagi, L. P. (Réalisateurs). (2013). Hafu: The Mixed-Race Experience in Japan [Documentaire, Biographique]. Consulté 28 novembre 2023, à l’adresse https://vimeo.com/ondemand/hafufilm.

Journal Télévisé : RTLinfo. (2021). « Racisme anti-asiatique: des Belges dénoncent les agressions qu’ils subissent ». Consulté 05 décembre 2023, à l’adresse https://www.rtl.be/actu/racisme-anti-asiatique-des-belges-denoncent-les-agressions-quils-subissent/2021-04-10/article/385023.

Vidéo de réseaux sociaux : YouTube. Brut. (2018). « Les Asiatiques, victimes de racisme ordinaire ? ». https://www.youtube.com/watch?v=XEtu8o872Jk&t=9s

Conférence TEDxTalks : Miyazaki, T. (2023). Have you ever been asked the « where are you REALLY from » question?. TEDxValencia. https://www.youtube.com/watch?v=syolZh6hSVI&t=90s

Podcast : Kiffe ta race. https://www.binge.audio/podcast/kiffetarace/

Collectifs de luttes contre le racisme et la discrimination

UNIA. Pour l’égalité, contre la discrimination. Consulté 27 novembre 2023, à l’adresse https://www.unia.be

MRAX. Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Consulté 27 novembre 2023, à l’adresse https://mrax.be

L’emprise conjugale : au-delà du fait divers, une réalité sociale – Analyse

 


Une analyse de Léa LOMBA, diplômée en Anthropologie de l’Université de Liège. Actuellement
étudiante à l’Université de Paris Cité en Anthropologie, Ethnologie et Violences de
genre. 

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La médiatisation croissante de l’emprise conjugale aux côtés des violences conjugales en fait un véritable phénomène social contemporain. Pourtant, il est encore trop souvent interprété, à tort, comme un évènement isolé et anecdotique, ce qui entrave la compréhension des processus complexes qui permettent sa reproduction dans le temps.

Cet article explore comment l’emprise conjugale, en agissant comme un système social complexe, s’enracine dans notre société patriarcale, et mobilise pour ce faire l’ensemble de la société pour fonctionner : victimes, auteur·e·s, mais aussi citoyen·ne·s et institutions sociales.

De nos jours, nombreux sont les discours communs mobilisant l’expression « être sous emprise » pour décrire et expliquer diverses situations ou relations impliquant la dépendance psychologique et socio-affective d’un individu envers un manipulateur (ou un groupe manipulateur). Ainsi, cette notion est souvent invoquée dans les débats et le langage courant pour expliquer pourquoi de nombreuses femmes restent auprès de conjoint·e·s violent·e·s et est, à ce titre, considérée comme l’origine des violences perpétrées au sein du couple. Cette interconnexion entre « emprise » et « violences conjugales » était déjà évoquée en 2010 par l’Institut pour l’Égalité des femmes et des hommes1, qui érigeait la manipulation et l’emprise comme fondements de la violence psychologique. La Belgique occupe à ce titre une position pionnière en matière de lutte contre les violences conjugales de toutes sortes : ses ministères adoptent, dès 20062, une définition unique des violences conjugales et plus récemment, en juillet 20233, elle devient le premier pays européen à se doter d’une loi de lutte contre les féminicides. Malgré ces avancées notables contre les violences au sein du couple, y compris les violences qui les précèdent (violences sexuelles, psychologiques et contrôle coercitif), la notion même d’emprise demeure toujours absente de l’ensemble des mesures publiques et des législations du pays. A contrario, nos voisins français ont récemment intégré cette notion à leur Code pénal par le biais de la loi n°202-936 du 30 juillet 20204, destinée à protéger les victimes de violences conjugales. Bien qu’elle n’y soit pas explicitement définie, cette disposition habilite tout professionnel de la santé à alerter le procureur de la République en cas de violence mettant la vie de la victime en danger imminent et la rendant incapable de se protéger en raison de la contrainte morale exercée par son agresseur·e.

Par ailleurs, dans le langage courant, le terme souvent évoqué de « pervers narcissique » incarne peut-être le mieux l’idée de cet individu aux comportements manipulateurs et égoïstes, ayant une tendance marquée à exploiter celles et ceux qui l’entourent, au cœur de ce qu’on qualifie souvent de « relation toxique ». Ainsi, l’emprise, interprétée dans son sens commun comme une violence psychologique, un abus de pouvoir, de domination et de manipulation, semble émerger comme une nouvelle vague de sensibilisation au sujet des violences au sein de la société, à la suite des mouvements #MeToo5 (contre les violences sexuelles) et #MeTooInceste (contre l’inceste).

Sans négliger l’ampleur et l’omniprésence de ces expressions dans le langage courant, l’utilisation fréquente de ces expressions doit être examinée avec prudence, car elle peut parfois être précipitée et peu précautionneuse. En effet, l’emprise conjugale, loin d’être un événement isolé, persiste dans le temps et s’enracine dans des structures sociales et culturelles plus larges, ce qui justifie de la considérer comme une problématique sociale complexe. À l’instar des violences conjugales, elle ne trouve pas seulement son origine dans des actions individuelles, mais découle de dynamiques collectives et sociétales.

En s’appuyant sur les résultats d’une recherche anthropologique que j’ai menée en Belgique francophone de novembre 2022 à juin 2023, cet article vise à souligner l’importance et l’urgence de ne pas réduire l’emprise conjugale à un simple fait anecdotique et relationnel (fait divers), mais plutôt de le reconnaître comme un phénomène se produisant à une plus grande échelle dans la société (fait social), comme l’ont respectivement défendu Patrizia Romito (2006) pour les violences conjugales et Dorothée Dussy (2013) concernant l’inceste. L’objectif de cet article est de ce fait résolument politique : je soutiens que seule une compréhension approfondie et la plus complète possible du phénomène de l’emprise conjugale peut nous permettre d’espérer en dénouer un jour les mécanismes. Ainsi, comme l’a préconisé la psychologue sociale Patrizia Romito (2022) dans un article récent6, il est crucial de dépasser une approche individualiste et binaire centrée sur l’homme violent et la femme victime, pour privilégier une conception structurelle de ces rapports de domination.

Le système « emprise conjugale »

Dans cet article, il s’agit de considérer l’emprise conjugale, à l’instar de l’anthropologue belge Pascale Jamoulle dans un ouvrage novateur paru en 20217, comme un système qui traverse et mobilise l’ensemble de la société. Pour l’expliquer, Jamoulle soulignait, dès son introduction, que « la combinaison de tous les éléments, internes et externes, en interaction, fait émerger et fonctionner l’emprise [et qu’] appréhender sa complexité ne se résume [donc] pas à l’analyse de chaque partie isolée » (2021, p.5). Mon propre travail de recherche confirme ces analyses en soulignant le rôle crucial de l’emprise dans l’apprentissage et la perpétuation de schémas d’exploitation et de domination, en particulier ceux liés au genre. Ce fait met en évidence le profond enracinement de ce système dans notre société, souvent qualifiée de « patriarcale », c’est-à-dire où la masculinité est associée à la virilité, à la supériorité et à l’universalité.

Il nous apprend également, par les situations rencontrées, que la relation d’emprise ne constitue que l’un des aspects visibles de ce système, bien qu’elle soit la plus fréquente et la plus mentionnée. Il n’y a donc que peu de sens à l’isoler pour l’étudier séparément des autres composantes de cette domination, comme l’ont souvent suggéré les approches psychanalytiques et psychologiques. En effet, bien qu’elle présente des caractéristiques propres dans chacune de ses déclinaisons conjugales, l’emprise nécessite bien plus que la volonté du·de la partenaire qui exerce la domination et la soumission volontaire de celle oui celui sur qui elle s’exerce. L’omniprésence de l’emprise conjugale est assurée, entre autres, par la complicité tacite de l’environnement social des (ex-)partenaires ; le silence et l’aveuglement de la famille, des amis, mais aussi de la société – y compris vous et moi –, jouent à ce titre un rôle crucial dans la perpétuation de ce système.

Le corps social de l’emprise conjugale

Grammaire sociale

En tant que système, l’emprise conjugale ne repose pas uniquement sur la soumission consentie de la personne ciblée, mais requiert également l’implication de l’environnement social qui la nourrit. En réalité, elle prend forme à travers un ensemble de normes collectives – un « mode d’emploi » partagé que Dussy (2013) décrivait déjà comme une « grammaire sociale » dans son étude sur l’inceste – qui prédéfinit les schémas de domination, les rôles, les attentes et les comportements acceptables et favorables à l’emprise conjugale. Concrètement, cette grammaire se matérialise par l’aveuglement et le silence de l’entourage proche et moins proche de la victime, contribuant au maintien de la domination dans le temps. Cette injonction à l’« ordre de se taire » est une norme à laquelle nous avons toutes et tous – « empriseur·e », « emprisé·e », proches, collectivité – été socialisé·e·s, et à laquelle nous nous tenons par conformisme (Jamoulle, 2021) aux normes et croyances dominantes. Elle est en outre renforcée par une autre norme sociale puissante : celle voulant que divulguer des affaires privées en dehors du cercle familial est considéré commune une attitude grossière, et exprimer sa souffrance ainsi que celle de ses proches est jugé indécent (Dussy, 2013).

Dans un tel contexte, marqué par la crainte et l’hostilité, briser le silence en exprimant ses souffrances ou en reconnaissant celles d’un proche est perçu comme perturbateur pour l’« harmonie » sociale et familiale. Lors d’une entrevue, Sybille8 m’explique que son beau-père et sa mère ont refusé de l’héberger en urgence face au danger auquel l’exposaient les violences répétées de son conjoint. Son beau-père l’a accusée de ne pas assumer les conséquences d’être retournée avec lui après qu’elle se soit enfuie une première fois : « Quand je me suis présentée à leur porte avec mes affaires, mon beau-père a hurlé qu’il m’avait prévenue, qu’il recevait ses parents ce jour-là et qu’il n’avait pas le temps de s’occuper de mes problèmes. Mon fils était avec moi, je me suis effondrée ». En remettant en question l’intégrité morale de Sybille plutôt que de reconnaître les actes condamnables commis par son compagnon, le beau-père non seulement ignore la souffrance physique et psychique de sa belle-fille, mais il contribue également à la maintenir dans l’environnement qui l’assujettit, devenant ainsi complice non pas des actes de violence eux-mêmes, mais du système qui leur permet de se produire et de perdurer.

Ce schéma se produit également lorsque la responsabilité des crises conjugales est renvoyée à la victime par son·sa partenaire. Elle rend alors difficile la sortie du système dominant en entravant son élucidation à deux niveaux : la personne sous emprise ne parvient pas à s’identifier comme telle, et par conséquent son entourage ne peut incarner une figure secourable pouvant lui venir en aide. C’est le cas de Diane, qui, après avoir eu une crise émotionnelle (pleurs et cris) en public, est discréditée par son ex-compagne. Cette dernière se présente comme la véritable victime, en donnant aux témoins une vision inversée de la réalité qui vient de se dérouler sous leurs yeux : elle accuse Diane d’être l’instigatrice des tensions au sein du couple, et démontre son propos en l’accusant d’être « hystérique ». Cette qualification, que vous avez peut-être vous-même déjà entendue de par sa récurrence, relève d’une stratégie de dénigrement utilisée par les « empriseur·e·s » pour minimiser ou nier la réalité de la violence dont ils·elles sont en fait à l’origine (Hirigoyen, 1998). La publicisation d’une responsabilité erronée dans ces événements aggrave le climat déjà alarmant et stressant de la relation. Les victimes, injustement accusées, se trouvent incapables de se défendre ou de légitimement exprimer leurs plaintes. Ce processus mène souvent les proches à considérer ces moments de crise comme le résultat d’un conflit conjugal impliquant les deux partenaires, plutôt que de reconnaître la présence de comportements abusifs de l’un·e envers l’autre.

Être « pris » par sa société

Pour comprendre pleinement l’omniprésence de cet imaginaire collectif et son impact sur les capacités d’oppression et de défense des individus, il est nécessaire de prendre en compte la prégnance des contextes sociaux, économiques et historiques au sein de la société. Les constructions culturelles et sociales du concept d’amour propres aux sociétés occidentales modernes – tels que la représentation de l’amour ou la passion amoureuse – génèrent des attentes spécifiques élevées et irréalistes concernant les comportements des hommes et des femmes (Esteban Galarza, 2008). Dans une société patriarcale, l’apprentissage individuel et social des rôles de genre9 incite les femmes à donner davantage d’amour qu’elles n’en reçoivent, pour atteindre des idéaux d’amour et de passion à travers la dévotion et le sacrifice, tandis que les hommes sont souvent encouragés à rechercher l’indépendance et à s’accomplir par la puissance et le contrôle. C’est la répétition de ces comportements liés au genre – ce que la philosophe Judith Butler (1990) désigne comme la « performativité de genre » – et non au sexe biologique de la personne, qui conduit à l’asymétrie de pouvoir dans les relations entre les hommes et les femmes, avec pour corollaire le fait que ce sont majoritairement les premiers qui « emprisent » les secondes.

Finalement, la figure communément partagée de l’« empriseur » comme d’un pervers narcissique déviant contribue à l’invisibilité du système d’emprise, en nous empêchant de considérer qu’il puisse être le proche quotidiennement fréquenté et socialement intégré. Les actes des agresseur·e·s ne peuvent que rarement être associés aux registres du pulsionnel ou du pathologique ; en effet, les « empriseur·e·s » – tout comme les auteur·rice·s de violence conjugale – maîtrisent suffisamment leur domination ainsi que le risque qu’elle leur fait prendre, pour éviter d’être dénoncé·e·s et pour « sauver leur peau » (Dussy, 2013). Le cas d’Iris illustre parfaitement ce dernier postulat. Récemment, elle a été convoquée au commissariat de son quartier pour des faits de violences conjugales, passant ainsi pour l’agresseure dans une situation où elle était en réalité la victime. Son compagnon s’était en effet rendu lui-même à la police quelques semaines plus tôt, après une dispute où il avait laissé la jeune femme inconsciente et le crâne ouvert. Alors qu’elle était emmenée à l’hôpital, il en a profité pour faire constater des « coups et blessures » sur lui-même, qui étaient en fait des traces de défense de cette dernière. L’hypothèse selon laquelle le compagnon d’Iris aurait agi impulsivement est doublement rejetée : d’abord, il a manifestement calculé ses actions au moment des faits ; ensuite, il n’est jamais revenu sur sa déclaration initiale, ce qui renforce l’idée qu’il n’a pas cédé à des pulsions. On peut supposer que l’« empriseur·e » connaît et maîtrise pour cela les codes de sa société, sans quoi le système d’emprise ne pourrait ni s’installer, ni perdurer.

Associer l’« empriseur·e » à un individu marginal fait partie des mêmes dispositifs qui conduisent l’entourage, si la situation d’emprise fait toute de même l’objet d’une dénonciation, à condamner l’acte plutôt que son auteur. En effet, elle représente toujours la solution qui « coûte le moins cher » socialement à l’entourage, qui, tout comme la société, préfèrera souvent compter parmi ses membres un·e menteur·euse plutôt qu’un·e agresseur·e.

Ressources disponibles

La prise de conscience de la situation par les victimes d’emprise, bien qu’elle relève d’un processus complexe et incertain, dépend souvent de la reconnaissance et de la mise en mots des faits par un·e autre que soi, démontrant une fois de plus la place prépondérante qu’occupe l’environnement social dans ce système. Qu’il s’agisse d’un·e ami·e, d’un parent, d’une personnalité publique ou d’une ancienne victime à laquelle on s’identifie, l’importance accordée aux paroles de cet individu dans un contexte précis peut parfois conférer, à lui seul, les clés nécessaires à la personne sous emprise pour prendre conscience de son impensable situation, et découvrir l’existence d’un monde autre que celui du système oppressif, prêt à l’accueillir.

Néanmoins, la sortie du système d’emprise conjugale peut échouer ou ne pas aboutir complètement ; on constate en effet auprès de nombreuses victimes qu’il ne suffit pas de « vouloir » pour « pouvoir » sortir d’une relation violente et aliénante. Outre l’identification de leur propre victimisation, elles doivent constamment élaborer des stratégies de survie face aux abus, accompagnées de la crainte, aussi bien chez la victime que chez celles et ceux qui tentent de lui venir en aide, que leurs actions n’aggravent leur condition au lieu de les protéger. Il faut dire que la peur de représailles de la part de l’agresseur·e constitue l’une des raisons majeures pour lesquelles les victimes hésitent à porter plainte. Cela n’est guère surprenant lorsque l’on sait que l’ONU désigne « la « séparation d’avec le partenaire » comme une des causes principales des féminicides10. En réalité, la rupture renforce le continuum entre la peur de quitter un partenaire violent et les motivations de celui-ci à perpétrer des actes violents après la séparation, comme le souligne Patrizia Romito. Les réactions de l’« empriseur·e », désormais ex-conjoint·e, deviennent imprévisibles et renforcent cette dynamique. Certaines femmes, dont plusieurs mères, m’ont ainsi expliqué maîtriser la tournure des évènements au sein de la relation, et qu’y mettre un terme impliquerait pour elle de devoir faire face à un nouvel environnement dont elles anticiperaient avec plus de difficultés les formes nouvelles de violence. Face à ces divers constats, il n’est pas surprenant que certaines femmes affirment ne pas partir dans le but premier de se protéger. Il est même des moments où elles choisissent consciemment de s’exposer : puisqu’elles savent que les tensions aboutissent inévitablement à une explosion de la part de leur empriseur·e, qu’il s’agisse du·de la conjoint·e ou de l’ex-conjoint·e, elles accélèrent le processus pour choisir quand il est « préférable » qu’elle se produise. Ainsi, il arrive que certaines mères provoquent leur mari ou compagnon pour décider quand subir ces coups inévitables, lorsque les enfants sont couchés, par exemple. Ces observations soulignent que les personnes en situation d’emprise conjugale ne sont pas passives, mais qu’elles déploient des efforts considérables pour résister à la violence et regagner du pouvoir et de l’autonomie, y compris au cœur de la relation conjugale dominante. Elles remettent finalement en question une idée préconçue persistante : celle selon laquelle il suffirait à la personne en situation d’emprise de mettre fin à sa relation conjugale pour s’affranchir du système aliénant.

Manquements sécuritaires et protecteurs

Malgré des mesures récentes et opérantes concernant la protection des victimes conjugales, notamment par le vote à l’unanimité de la loi « Stop féminicide » faisant de la Belgique le premier pays européen à adopter une législation pour lutter contre les violences de genre11, notre système judiciaire et politique est encore loin de remplir complètement ses objectifs d’intervention et de protection auprès des victimes. Le système belge, en raison de sa vision et de sa manière de concevoir la sexualité, les individus et la famille, continue d’être fortement influencé par une perspective patriarcale. Cela signifie qu’il crée un déséquilibre en favorisant de manière systématique les attitudes ou les perspectives masculines – elles-mêmes dominées par les normes et les valeurs liées à la virilité –, dont celles de l’agresseur, au détriment des femmes ou d’autres genres. Cette situation conduit à faire pencher la balance en la faveur de l’« empriseur·e », peu importe la gravité de l’acte commis, et à nuire aux victimes d’emprise conjugale.

Une tendance des politiques publiques consiste à adopter une approche quantitative, axée sur des objectifs numériques, comme le nombre de lits disponibles dans les hébergements d’urgence et le budget alloué par occupant·e. Cette orientation, que je décris comme une « politique du chiffre », exerce des pressions sur les femmes hébergées, en les confrontant à une réalité où leur présence semble être davantage intégrée dans une logique budgétaire que dans un cadre où elles seraient reconnues comme des individus en besoin de sécurité et de protection. Par ailleurs, plusieurs des femmes ayant été hébergées m’ont parlé du soutien qui leur était offert, souvent présenté comme une « faveur », donnant ainsi l’impression que l’assistance publique est une forme de charité plutôt qu’un devoir de sécurité envers les victimes. Ces aides ne semblent donc pas échapper à la vision propre aux systèmes économiques libéraux modernes, notamment dans le contexte capitaliste, qui privilégient des interventions basées sur des résultats quantitatifs plutôt que sur la qualité du travail accompli et les objectifs qualitatifs visés.

Par ailleurs, bien que la loi belge condamne toute atteinte physique ou psychique à l’intégrité du·de la conjoint·e, la réalité présente encore un grand écart entre les discours légaux et les pratiques judiciaires. Pour le comprendre, il faut avoir conscience qu’à l’instar des directives politiques, les procédures judiciaires ne sont pas exemptes des normes de la société dont elles émanent, et qu’elles favorisent donc la reproduction de l’ordre social dominant patriarcal. Chaque acte de violence, et le procès qui en découle, sont ainsi traités de manière isolée, sans être reliés aux incidents précédents, ce qui a pour conséquence de ne pas prendre en compte les circonstances aggravantes dans chaque nouveau jugement, et de rendre inefficace la probation autonome. Les victimes d’emprise doivent donc, lors des procès qu’elles intentent, faire face à une nouvelle forme de dépendance : celle de l’élasticité du temps en fonction de la volonté de leur agresseur·e, qui accélère ou ralentit les procédures selon ses intérêts. Les annulations de procès la veille des audiences sont ainsi monnaie courante dans les stratégies de manipulation du temps mises en œuvre par l’empriseur·e.

Il est important de noter que l’analyse ci-dessus n’a pas pour intention de critiquer normativement les institutions, les lieux ou les personnes qui en constituent l’organisation, mais bien de mettre au jour les limites et manquements des mécanismes de gouvernance et de pouvoir qui façonnent la société dans laquelle ces institutions s’inscrivent et dont elles sont le reflet. Dans le cadre de l’emprise conjugale, elle nous offre l’opportunité de saisir comment le système socio-culturel influence directement les parcours de vie individuels, en entravant notamment le démantèlement de ces schémas de domination et en ne proposant pas des interventions institutionnelles qui garantissent pleinement une protection effective des victimes dans la durée.

L’emprise conjugale, une mésaventure féminine?

Le recours à l’écriture inclusive pour la rédaction de cet article n’est pas fortuit, mais est délibéré et motivé politiquement : bien que je rejoigne et défende le point de vue de l’ensemble des études démontrant que les femmes en tant que groupe marginalisé sont majoritairement les victimes de violence conjugale, et que l’emprise ne fait pas exception à ces constats, la recherche que j’ai menée révèle que le sexe biologique ne constitue pas l’unique fondement des rapports asymétriques entre les (ex-)conjoint·e·s. Ainsi, les situations que j’ai observées sur le terrain, puis analysées, ne permettent pas d’affirmer qu’une femme est nécessairement « emprisée » par un homme, ou encore qu’une femme n’« emprise » un homme dans aucun des cas. En effet, la révélation de violences conjugales subies par certains hommes montre que ce schéma, loin d’être isolé, est également sous-estimé. Cette invisibilisation trouve notamment son origine du même apprentissage individuel et social énoncé plus haut, qui veut que les hommes victimes de leur partenaire gardent le silence parce qu’un homme, « ça ne se plaint pas ». Elle est également renforcée par l’imaginaire collectif patriarcal où le schéma de l’homme agresseur et de la femme victime est le seul envisageable, la croyance commune ne concevant pas qu’une femme puisse dominer, et qu’un homme puisse être dominé. Ces discours, encore largement répandus et entretenus par l’ensemble de la société, ont pour conséquence majeure d’entraver la reconnaissance des hommes, issus de couples hétérosexuels ou homosexuels, et les femmes, issues de couples homosexuels en tant que victimes d’emprise.

En ce qui concerne la question centrale du genre, ma démarche part du principe suivant : pour appréhender pleinement le phénomène de l’emprise, il est nécessaire de ne pas se concentrer uniquement sur le sexe des personnes impliquées dans la relation conjugale (bien que ce soit un aspect non négligeable), mais plutôt de reconnaître que les hommes et les femmes, à l’intérieur comme à l’extérieur de cette relation, contribuent à instaurer et maintenir une structure patriarcale où les hommes détiennent davantage de droits et de pouvoir. Dans cette optique, il devient urgent, pour chacun d’entre nous, de remettre en question l’écart entre les discours théoriques et les pratiques effectives, afin de progressivement dépasser les obstacles qui entravent la reconnaissance et la prise en charge des victimes et permettent à la dynamique de l’emprise conjugale de perdurer.

Des moyens d’actions

Dans cet article, j’ai cherché à rendre visibles les réalités de l’emprise conjugale afin de témoigner de la prédominance d’un système de domination souvent mal compris et sous-estimé dans notre société. Mon objectif principal était de sensibiliser au fait que nous ne sommes pas extérieur·e·s à la société patriarcale dans laquelle l’emprise opère et se perpétue, et que nous avons tous et toutes, de ce point de vue, une responsabilité à porter. Toutefois, reconnaître cette implication ne doit en aucun cas signifier une acceptation résignée ; au contraire, rendre possible le système d’emprise conjugale implique également de posséder, dans une certaine mesure, les moyens de le démanteler.

Dans cette optique, ce texte ne se contente pas de décrire minutieusement ce système, pas plus qu’il ne vise à en dénoncer et en critiquer chacun des aspects. Tout en reconnaissant nos limites d’action, freinées par les institutions et les structures sociales patriarcales dans lesquelles nous vivons, je propose des pistes d’actions12 à l’échelle individuelle pour venir en aide aux personnes victimes d’emprise. Ces suggestions, loin de constituer un remède miracle au renversement de la société patriarcale, incarnent des pistes d’attitudes à adopter face à la révélation de comportements abusifs et oppressifs dans le contexte conjugal, ou lorsqu’on identifie des signes qui laissent penser à cette situation (isolement, changement de comportements, automutilations ou comportements autodestructeurs, instabilité émotionnelle, troubles psychiques, troubles relationnels, minimisation de certains faits, système familial instable13).

Contrecarrer la stratégie des agresseurs

Pour contrer les mécanismes d’emprise utilisés par l’agresseur·e envers sa victime, il est essentiel d’opérer dans une direction diamétralement opposée. L’un des premiers impératifs consiste à briser l’isolement de la victime, en l’aidant à repérer autour d’elle qui peut l’aider et la soutenir. Dans les cas d’emprise conjugale, les victimes ont souvent perdu une part de leur subjectivité au profit de celle de leur agresseur·e ; dépersonnalisées, elles en viennent à confondre leurs propres besoins et aspirations avec ceux des autres, qu’elles intègrent comme étant les leurs. Il est donc primordial d’encourager les initiatives de la victime afin qu’elle puisse retrouver un pouvoir de décision autonome et une confiance dans les actes qu’elle pose. Les atteintes à l’estime de soi et l’autodépréciation, conséquences des humiliations, dévalorisations et culpabilisations infligées par l’(ex-)partenaire, doivent être réduites au maximum ; pour ce faire, il faut inverser le mécanisme de la honte et de la culpabilité pour les attribuer pleinement à l’auteur·e des actes de violence. Haut du formulaire

Enfin, il s’agit peut-être du point le plus délicat, mais il est indispensable de ne pas assurer l’impunité d’un·e « empriseur·e », même s’il s’agit d’un proche. Il est impératif de reconnaître la gravité des faits, de refuser une approche fataliste, d’affronter les personnes dominantes dans la mesure du possible. Il est primordial de ne pas devenir soi-même un·e allié·e de ces dernières en se pliant à la dynamique sociale qu’elles cherchent à imposer et qui joue en leur faveur. Soutenir sans faille la victime, y compris dans des situations autres que le contexte conjugal, peut s’avérer efficace pour ébranler et discréditer l’autorité et l’influence de la personne qui exerce l’emprise. De ce fait, prendre position revient à avoir à l’esprit que la vérité est celle exprimée par la victime, ses propres images, mots et sensations, peu importe la réalité factuelle. Tout comme dans d’autres situations d’abus et de violence telles que l’inceste et les agressions sexuelles, ce qui compte avant tout est d’écouter la parole de la victime et de la croire.

Rappeler la loi

Le recours à la loi par la parole est nécessaire, que ce soit pour informer la victime de ses droits ou pour résister soi-même à l’emprise. Il faut se positionner du côté de la loi qui interdit, protège et réprime, pour fonder son raisonnement.

Face à la distorsion de la réalité que peut subir la personne sous emprise, en perte de repères sociaux et relationnels, il est essentiel de rappeler les définitions légales de certains actes. Ces rappels par la désignation et la définition revêtent une importance particulière en ce qu’ils permettent aux victimes de distinguer les registres de la violence de ceux de l’amour, de la protection, de l’affection, de la dévotion, du fantasme, du devoir ou de l’obligation conjugal(e). Ainsi, un viol se définit par « tout acte de pénétration sexuelle de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui, par violence, contrainte, menace ou surprise, est un viol »14, tandis qu’une agression sexuelle « toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise ». L’énonciation de ces définitions peut parfois aider les victimes à prendre conscience que des situations qu’elles acceptaient au nom du cadre conjugal relèvent en réalité de la violence, portent atteinte à leur intégrité individuelle, et sont donc du registre de l’intolérable.

Orienter

Un ensemble de réseaux, tant au niveau national que local, est déployé pour venir en aide aux victimes de violences conjugales, quelles que soient leur nature. Connaître ces dispositifs de protection et pouvoir les faire connaître, conformément à la situation ou la demande de la victime, s’avère bénéfique à l’établissement d’un processus d’orientation individualisé. Il est aussi important de s’associer à cette démarche, et ainsi de demeurer un repère dans l’aiguillage du projet de sortie de l’environnement aliénant. Rediriger ne signifie pas, à ce titre, se désengager, surtout lorsqu’on sait que les violences peuvent s’intensifier une fois la décision d’un départ du couple établie.


Notes :

1 Source : Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes, https://igvm-iefh.belgium.be/sites/default/files/downloads/41%20-%20Dark%20number_FR.pdf
2 Source : Institut pour l’Egalité des Femmes et des Hommes, Violence entre partenaires | Institut pour l’égalité des femmes et des hommes (belgium.be)
3 Source : www.belgium.be, Loi « Stop Féminicide », https://igvm-iefh.belgium.be/fr/actualite/loi_stop_feminicide
4 Source : Journal Officiel de la République Française, https://www.legifrance.gouv.fr/download/pdf?id=shLVial2GFAvXVHYawAie63PzXyh2U2x_naRfEud_Wg=
5 Pour rappel, le mouvement #MeToo est « un mouvement social encourageant la prise de parole des femmes, dans le but de faire savoir que le viol et les agressions sexuelles sont plus courants que ce qui est souvent supposé, et de permettre aux victimes de s’exprimer sur le sujet. Il est parfois présenté comme ayant débuté en 2007, mais n’est particulièrement connu que depuis octobre 2017 à la suite de l’affaire Weinstein ». Il est suivi par certaines déclinaisons en fonction du type de violence dont il est question. Le hashtag #MeTooInceste émerge ainsi à la suite du livre La familia Grande de Camille Kouchner en 2021 pour dénoncer les abus perpétrés sur les enfants dans la sphère familiale. Source : https://en.wikipedia.org/wiki/Gender_role#cite_note-2.
6 Cf. Patrizia Romito in Christelle Taraud, 2022.
7 Cf. Pascale Jamoulle Je n’existais plus. Le monde de l’emprise et de la déprise.
8 L’ensemble des pseudonymes de ce texte ont été changés pour garantir au maximum la confidentialité et l’anonymat des interlocuteur·rice·s.
9 La notion de « rôle de genre » est introduite initialement en 1955 par le sexologues John Money qui souligne la nécessité de séparer clairement le sexe, déterminé biologiquement, du genre, qui concerne l’expérience personnelle et contextuelle d’être un homme ou une femme. Plus tard, elle est définie dans les sciences sociales comme étant culturellement spécifique, c’est-à-dire comme ensemble de normes sociétales dictant les types de comportements qui sont généralement considérés comme acceptables, appropriés ou souhaitables pour une personne en fonction de son sexe réel ou perçu (Lindsey, 2015).
10 La « séparation d’avec le partenaire » figure parmi les raisons principales du passage à l’acte. Source : ONU, https://iris.who.int/bitstream/handle/10665/86253/WHO_RHR_12.38_fre.pdf;jsessionid=44F13DB97F874208%202574D6B58329E836?sequence=1
11 Source : www.belgium.be, Loi « Stop Féminicide », https://igvm-iefh.belgium.be/fr/actualite/loi_stop_feminicide
12 Nombreuses de ces pistes ont été formulées par l’association féministe Ostara à Annecy (France). J’ai relevé et adapté celles qui faisaient écho à ma recherche menée sur la problématique de l’emprise conjugale. https://www.ostara-association.org/
13 Liste non exhaustive.
14 Article 222-23 du Code Pénal français, version en vigueur depuis le 23 avril 2021. Source : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000043409305.


Bibliographie :

Littérature scientifique

Butler, J. (1990). Gender trouble: Feminism and the subversion of identity. New York: Routledge

Dussy, D. (2013). Le berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste, livre 1. Marseille, La Discussion.

Dussy, D. (2013). L’inceste, bilan des savoirs. Marseille, La Discussion.

Esteban Galarza, M.L. (2008). « El amor romántico dentro y fuera de occidente: determinismos, paradojas y visiones alternativas », Feminismos en la Antropología: Nuevas apuestas críticas. nº 6, Ed. Ankulegi. Universidad del País Vasco.

Hirigoyen, M.-F.. (1998). Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien. Paris : Syros, La découverte.

Lindsey, L.L. (2015). Gender Roles: A Sociological Perspective (6th ed.). Routledge.

Lomba, L. (2023). “Du fait divers au fait social. Une anthropologie de l’emprise conjugale en Belgique francophone », Université de Liège, Liège, Belgique.

Romito, P. (2006). Un silence de mortes. La violence masculine occultée. Collection « Nouvelles Questions féministes », Paris, Éditions Syllepse, 298 p.

Taraud, C. (2022). Féminicides. Une histoire mondiale. La Découverte.

Sources internet

https://igvm-iefh.belgium.be/sites/default/files/downloads/41%20-%20Dark%20number_FR.pdf

Violence entre partenaires | Institut pour l’égalité des femmes et des hommes (belgium.be)

https://igvm-iefh.belgium.be/fr/actualite/loi_stop_feminicide

https://www.legifrance.gouv.fr/download/pdf?id=shLVial2GFAvXVHYawAie63PzXyh2U2x_naRfEud_Wg=

https://en.wikipedia.org/wiki/Gender_role#cite_note-2

https://iris.who.int/bitstream/handle/10665/86253/WHO_RHR_12.38_fre.pdf;jsessionid=44F13DB97F874208%202574D6B58329E836?sequence=1

https://www.ostara-association.org/

https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000043409305

 


Annexes :

Cadre pour le concept de patriarcat 

Qu’est-ce que le patriarcat ?

Le terme « patriarcat » évoque littéralement la « domination du père » et désigne le système de subordination des femmes qui consacre la domination du père sur les membres de la famille et, par extension, la domination des hommes sur les femmes. Cependant, dans le cadre de mon article et le contexte de mon étude, cette définition apparaît comme trop restrictive. En effet, mes recherches de terrain démontrent que le sens de « patriarcat » fait davantage référence à la notion de « masculinité hégémonique », c’est-à-dire le modèle dominant des comportements et des attitudes associés à la masculinité dans une société à un moment donné. Cela m’amène à considérer le patriarcat comme un système complexe qui, tout en favorisant structurellement les hommes, génère des effets variés et parfois ambivalents chez les individus des deux sexes. Dans le cadre de l’emprise conjugale, cette vision souligne que le patriarcat ne se limite pas toujours à une domination masculine sur les femmes, mais peut être également perpétré, bien que moins fréquemment, par des femmes ou dans des relations homosexuelles.

 

Biographie

Léa Lomba, diplômée en Anthropologie de l’Université de Liège. Actuellement étudiante à l’Université de Paris Cité en Anthropologie, Ethnologie et Violences de genre.

 

Illustrations

Femme silenciée, article Léa Lomba

Source : https://www.philippebilger.com/blog/2023/01/lemprise-une-tarte-%C3%A0-la-cr%C3%A8me-.html

Main manipulatrice Article Léa Lomba

Source : https://www.fabienne-vial.fr/pour-mieux-comprendre/articles/notion-d-emprise-psychologique

Famille décomposée article Léa Lomba

Source : https://loeliamaraldo.com/emprise-couple/

Migrations et question de genre. Quand les inégalités suivent les femmes de leur pays d’origine au pays d’accueil – Analyse

 


Une analyse de Elsa MEERT, diplômée en Anthropologie à l’Université de Liège et actuellement en cours de Master de spécialisation en études de genre proposé par les six universités de la Fédération Wallonie-Bruxelles 

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 Diverses formes de persécutions et de dominations sont vécues au quotidien, non seulement par les femmes migrantes, mais par les femmes en général. En Belgique et ailleurs, explorons le parcours migratoire de ces femmes, à la loupe de l’anthropologie.

Persistance de l’invisibilisation des femmes migrantes dans l’imaginaire lié aux migrations

Depuis le début de l’humanité, les individus, hommes et femmes, se sont toujours déplacés. Pourtant, il existe un vide théorique concernant les femmes dans les recherches sur la migration (Oso Casas, 2004). Durant les années 80, une ouverture conceptuelle à l’étude de la migration féminine se produit, alors que ce type de migration n’était pas un phénomène nouveau. En effet, comme le confirme Morokvasic (2011), politologue incontournable dans le domaine d’études sur la migration, les femmes ont toujours été présentes dans les mouvements migratoires. Grâce à une approche globale, sur un laps de temps long, Linda Guerry et Françoise Thébaud (2020), historiennes, ont pu démontrer la variation considérable au cours du temps de la répartition sexuée des flux migratoires. Ces derniers dépendent notamment des contraintes et de l’espace géographique.

L’invisibilité des femmes migrantes dans la littérature peut s’expliquer par l’influence patriarcale (Oso Casas, 2004). Celle-ci considère que la femme est dépendante de l’homme, principal support économique et détendeur de l’autorité dans la sphère domestique (Morokvasic, 1986). Les femmes auraient été ignorées dans la majorité des disciplines en raison de leur soi-disant non-implication dans la sphère marchande. Comme elles n’avaient pas d’emploi salarié, cantonnées à rester dans le foyer, elles ne pouvaient pas faire partie de la sphère productive. Cela explique le manque d’intérêt à prendre en considération le point de vue des femmes dans le contexte de la migration. Elles sont longtemps demeurées dans l’ombre, tout comme dans de nombreux autres domaines de recherche.

Finalement, on prendra conscience que l’immigration implique généralement l’installation des familles, et donc de la femme, dans le pays d’accueil. C’est sous l’angle d’épouses regroupées et non d’actrices économiques et sociales que les femmes seront envisagées dans un premier temps (Oso Casas, 2004 ; Asis, 2005). Les migrantes étaient perçues comme des femmes qui suivent leur époux, leur père, ou leur frère, subissant donc les processus migratoires (Dahinden et al., 2007). On souligne ainsi le caractère passif et non actif, de la migration féminine.

Cependant, le regroupement familial n’est pas la seule cause de la migration féminine (Morokvasic, 1986). En effet, il existe d’autres facteurs structurels, tels que la demande de main-d’œuvre en Europe durant les années 70 dans les industries modernes, le service domestique… Travaux peu qualifiés et mal rémunérés (Oso Casas, 2004). De plus, indépendamment des phénomènes de migration, la Seconde Guerre mondiale avait fait quelque peu évoluer les mentalités en ayant permis, en l’absence des hommes partis au combat, de démontrer la capacité des femmes à travailler et à ne plus être cantonnées à leurs tâches domestiques. Progressivement, la figure de la femme en tant qu’actrice économique est de plus en plus admise.

Dans la foulée de ce constat, de nouvelles unités d’analyse émergent. Les recherches examinent les conséquences du processus migratoire, non seulement pour le·la migrant·e mais également pour les membres de la famille, considérant alors la décision de migrer comme le fruit d’une négociation entre plusieurs personnes (Dahinden et al., 2007). Les femmes entrent donc en ligne de compte comme co-décideuses, réceptrices d’envois de fonds ou comme des migrantes et donc initiatrices des transferts d’argent. Il y a également une prise de conscience que les processus migratoires n’affectent pas de la même façon les hommes et les femmes. Le genre commence donc à être pris en compte dans l’analyse des mouvements de population (Timmerman et al., 2018). Alors que les premiers travaux avaient pour objectif principal de sortir les femmes migrantes de l’ombre, aujourd’hui nous assistons à un réel intérêt pour une analyse des phénomènes migratoires centrée sur le genre. L’analyse du genre n’est plus limitée à la sphère privée (vie de famille, ménage…) mais est utilisée dans toutes les facettes du processus migratoire et à différents niveaux (Donato et al., 2006). Ce type d’analyse permet de saisir les différentes façons dont les rôles, les identités et les relations de genre, chacun ancré dans des contextes particuliers, affectent les processus, les dynamiques et les tendances migratoires (Timmerman et al., 2018).

Malgré l’intérêt académique pour le cas des femmes migrantes, une tendance persiste : celle d’associer la figure de la personne migrante à celle d’un homme. Les migrant·e·s restent perçu·e·s comme formant un groupe homogène et les différences d’identité de genre, d’orientation sexuelle, d’origine, de classe sociale, ne sont pas prises en compte (Morokvasic, 2008). Alors qu’au niveau mondial les femmes migrantes sont en réalité plus nombreuses que les hommes (Asis, 2005 ; Morokvasic, 2015). Cependant, elles ont peu la parole et sont absentes des discours politiques et médiatiques (Schoenmaeckers & Rousset, 2018). Il est également important de noter qu’il y a de grandes disparités au niveau de la répartition homme-femme selon les régions du monde (Morokvasic, 2011). Cette hétérogénéité est bien représentée en Belgique, où les chiffres du CGRA vont à l’encontre de la dominance mondiale. En effet, en 2022, 70,6 % des demandeur·se·s de protection internationale étaient des hommes, contre 29,4 % de femmes.

C’est dans ce contexte d’invisibilisation persistante de l’expérience des femmes en termes de migration que j’ai réalisé ma recherche dans le cadre de mon mémoire. Je m’y suis intéressée aux vécus du temps d’attente des résident·e·s dans l’un des centres d’accueil collectif prévus pour les demandeur·euse·s de protection internationale tout le long de leur procédure de régularisation. J’aurai l’occasion d’en évoquer quelques observations au cours de cette analyse.

Politique d’asile belge

Confrontées à la persécution, la majorité des personnes qui fuient se réfugient dans un pays voisin ou se déplacent à l’intérieur de leur propre pays (migration interne). Une minorité de personnes cherchent et parviennent à venir en Europe (Schoenmaeckers & Rousset, 2018). En Belgique, – comme dans tous les autres pays européens – tout·e étranger·ère qui arrive sur le territoire « peut y demander l’asile et solliciter la protection internationale des autorités belges » comme le prévoit la loi du 15 décembre 1980. Le·La requérant·e devra parcourir les différentes étapes de la procédure de protection internationale. Durant celles-ci, l’État belge vérifie si le·la demandeur·deuse de protection internationale (DPI), aussi appelé demandeur d’asile dans le passé1, correspond aux critères définis par la Convention de Genève relative au statut des réfugiés datant de 19512. Ces critères visent à protéger toute personne qui fuit son pays parce qu’elle craint « avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». Cette vérification sera réalisée par l’Office des Étrangers (OE) dans un premier temps, puis par l’administration belge du Commissariat Général pour Réfugiés et Apatrides (CGRA), dans un second temps. En plus de pouvoir octroyer le statut de réfugie.é, le CGRA peut aussi accorder le statut de protection subsidiaire. Il vérifiera alors si la personne répond aux exigences spécifiques liées à ce statut. La protection subsidiaire sera accordée à toute personne qui ne peut pas être reconnue réfugiée selon les cinq critères définis par la Convention de Genève, mais qui encourt un risque réel d’atteintes graves à sa vie en cas de retour, notamment en raison d’une violence aveugle liée à un conflit armé. Le système belge de traitement des demandes m’est apparu comme très lent au même titre que ceux·celles qui vivent la procédure de demande de protection internationale. En effet, comme j’ai pu le constater durant mon terrain ethnographique, il y a des personnes qui attendent plusieurs années avant d’accéder ne serait-ce qu’au premier entretien au CGRA. A titre d’exemple, j’ai rencontré un couple – qui s’est construit en Belgique au centre d’accueil – qui a reçu une réponse positive pour les deux partenaires au bout de 10 ans d’attente. Durant cette décennie ils ont conçu quatre enfants, lesquels n’auront jamais connu jusque-là une autre réalité que celle de la vie dans une centre d’accueil collectif… Ce cas n’est malheureusement pas isolé.

Expériences de persécutions spécifiques

L’invisibilisation des femmes dans le phénomène migratoire est d’autant plus regrettable qu’il existe, dans les faits, une vulnérabilité spécifique des femmes dans leurs processus migratoires due à de nombreux facteurs. Dans cette perspective, il est important comme le montrent Bilge et Denis (2010), sociologues, d’adopter une approche intersectionnelle pour étudier la situation des femmes dans la migration. L’intersectionnalité est un concept développé par Crenshaw (2005) à la fin des années 80. Il permet de mettre en lumière la manière dont différentes formes de discriminations interagissent et se chevauchent, créant donc des expériences uniques d’oppression. Dans le cas présent par exemple, les femmes peuvent être victimes de multiples dynamiques de pouvoir, par exemple la race, la classe sociale, la sexualité, l’âge, la nationalité, la religion, la caste, … L’approche intersectionnelle permet de reconnaître que les identités multiples d’une migrante peuvent se combiner et influencent conjointement alors son expérience migratoire, au lieu de traiter chaque aspect de manière individuelle.

Dans leur pays d’origine

Comme toutes les personnes qui quittent leur pays d’origine pour des raisons économiques, politiques ou autres, les femmes sont exposées au cours de leur migration aux différents risques inhérents à l’exil. Cependant, l’inégalité de genre face à la décision migratoire commence dès le pays d’origine. Alors que les relations de genre peuvent être des « push factors » (facteurs d’incitation), elles peuvent également constituer un frein important à la mobilité des femmes (Mahieu et al., 2010). La position des femmes dans le pays d’origine influence non seulement leur possibilité de migrer de façon autonome, mais également leurs accès aux moyens nécessaires en termes de réseaux ou de ressources économiques par exemple (Boyd & Grieco, 2003). Les relations de genre dans le pays d’origine et les attentes spécifiques à propos des comportements des hommes et des femmes influencent la prise de décision migratoire. En effet, les motivations des femmes ne sont pas nécessairement les mêmes que celles des hommes, puisque les violences subies par les femmes, déjà dans leur pays d’origine, sont dans la plupart des cas genrées c’est-à-dire qui repose sur les distinctions relatives aux genres. Par exemple, ne pas se conformer aux normes culturelles, religieuses, vestimentaires aura des conséquences plus importantes pour les femmes (Timmerman et al., 2018). Un autre aspect de cette différence genrée est que les femmes ont généralement la charge principale des enfants. Cela engendre donc une restriction matérielle et financière pour organiser leur départ (Freedman, 2008). Il peut être difficile pour une femme de partir – seule ou avec ses enfants – car elle est tenue responsable de l’éducation de ses enfants.

Sur les routes migratoires

Ensuite, comme l’explique Pierrick Devidal (2005), pendant le voyage, les risques d’être confrontées à des situations de dangers et de violences, telles que le viol, la prostitution, l’enlèvement, le trafic d’êtres humains ou d’organes, sont multipliés en raison de leur sexe et de leur genre. Tout au long de leur parcours, elles seront placées en situation de dépendance vis-à-vis de personnes dont la grande majorité sera des hommes (mari, policiers, passeurs, gardes-frontières, militaires, douaniers, transporteurs…), exerçant sur elles un pouvoir, et donc susceptibles d’en abuser. Afin de se sentir plus en sécurité, il arrive fréquemment que les femmes décident de se regrouper par pays d’origine ou de se mettre sous la protection d’un homme (Schoenmaeckers & Rousset, 2018). La fermeture des frontières européennes a de lourdes conséquences sur la sécurité des personnes migrantes qui cherchent à obtenir un statut de protection internationale de la part d’un pays membre de l’Union Européenne. Plutôt que de décourager les migrant·e·s n’ayant pas la possibilité d’arriver de façon légale en Europe, ces mesures (gardes-frontières, barrières, technologies de surveillance, accords européens et bilatéraux avec des pays tiers…) les forcent à chercher de nouveaux chemins, encore plus dangereux (Gioe, 2018).

Dès l’arrivée dans le pays d’accueil…
… le traitement de la demande

Une fois arrivées en Belgique, contrairement à ce que l’on pourrait croire, les violences de genre ne prennent pas fin. Ce, notamment à cause des lois et des politiques qui sont appliquées. En effet, bien qu’officiellement les politiques de migration soient neutres, Jane Freedman (2008), sociologue spécialisée dans le domaine des migrations et des violences de genre, pointe qu’elles sont tout de même basées sur des présupposés liés au genre et ont des effets différents pour un·e DPI homme ou femme. À titre illustratif, l’absence de reconnaissance des violences spécifiques de genre dans la procédure d’obtention d’un statut de protection internationale perpétue les violences vécues par les femmes dans le pays d’accueil. Les femmes sont victimes des Conventions et des lois qui ne reconnaissent pas les violences spécifiques qu’elles subissent comme légitimes pour pouvoir accéder à une protection. L’absence de reconnaissance, voire la délégitimation, des persécutions spécifiques à l’encontre des femmes s’expliquent par plusieurs éléments.

Premièrement, comme l’explique Freedman (2008), les activités des femmes ne sont souvent pas reconnues comme étant des « activités politiques », au même titre que celles des hommes. Leur engagement politique est fréquemment plus indirect comme, par exemple, lorsqu’elles nourrissent, soignent ou abritent des personnes engagées politiquement, souvent des hommes. Cela a pour conséquence qu’elles entrent difficilement dans la définition classique « d’activité politique ». De ce fait, selon le cadre admis par la Convention de Genève (1951), elles ne peuvent pas prétendre à la protection pour danger en cas d’activité politique « indirecte » car elles ne se classent pas dans cette catégorie en théorie, bien que cela soit le cas en pratique.

Deuxièmement, les persécutions dont les femmes sont victimes sont considérées comme illégitimes pour prétendre à une protection parce qu’elles se déroulent généralement dans la sphère privée. Elles sont, le plus souvent, perpétrées par des acteurs non étatiques. Cependant, la sphère privée est à l’abri de la surveillance de l’État (Dividal, 2005). Par exemple, le cas des violences conjugales n’est perçu que dans très peu de pays comme un motif légitime de demande de protection internationale. En outre, parfois, les persécutions peuvent être considérées comme faisant partie de la culture propre du pays d’origine des femmes sollicitant une protection. Cela peut être le cas des mariages forcés ou de l’excision comme le montre cet exemple de la Grande-Bretagne. En 20053, la cours d’appel avait refusé l’octroi du statut de réfugiée à une femme du Sierra Leone menacée d’excision si elle retournait dans son pays en prétextant que l’excision faisait partie de la coutume du pays et que la majorité de la population locale l’acceptait comme une pratique normale (Freedman, 2008).

De plus, alors qu’en droit international, les États ont l’obligation de garantir une protection efficace et effective sans discrimination pour tous·tes les DPI, certaines mesures européennes actuelles discriminent tout de même les femmes. Par exemple, la Convention de Dublin (1990) est discriminante pour les personnes voulant introduire une demande concernant des persécutions liées au genre. En effet, cette Convention requiert que la demande de protection internationale ne puisse être effectuée que dans le premier pays de l’UE par lequel le·a migrant·e arrive, le pays d’entrée. Cependant, il existe des différences significatives dans la façon dont les États de l’UE traitent les demandes de protections internationales motivées par des persécutions liées au genre. Ces différences s’expliquent en fonction de la sensibilité partagée au sein du pays par rapport à ces questions.

Par ailleurs, l’Europe a établi une liste de « pays sûrs », c’est-à-dire une liste de pays considérés comme sans danger pour y vivre. A titre d’exemple, en Belgique en 2023, les pays suivants sont actuellement considérés comme des pays d’origine sûrs : l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la République de Macédoine du Nord, le Kosovo, le Monténégro, la Serbie et l’Inde. Les demandes de protection internationale de personnes issues de ces pays sont donc généralement rejetées d’office. Cependant, l’attribution du caractère « sûr » à un pays ne prend pas en compte la situation des droits fondamentaux des femmes dans celui-ci. Cela renforce la problématique concernant les persécutions spécifiques faites aux femmes qui se déroulent généralement dans la sphère privée (Freedman, 2008). En effet, certains pays sont désignés comme « sûrs » en raison de l’absence de persécutions publiques formellement organisées ou soutenues par l’État. Néanmoins, ces endroits peuvent connaître de fréquentes persécutions « privées » à l’encontre des femmes, sans que celles-ci puissent bénéficier d’une protection étatique contre ces actes. En outre, il est important de noter que la liste des pays sûrs n’est pas la même dans chaque État européen ce qui est un argument supplémentaire pour remettre en doute la pertinence de cette pratique : si les pays dits « sûrs » l’étaient réellement, pourquoi tous les pays européens ne peuvent pas se mettre d’accord sur une liste commune ?

C’est pour toutes ces raisons explique Freedman (2008) que les Conventions et législations internationales sur les réfugiés sont critiquées et remises en cause. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés réclame que le genre soit intégré comme motif de persécution dans la Convention de Genève relative au statut de réfugié·e. Pour l’instant, à ce jour, le genre reste absent des motifs de persécution possible selon la définition donnée par cette Convention. Pourtant, il est largement démontré que les persécutions liées au genre ont aussi des imbrications politiques, religieuses… figurant quant à eux dans les motifs présents dans la Convention.

Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a d’ailleurs publié, en 2008, ses « principes directeurs liés au genre » qui met en avant l’importance de la prise en compte du genre en matière de protection internationale. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés y définit le genre comme « les relations entre les femmes et les hommes basées sur des identités, des statuts, des rôles et des responsabilités qui sont définis ou construits socialement ou culturellement, et qui sont attribués aux hommes et aux femmes ». Ce texte à portée internationale, est souvent utilisé lors de recours pour faire valoir la dimension genrée spécifique des situations des demandeur·euse·s de protection internationale. Par ailleurs, existe aussi la Convention d’Istanbul, entrée en vigueur en 2014, qui vise à prévenir la violence envers les femmes, y compris la violence domestique, la violence sexuelle, la mutilation génitale féminine, le mariage forcé et le harcèlement. Ce texte représente également un outil utilisé par les avocat·e·s au cours des procédures.

…au sein des structures d’accueil

Par ailleurs, conformément à la loi du 12 janvier 2007 sur « l’accueil des demandeur·se·s d’asile et d’autres catégories d’étrangers », pendant le traitement de sa procédure, le·la demandeur·se·s de protection internationale dispose légalement d’un droit à « l’accueil ». En réalité, la loi du 12 janvier 2007 transpose en droit belge les directives 2003/9/CE et 2013/33/EU de l’Union européenne. Ces directives fixent des normes minimales sur les conditions d’accueil des demandeur·se·s de protection internationale et permet d’harmoniser celles-ci dans les différents États membres. L’État belge s’est donc engagé à assumer l’accueil des personnes en demande de protection internationale, leur assurant de mener une vie conforme à la dignité humaine. L’accueil comprend, non seulement, une aide matérielle (hébergement, nourriture, vêtements, allocation journalière…) mais également, un accompagnement juridique, social, médical et psychologique. Cette aide est assurée principalement au sein de structures d’accueil communautaires gérées par l’instance fédérale Fedasil ou par ses partenaires. Cet appui n’est pas obligatoire ni systématique mais est demandé dans la grande majorité des cas.

Cependant, depuis l’été 2008, dans les faits, ce droit n’est plus assuré pour tous·tes en raison d’une saturation du réseau d’accueil (Carion et al., 2010). La crise actuelle, en termes d’accueil (Calabrese et al., 2022), est liée, d’une part, à une augmentation des demandes et d’autre part, à l’absence de volonté politique à favoriser un accueil qualitatif aux personnes demandeuses de protection internationale. Cette crise complique donc l’obtention de ce droit entre autres à l’hébergement. Le centre d’arrivée du Petit Château à Bruxelles, sélectionne à qui les places sont attribuées, en fonction de critères de vulnérabilité. Les personnes plus fragiles, comme les personnes malades, psychologiquement instables, traumatisées, ou blessées, sont prioritaires, ainsi que les femmes, les enfants et les familles. Les hommes isolés sont donc en fin de liste.

Lors de leur arrivée sur le territoire belge, et spécialement dans des centres d’accueil, les demandeuses ont, comme l’ensemble des personnes en cours de procédure pour l’obtention du statut de réfugié, droit à un suivi médical et psychologique. Cela peut permettre à ces dernières d’être prises en charge pour les violences spécifiques à leur condition féminine. Par exemple, il existe un seul centre spécialisé dans l’accueil des victimes de violences de genre en Belgique. Ce centre accueille les demandeur·deuse·s de protection internationale les plus vulnérables ayant subi des violences de genre que ce soit dans leur pays d’origine, sur le parcours d’exil ou en Belgique : exploitation sexuelle, mariage forcé, excision, restrictions liées à leur statut de femme…. Y sont assurées d’un suivi individuel ainsi que des ateliers collectifs et des formations renforçant le bien-être, le sentiment de sécurité ainsi que la connaissance des femmes en matière de santé et de droits fondamentaux. Cependant, dans la plupart des centres de Belgique, aucun suivi similaire n’est mis en place. Les personnes ayant subi des violences de genre ne sont donc généralement pas suffisamment suivies et leur arrivée en Belgique ne signifie pas le bout de leur peine…

Focus sur le cas des mères au sein des centres d’accueil collectif

Les femmes migrantes ont une sorte de privilège car elles sont considérées comme prioritaires concernant les places au sein des structures d’accueil. Si l’État belge semble privilégier le statut de femme et de mères concernant le droit à l’accueil des demandeur·se·s de protection internationale, qu’en est-il réellement au sein de la vie quotidienne du centre ?

C’est dans ce contexte que j’ai voulu m’intéresser au cas des femmes migrantes dans leur dernière étape de leur parcours migratoire : l’attente en vue de l’obtention de leur statut de réfugiée dans le pays dans lequel elles ont fait la demande. Pour ce faire, j’ai réalisé un travail de terrain pendant 3 mois intensifs (précédé de 2 mois d’observations hebdomadaire préliminaire) au sein de l’un des centres d’accueil collectif pour demandeur·se·s de protection internationale dans la province de Liège. J’ai intégré le centre d’accueil en tant que stagiaire dans l’équipe de la polyvalence. Dans le cadre de ce terrain ethnographique, j’ai appliqué la méthodologie de l’observation participante (Olivier de Sardan, 1995). J’ai essayé, le plus possible, de partager du temps avec les résident·e·s tout en accomplissant les tâches qui m’étaient assignées par l’équipe et la direction. Le but de ma recherche était d’être en interaction maximale avec les résident·e·s pour pouvoir mieux appréhender leurs vécus du « temps d’attente » (Kobelinsky, 2010) ainsi que les dimensions de pouvoir (tant entre résident·e·s-collaborateur·rice·s qu’entre résident·e·s entre eux·elles) qui se cachaient au sein des interactions dans l’institution. En raison de mes intérêts personnels, j’ai construit davantage de relations privilégiées avec les mères habitant au centre. J’ai pu m’intégrer parmi elles, dans une certaine mesure, au fur et à mesure des moments partagés avec elles, ensemble. De manière plus pointue encore, mon travail de recherche s’est donc principalement focalisé sur le vécu de ces femmes au sujet de leur maternité au sein du centre et surtout comment cette maternité pouvait influencer leur temps d’attente ?

En toutes circonstances, l’arrivée d’un enfant est source de changement majeur dans la vie d’une femme. Dans un contexte migratoire, elle constitue tout à la fois un défi susceptible de fragiliser la mère, mais également potentiellement pour elle, une source de résilience exceptionnelle. Grâce à mon travail de terrain, j’ai pu constater ces deux dimensions contradictoires simultanément en jeu dans le contexte de la maternité (Meert, 2023).

D’abord, les enfants et nouveau-né·e·s, constituent pour les mères, une raison d’espérer et de garder la tête hors de l’eau. Les jeunes mamans expliquent qu’elles gardent le courage de subir le temps d’attente affreusement long ainsi que les injonctions propres la procédure (rendez-vous, règles de vie commune au sein du centre, interrogatoires qui leur font revivre des traumatismes qu’elles auraient préféré oublier, etc.) dans l’espoir qu’une obtention de statut permette à leur enfant d’avoir une vie meilleure par rapport à la leur.

Ensuite, les mères que j’ai pu rencontrer sont unanimes. Leur bébé les occupe, leur apporte de la joie, leur permet de penser à autre chose que leur condition de vie difficile au sein du centre et de ne pas tomber dans un ennui trop important (Kobelinsky, 2010). En effet, leurs journées sont rythmées par les besoins de leur(s) enfant(s) (tétée, lavage, changement de couches, conduire et rechercher l’enfant à l’école, devoirs scolaires…). Ces derniers leur permettent d’avoir des repères temporels et des impératifs à remplir qui permettent de ne pas tomber dans « l’indissociation du temps » (Cunha, 1997). Par exemple, pour des mères ayant des enfants scolarisés, leur temporalité sera liée à l’éducation et à la scolarité de leur(s) enfant(s) : se lever pour préparer à manger, conduire l’enfant à l’école (lorsqu’elle n’est pas trop loin) ou amener l’enfant à la navette scolaire prévue par le centre, attendre le retour de l’enfant, l’aider à faire ses devoirs si elle en a les capacités…

Cependant, j’ai pu observer que cet avantage d’occuper les mères à plein temps peut aussi se retourner contre elles à différents moments. Par exemple, lorsqu’elles veulent construire un avenir professionnel grâce à des formations, des études supérieures ou des cours de langues. Ou lorsqu’elles veulent pouvoir aller travailler pour obtenir davantage d’autonomie financière par rapport au centre. Ou encore lorsqu’elles veulent participer à des activités extérieures gratuites proposées par les collaborateur·rice·s du centre dans le but de se divertir. Pour pouvoir accéder à ces différentes ressources et opportunités (formation, cours de langue, travail communautaire, activités) les mères doivent être en mesure de faire garder leur enfant. Le centre dans lequel j’ai réalisé mon terrain ethnographique ne disposait d’aucun dispositif4 tel qu’une crèche ou une garderie à cet effet. De ce fait, les mères célibataires doivent s’appuyer exclusivement sur la solidarité intra-institution, interrésidentes. J’ai pu observer des pratiques d’entraide où les mères s’occupaient à tour de rôle des enfants d’une (ou de plusieurs) chambre(s) pour pouvoir se dégager du temps individuel, du temps « pour soi ». Cependant, cette absence de soutien à la maternité organisé collectivement cantonnait la majorité des mères à des tâches strictement éducatives et de soins à leur(s) enfant(s).

De plus, j’ai pu observer qu’en étant enceinte ou en ayant des enfants, les femmes accèdent au statut de mère qui leur confère dans les faits au centre certains « privilèges », c’est-à-dire des exceptions aux règles, et ce, dès l’annonce de la grossesse. Comme par exemple, enregistrer leurs badges en dehors des heures prévues, obtenir une rencontre avec leur assistant·e social·e dans des horaires décalés, avoir la priorité sur des contrats de travail communautaires, etc. Ce type de comportement s’apparente à des pratiques de discrimination positive. En lien avec les travaux de Virole-Zajde (2016), la maternité peut devenir pour ces femmes un moyen d’être davantage reconnues par l’équipe de collaborateur·rice·s du centre. En effet, lorsqu’une femme arrive seule avec un enfant ou qu’une femme tombe enceinte au centre, l’attention est automatiquement portée sur elle, elle se démarque de la masse des autres résident·e·s. Ces privilèges peuvent s’observer dans les « small talk » (papotages) qui se déroulent dans les couloirs : « on demande « ah comment ça va ? », on s’attarde beaucoup plus sur comment la personne se sent quand elle a un bébé qu’une femme seule » (entretien, collaboratrice du centre d’accueil spécialisé dans l’accueil des femmes victimes de violences de genre, 12/05/2023). Cependant, cet intérêt particulier est majoritairement orienté vers l’enfant et la vie familiale plutôt que vers l’état des mères de manière individuelle : « on se préoccupe pas beaucoup de la personne derrière le bébé » (entretien, collaboratrice du centre d’accueil spécialisé dans l’accueil des femmes victimes de violences de genre, 12/05/2023). Cela peut réduire la femme uniquement à son statut de mère.

Ces éléments mettent en avant à quel point la présence d’un enfant – malgré l’ensemble des points positifs que cela peut apporter – peut empêcher la personne responsable, souvent la mère dans le cas présent, de se consacrer à d’autres activités que l’éducation des enfants. Cela peut entrainer la mère dans une spirale d’isolement où elle reste majoritairement au centre pour s’occuper de son enfant, ne participe pas à des formations qui pourraient lui permettre de trouver du travail, ne participe pas à des activités extérieures qui lui permettraient de se sociabiliser… Cela ne permet pas aux mères d’apprivoiser la vie sociale belge et à terme complique potentiellement leur intégration dans la société d’accueil. Finalement, l’ambivalence de ce rôle de mère et toutes les obligations que cela implique ajoute sur les épaules de ces mamans un poids supplémentaire. Alors que ces femmes migrantes ont souvent rencontré énormément de difficultés tout au long de leur parcours migratoire, du pays d’origine jusqu’au pays d’accueil, elles continuent de subir des discriminations en Belgique. Les structures d’accueil devraient normalement être un endroit où il leur est permis de souffler un peu. Pourtant, dès leur arrivée dans les centres d’accueil, un autre combat commence : celui de vivre sa maternité au sein de telle structure. La maternité ajoute à la condition féminine, déjà précaire, une fragilité supplémentaire qui rend la vie de ces femmes plus difficile à gérer. La souffrance ne s’arrêtera pas pour elles, même dans le meilleur des cas c’est-à-dire si elles obtiennent leur statut de protection internationale.  En effet, en sortant du centre elles rejoindront probablement le grand groupe de mères en Belgique qui rencontrent des difficultés au quotidien telle qu’être sans ressource financière, avec plusieurs enfants, ne pas avoir accès à des soins, avec toutes les conséquences que cela implique encore d’avantage si elles fondent une famille monoparentale…

Conclusion

Au vu de tout ce qui a été énoncé précédemment, il semble important de revenir sur quelques points centraux. D’abord, il est nécessaire dans une perspective intersectionnnelle de reconnaitre l’accumulation des diverses formes de persécutions et de dominations vécues au quotidien, non seulement par les femmes migrantes, mais également par les femmes en général. En effet, l’ambivalence inhérente à la maternité touche toutes les mères en situation de précarité, qu’elles soient migrantes ou non.

En outre, comme le plaide notamment Freedman (2008), dans le cadre des demandes de protection internationale, les dispositifs légaux devraient davantage prendre en compte la sphère privée afin de favoriser la reconnaissance des violences « privées » vécues par les femmes et leur rôle actif dans la sphère politique.

Enfin, il serait également bénéfique pour les femmes migrantes de modifier la Convention de Dublin (1990) afin qu’elles ne soient pas soumises à l’obligation de devoir introduire leur demande dans le pays où elles arrivent, mais bien dans le pays de leur choix qui leur semble le plus susceptible d’être réceptif aux motifs de leurs persécutions spécifiques. Une alternative serait d’harmoniser l’attitude des pays de l’Union Européenne à cet égard. Cette alternative bien que séduisante, me parait cependant moins réaliste car chaque pays a sa propre histoire et a construit ses propres sensibilités à cet égard en fonction de sa culture.

De plus, la Convention de Genève devrait elle aussi, être retravaillée à la lumière du travail réalisé par le Haut-Commissariat des Nations Unies dans ses « principes directeurs liés au genre ». L’inclusion du genre dans les motifs présents dans la Convention de Genève (race, religion, nationalité, appartenance à un certain groupe social, opinions politiques) parait indispensable pour un traitement plus juste des demandes. Devidal (2005), conseiller politique au sein du Comité international de la Croix-Rouge, soutient cette idée et souligne que la Convention de Genève (1951) a été construite sur la base d’expériences et de modèles masculins. Ce texte est donc inadapté à la situation de la plupart des femmes. Ce qui, finalement, les discrimine. Il recommande donc que la protection des femmes soit un sujet auquel on accorde plus d’attention dans les textes légaux fondamentaux (Devial, 2005).

Illustration

Illustration analyse Elisa Meert

Image générée par DALL-E


Notes :

¹ Les directives européennes 2013/32/UE et 2013/33/UE ont changé la terminologie en changeant le terme demandeur d’asile en demandeur de protection internationale. Ces directives ont été transposées en droit belge par les lois du 21 novembre 2017 et du 17 décembre 2017. Cependant, tout est entré en vigueur le 22 mars 2018. La raison pour laquelle ce changement de terminologie a été effectué est une volonté que le terme « demandeur de protection internationale » reprenne le statut de réfugié mais aussi celui de protection subsidiaire. Davantage d’explications sont disponibles sur le site du CGRA : https://www.cgra.be/fr/actualite/transposition-de-la-directive-procedure-dasile?fbclid=IwAR1RZdRPAq0jBkRfNbIlMfkzYNee-Wal1Jv_ed0CbRSeUxVBV-x5u39YYAk

² L’entièreté du texte est disponible sur le site du CGRA : https://www.cgra.be/sites/default/files/content/download/files/convention_de_geneve.pdf

3 Après la publication de l’article référencé, des pratiques légales ont été modifiées, notamment avec l’introduction de la « protection subsidiaire ».

4 A noter que le projet de mettre en place une crèche était dans les objectifs de l’année du centre. Cela démontre que l’institution se rendait donc bien compte que cette situation n’était pas confortable pour les parents célibataires


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Vers un avenir durable : comprendre et encourager le changement écologique – Analyse

 


Une analyse de Claire DE GREVE, institutrice primaire, diplômée en Sciences de l’éducation de l’Université de Liège. 

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La sphère médiatique résonne de termes tels que désastre écologique, crise environnementale, sècheresse extrême, perte de biodiversité, écoanxiété… Des mots qui, à force d’être répétés, semblent perdre leur sens pour certains d’entre nous. Entre l’inertie climatique aux retombées différées et la frénésie de notre quotidien moderne, agir concrètement pour répondre à ces enjeux climatiques peut sembler décourageant. Pourtant, face à ces défis qui sculptent notre présent et conditionnent notre avenir, il devient crucial de se questionner sur notre capacité à réagir de manière efficace.

Cette constatation partagée ouvre une voie essentielle : comment encourager et soutenir ces changements cruciaux ? Explorer les mécanismes et les étapes du changement et en comprendre son processus, non seulement pour soi-même mais aussi pour guider les autres, devient un levier d’action précieux pour tous les acteurs du changement.

Afin de mieux cerner les rouages du changement écologique, plongeons-nous dans l’exploration des étapes du processus de transformation comportementale. Le changement, défini comme la modification d’un état à un autre, engendre une évolution des comportements individuels. Généralement, les individus adoptent un comportement particulier dans le cadre d’une démarche personnelle plus ou moins structurée, mais finissent par l’abandonner quelques temps après. Mais alors, comment maintenir un changement de comportement dans la durée ?

Pendant plus de vingt ans, les chercheurs Prochaska et DiClemente se sont intéressés au processus de changement comportemental, et ont ainsi développé le « modèle transthéorique du changement », également connu sous le nom de « modèle des stades du changement ».

Ce modèle stipule que le changement de comportement suit une séquence d’étapes chronologiques bien définies : la pré-contemplation, la contemplation, la préparation, l’action, le maintien et la terminaison. Pour illustrer de modèle, prenons le cas d’une personne souhaitant amorcer une transition vers un mode de vie plus écologique en privilégiant une alimentation locale et de saison.

Modèle de Prochaska, DiClemente & Norcross (1992)Analyse Claire De Grève

Modèle de Prochaska, DiClemente & Norcross (1992)

 

Durant le stade de la pré-contemplation, l’individu n’est pas conscient de la nécessité de changer son comportement et il n’a donc pas l’intention de le modifier. En effet, il peut ne pas considérer son comportement comme problématique et être alors résistant à toute suggestion de changement. Dans ce cas-ci, la personne ne perçoit pas l’urgence de modifier ses habitudes alimentaires et s’oppose à toute idée de changement en maintenant ses pratiques habituelles.

La contemplation représente le moment durant lequel l’individu prend conscience de son comportement problématique et commence à envisager le changement, pesant les avantages et les inconvénients de l’adoption d’un nouveau comportement. La personne commence alors ici à percevoir les problèmes liés à son alimentation et à envisager sérieusement un changement. Elle évaluera alors l’impact d’un changement de filière d’approvisionnement sur son portefeuille et son organisation quotidienne. À ce stade, on peut envisager de proposer des témoignages de personnes ayant opéré cette transition, et pour lesquelles cette nouvelle approche s’intègre harmonieusement dans la vie quotidienne. De plus, des comparaisons de prix entre les produits issus de filières « classiques » et ceux provenant de circuits courts peuvent être proposées afin de déconstruire l’idée préconçue d’une augmentation systématique des coûts. Cette étape peut être comparée avec le modèle de changement proposé par Lewin. En effet, celui-ci démontre qu’avant que le changement ne s’effectue, la situation semble relativement stable. En réalité, des forces qui poussent au changement, appelées forces propulsives, et d’autres qui poussent à la stabilité, appelées forces restrictives, s’équilibrent et sont en tension permanente.

 

Schématisation des forces propulsives et restrictives de Faulx (2021)Analyse 2024 Claire De Grève

Schématisation des forces propulsives et restrictives de Faulx (2021)

 

La préparation marque le moment durant lequel la personne a l’intention de modifier son comportement, se préparant mentalement et émotionnellement à ce changement. Elle a généralement un plan d’action et peut commencer à envisager des actions concrètes telles qu’établir une liste de producteurs locaux, rejoindre des groupes ou des communautés en ligne partageant des informations sur les produits de saison, participer à des événements ou des ateliers sur la cuisine locale et de saison, …. Selon Lewin, pour quitter l’état de stabilité dans lequel l’individu se retrouve, il faudra dégeler le système en libérant les forces qui s’équilibrent. Il existe deux façons de faire : ajouter des renforcements aux forces propulsives ou en supprimer les freins au changement et donc supprimer des forces restrictives. Pour favoriser davantage le changement, il serait plus efficace d’alléger les forces restrictives. En effet, plus on ajoute de forces propulsives, plus l’équilibre sera tendu et résistant, car les forces anti-changement se renforceront également. Au contraire, si l’on retire des forces restrictives, l’équilibre s’assouplira et on s’épuisera moins. Si l’on s’intéresse au fonctionnement des filières d’approvisionnement, la commodité offerte par les supermarchés traditionnels pour s’approvisionner rend difficile le changement vers d’autres filières, ce qui peut constituer une contrainte considérable pour la vie quotidienne. Il est dès lors crucial pour les réseaux de distribution alimentaire locaux de réduire au maximum cette contrainte, en proposant une gamme variée de produits, permettant ainsi aux consommateurs d’effectuer l’ensemble de leurs achats au même endroit et réduisant ainsi les forces restrictives de leur changement.

L’action est l’étape durant laquelle des actions concrètes sont mises en œuvre pour changer le comportement considéré comme problématique. C’est durant cette étape que les individus courent le plus grand risque de retomber dans leurs comportements antérieurs, ce qui fait de cette étape la moins stable du modèle. Selon certains chercheurs, elle constitue l’une des étapes les plus cruciales du processus de changement de comportement car l’individu doit surmonter l’inertie et l’indifférence causées par ses habitudes de vie, ce qui peut constituer la plus grande barrière à surmonter. À ce stade, la personne pourrait alors en venir à ajuster son cadre de vie pour intégrer de nouvelles pratiques alimentaires. Cette étape peut être mise en lien avec l’étape du dégel et du changement de Lewin. En effet, durant l’étape du dégel, la personne va progressivement abandonner ses routines, ses modes de pensées ou ses comportements, tels que sa consommation de produits provenant de loin ou hors saison. Elle arrête donc de perpétuer l’équilibre dans lequel elle se trouvait pour en envisager un autre. Cela implique donc de fragiliser ou de déconstruire l’équilibre initial. L’étape de l’action peut également être représentée par l’étape du changement de Lewin car c’est durant cette étape que les points de vue évoluent et que la perception de la réalité se modifie. Cette étape permet l’émergence de nouveaux comportements.

Par la suite, durant l’étape du maintien, la personne adopte le nouveau comportement désiré et tente de le maintenir à long terme. Elle peut faire face à des défis tels que les rechutes et ainsi être tentée de retomber dans ses anciennes habitudes alimentaires. Il faut dès lors continuer à renforcer son comportement pour le maintenir. Cette étape se termine lorsque le sujet n’est plus exposé au risque de retomber dans son comportement antérieur. Cela peut être mis en lien avec la dernière étape du modèle de Lewin, à savoir l’étape de la recristallisation. En effet, c’est lors de cette étape qu’un nouvel état d’équilibre fait surface. Des sentiments de confusion et d’incompétence peuvent apparaitre car cette nouvelle configuration du système amène à l’inconnu et donc à l’inexpérience.

Enfin, la terminaison marque l’aboutissement du changement, dans laquelle la personne n’est plus tentée de retourner à son comportement antérieur. Elle ne ressent alors plus le besoin de maintenir activement le comportement désiré et peut ainsi continuer à vivre sans y penser.

Cependant, il est important de noter que la progression à travers ces stades n’est pas toujours linéaire, comme l’indique le nouveau modèle spiralaire des stades du changement comportemental. En effet, cette progression suit un procédé cyclique, qui varie d’un individu à l’autre. Ce nouveau modèle, appelé « le modèle en spirale des stades du changement de comportement » indique que les sujets peuvent redescendre aux niveaux précédents en raison d’échecs temporaires ou de rechutes. Ces régressions ne signifient cependant pas nécessairement un échec complet. Au lieu de cela, les individus peuvent réutiliser les compétences acquises lors des étapes précédentes pour atteindre leurs objectifs, ce qui rend ainsi la progression au stade suivant plus rapide qu’auparavant. De plus, les individus peuvent vivre des processus différents pour passer d’un stade à l’autre. Certaines personnes peuvent passer rapidement par les stades, tandis que d’autres peuvent prendre plus de temps. L’important est de respecter le rythme de chacun.

 

Modèle en spirale des stades du changement de comportement adapté de Prochaska, DiClemente & Norcross (1992)Analyse 2024 Claire De Grève

Modèle en spirale des stades du changement de comportement adapté de Prochaska, DiClemente & Norcross (1992)

Le choix de ce modèle spiralaire s’est avéré être plus adapté, car il prend en considération les obstacles potentiellement rencontrés lors du processus de modification de comportement. Cette adaptation du modèle permet une meilleure compréhension des retours dans les étapes précédentes et des différences individuelles constatées.

De manière générale, il est important de préciser que deux conditions permettent de favoriser le changement. La première indique qu’il faut avoir le sentiment d’avoir pris la décision soi-même. Un individu sera plus à même de maintenir un comportement souhaité s’il sent qu’il n’a pas été contraint par une tierce personne. La deuxième condition stipule qu’il faut s’appuyer sur ses groupes d’appartenance. Le changement doit être en accord avec le groupe auquel l’individu se réfère et que celui-ci supporte le projet. La place du groupe est donc primordiale dans le processus du changement. L’individu n’acceptera de changer que si cela suit la logique d’évolution des normes sociales collectives.

En conclusion, cette modélisation du changement met en lumière la dialectique entre le changement individuel et les changements systémiques : en l’absence de filière d’approvisionnement en circuits courts, la contrainte quotidienne devient trop pesante pour beaucoup, les empêchant ainsi de privilégier des produits locaux dans leur alimentation. Parallèlement, en l’absence de nouvelles normes sociales qui placent l’écologie au cœur des priorités et qui considèrent les filières de circuit long comme une aberration environnementale, il devient difficile, voire socialement contraignant, de modifier ses habitudes de consommation. Cette dualité entre les changements individuels et systémiques souligne l’importance d’une approche globale pour favoriser l’adoption de comportements plus durables et ancrés localement.

 


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Faulx, D. (2021). Apprentissage et développement de l’adulte en formation – présentation générale [document inédit]. Université de Liège

Faulx, D. (2019). Kurt Lewin et l’accompagnement du changement. Dans P. Carré et P. Mayen (dir.), Psychologies pour la formation (pp. 35-54). Dunod

Prochaska, J.O. & DiClemente, C.C. (1982). Transtheorical therapy toward a more integrative model of change. Psychotherapy: Theory, Research and Practice, 19(3), 276-287.

Prochaska, J.O., DiClemente, C.C. & Norcross, J.C. (1992). In search of how people change : Applications to addictive behaviors. American Psychologist, 47(9), 1102-1114.

 

Sécheresse et abandon scolaire : enjeux et défis de l’éducation en situation d’urgence dans le Grand Sud, Madagascar – Analyse

 


Une analyse de Lila Norolalaina RANDRIANANDRASANA, Diplômée en master de spécialisation en gestion des risques et des catastrophes à l’ère de l’Anthropocène, de l’Université de Liège – Cheffe du Service de la Gestion des Risques et des Catastrophes, Ministère de l’Education Nationale, Madagascar.

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Décembre 2021, une nouvelle saison d’urgence est déclenchée à Madagascar. La sécheresse a provoqué une crise alimentaire d’une ampleur telle, que cela a fait l’objet d’un appel à l’aide internationale. Les médias relaient l’information en la mentionnant comme étant la « pire des sécheresses depuis 40 ans », ayant fait plus d’un million de victimes dont 500.000 enfants en urgence alimentaire, de protection et d’éducation.

Sécheresse, catastrophe de l’Anthropocène1

L’on qualifie d’« aléa », un évènement d’une intensité donnée, susceptible de se produire, résultant d’un processus naturel, technologique ou social. L’on qualifie en revanche de « risque » l’éventualité ou la probabilité d’occurrence de cet évènement. Le risque de catastrophes, de l’ordre du probable, est défini comme le produit de l’aléa dans un milieu vulnérable. Cette vulnérabilité prend différentes formes dans le temps et dans l’espace (Rakotoarisoa et al., 2019) : la vulnérabilité biophysique, exprimant essentiellement les dommages matériels, la vulnérabilité territoriale, une autre manière de l’appréhender, s’apprêtant à l’identification des espaces dommageables ainsi que des lieux stratégiques et enfin la vulnérabilité sociale qui se fonde sur la capacité du capital humain, de manière individuelle ou collective à anticiper l’aléa et à y faire face (Pigeon, 2012 in Rakotoarisoa et al., 2019).

La sècheresse figure parmi les catastrophes de l’Anthropocène et constitue un risque en constante augmentation avec le changement climatique (Gjerdi et al., 2019). La notion de « sécheresse », renvoie à une combinaison de situations socio-météorologiques dans laquelle des pénuries d’eau mettent à rudes épreuves les systèmes humains et ceux liés aux moyens de subsistance (Heinrich & Meghan, 2020). Leur évolution est fonction en grande partie des caractéristiques de ces systèmes humains.

Le grand sud de Madagascar, splendeur et décadence…

Le grand Sud de Madagascar est constitué de trois régions : Androy, Anosy et Atsimo Andrefana. C’est au cœur de ce complexe régional semi-aride que sont situées les courbes tortueuses des massifs de l’Isalo, faisant le renom du grand sud malgache. Le vent, la pluie et le temps ont convenu de sculpter les formations gréeuses en un massif ruiniforme sillonné de canyons profonds, classé patrimoine mondial de l’UNESCO. A l’exception des lémuriens, qui se sont adaptés aussi bien dans les forêts humides de l’Est que dans la savane du bush, les espèces que l’on y rencontre y sont endémiques. Aloès, euphorbes, kalanchoés et grenouilles aux motifs colorés habitent les escarpements rocailleux.

 

Entrée de la ville de Saint Augustin, TuléarAnalyse Lila Norolalaina RANDRIANANDRASANA

Entrée de la ville de Saint Augustin, Tuléar

Contrastant fortement avec cette richesse naturelle, le grand Sud de Madagascar est également fort connu pour sa vulnérabilité à la sècheresse et ses impacts, notamment l’insécurité alimentaire et nutritionnelle. La sécheresse en particulier peut affecter l’allocation des ressources des ménages et les décisions de scolarisation, tout en exposant les individus au stress et à l’incertitude (Cotton, 2020). Dans le domaine spécifique de l’Education, en présence de sécheresse, les individus atteignent environ un quart d’année d’éducation en moins et la probabilité d’avoir une éducation quelconque est réduite d’environ 3% (Mariussen, 2021).  Entre 1985 et 2022, 13 épisodes de sécheresses suivies de disettes ou de famines ont été répertoriés dans le grand Sud de Madagascar (EMDAT 2023). Selon Marchetta et al, (2018), les déficits pluviométriques réduisent pour les jeunes étudié·es dans la cohorte du Sud de Madagascar, la probabilité d’aller à l’école. Les ménages les moins riches sont les plus susceptibles de connaître cette transition école-travail et déscolariser les enfants est une forme d’adaptation de la communauté aux impacts de la sécheresse par peur de laisser les enfants aller à l’école sans avoir mangé, ou pour aider la famille à subvenir à ses besoins en travaillant dans les champs. Bien que très peu d’études sur l’impact de cette sécheresse sur les filles et les garçons aient été conduites, cette dernière raison touche plus spécifiquement les garçons que les filles (Deleigne, 2009). Les facteurs qui expliquent cette déscolarisation des enfants sont l’indice de la sécheresse, le revenu des ménages ainsi que l’importance de l’impact de la sécheresse que le ménage ait eu à subir (Randrianandrasana, 2023).

La migration interne est également l’une des stratégies que la population du sud de Madagascar adopte pour survivre et reproduire leur système de production. Il s’agit d’un phénomène de société associé à la menace chronique de la sécheresse et de la famine dans le Sud (Mercandalli, 2018). Ces dernières décennies, l’on note en effet une amplification du phénomène de déplacements internes et l’OIM fait état de 11.149 personnes déplacées internes dans le sud de Madagascar de 2009 à 2018 dont 4.912 personnes déplacées par la sècheresse soit 52% des personnes déplacées internes (OIM, 2018). Les enfants, en particulier, sont confronté·es à des obstacles pour accéder à une éducation de qualité, sans avoir la garantie de pouvoir retourner à l’école en rejoignant une destination plus sûre (OIM, 2022). S’il existe peu d’études quantitatives sur les migrations enfantines, les liens entre migration des enfants et scolarisation sont encore moins documentés (Deleigne et Pilon, 2011).

 

Marché de Saint-Augustin Analyse Lila Norolalaina RANDRIANANDRASANA

Marché de Saint-Augustin

L’éducation sauve des vies

Le plus souvent, lorsque les médias relaient l’occurrence des évènements de « Kéré2», ils sont généralement perçus tels des incidents ponctuels qui vont se résorber d’eux-mêmes avec l’aide internationale. L’on considère le plus souvent que lorsque les soins et les rations alimentaires auront été distribués, l’urgence humanitaire est « contrôlée ». Mais en réalité, les impacts de la sécheresse, « les kérés », sont bien plus problématiques et cela est d’autant plus vrai en matière d’Education, car la réintégration d’un·e enfant qui est sorti·e du cursus scolaire est toujours difficile. En effet, l’on ne met pas assez en emphase les impacts de ces évènements hydrométéorologiques sur l’Education sur le long terme, surtout que ces évènements sont voués à se multiplier et à s’intensifier dans le contexte du réchauffement et du changement climatique. Pourtant, avant, pendant et après les situations d’urgence, l’école peut servir de plateforme intégrée pour les enfants où elles·ils pourront avoir accès à la nourriture, à l’eau potable, à l’assainissement, à divers soins médicaux ainsi qu’à un soutien psychosocial tout en étant protégé·es et en continuant à apprendre à se développer. Sur le long terme, des études ont montré que peu d’investissements peuvent être aussi rentables que l’investissement dans le capital humain et l’éducation, qui, dans certains pays à revenu faible ou intermédiaire, a des rendements de 10 fois supérieur à celui de l’investissement dans le capital physique (Behrer et al., 2023). L’éducation est de ce fait un puissant moteur de développement qui est menacé par le changement climatique et le devenir de ces enfants y est fortement conditionné. D’ailleurs, le rapport de synthèse du GIEC affirme qu’il « est sans équivoque que l’influence humaine a réchauffé l’atmosphère, l’océan et la terre, avec une responsabilité historique des pays développés et une part croissante des pays asiatiques et du Pacifique », aux noms des sacro saints productivisme et consumérisme. Et les indices et rapports documentant et évaluant la crise écologique et économique attestent à l’unisson qu’elles frappent en premier les régions et les populations les plus vulnérables et affectent bien davantage les pays du Sud que du Nord (Duterne, 2020).  Autrement dit, les pays industrialisés ont entre leurs mains l’immense pouvoir de faire en sorte que la situation change pour ces enfants ou de faire le choix indirect de continuer à les maintenir dans un cercle vicieux de précarité qui perdurera même au-delà de la crise humanitaire.

Système intégré d’alerte et d’actions précoces en sécheresse-insécurité alimentaire en milieu scolaire

C’est ainsi qu’anticiper les impacts de la sécheresse revient à renforcer les capacités humaines et institutionnelles, à assurer l’accès aux informations pertinentes d’alerte rapide qui aideraient à la prise de décisions et permettraient aux interventions et actions anticipatoires d’atteindre le « dernier kilomètre ». Il s’agit de recenser les communautés vulnérables, d’y associer un système de monitoring des paramètres climatiques et physiques des risques de sécheresse et à intégrer l’ensemble de ces composantes dans un dispositif proactif de gestion de la sécheresse en milieu scolaire. Un tel système jouera un double rôle : mitiger/anticiper les impacts de la sécheresse et proscrire l’abandon scolaire.

 

Enfants cherchant de l’eau en creusant dans le lit du fleuve Fiherena (1) Analyse Lila Norolalaina RANDRIANANDRASANA

 

Enfants cherchant de l’eau en creusant dans le lit du fleuve Fiherena (2) Analyse Lila Norolalaina RANDRIANANDRASANA

Enfants cherchant de l’eau en creusant dans le lit du fleuve Fiherena

A cet égard, les activités anticipatoires peuvent être de deux ordres : aider la communauté éducative à résister à la sécheresse dans une première fenêtre d’actions sensées soutenir les moyens d’existence telles que la distribution de semences climato résilientes ou le soutien des jardins scolaires ou de champs écoles. Et dans un second temps, mitiger les impacts de la sécheresse tels que l’insécurité alimentaire lors de fenêtre d’actions vouées au soutien du seuil de survie telle que le renforcement des cantines scolaires. Dans un contexte où les tendances futures sont au renforcement et à l’intensification de la sécheresse pour le Sud de Madagascar (CPGU, 2012), il est alors primordial de mettre l’accent sur un processus d’autonomisation de ces établissements scolaires afin de s’assurer que les systèmes éducatifs soient équipés non seulement pour protéger les enfants et leur droit à l’Education, mais également pour ne plus dépendre des aides et des différentes injonctions qui conditionnent leurs utilisations dans son acquisition de la résilience. Mais au-delà de toutes ces préoccupations, le droit climatique de ces enfants est une question qui nous incombe à tous·tes.

 


Notes

¹ L’Anthropocène marquerait la sortie de l’holocène, durant laquelle les températures clémentes ont permis le développement de l’espèce humaine. Cette nouvelle époque caractérise l’impact que l’homme a sur la terre. Le prix Nobel de chimie, Paul Joseph crutzen  et le biologiste Eugène Stoermer popularisent ce terme au début du XXIe siècle.

² Kere signifie dans le dialecte antandroy « famine » ou « être affamé ».


Bibliographie

Behrer, P., Holla A., 2023. Education et changement climatique : le rôle crucial de l’investissement dans l’adaptation.

Cotton, C., 2020. Impact of a Severe Drought on Education : More Schooling but Less Learning. https://www.econ.queensu.ca/sites/econ.queensu.ca/files/wpaper/qed_wp_1430.pdf

Cellule de prévention et d’appui à la Gestion des Urgences (CPGU), Madagascar, 2012. Atlas de la vulnérabilité sectorielle de la région Atsimo Andrefana. https://www.resiliencemada.gov.mg/catalogue/#/document/529

Duterne B., 2020. Les cinq dilemnEt  de la crise écologique. Alternative Sud, Vol 27 – 2020 / 7.

Gjerdi, H. L., Gunn, T., Mishra, A., Pulwarty, R. S., & Sheffield, J., 2019. Drought in the Anthropocene. https://nora.nerc.ac.uk/id/eprint/527283/1/N527283BK.pdf

Heinrich, D., & Bailey, M., 2020. Forecast-based Financing and Early Action for Drought – Guidance notes. https://www.anticipation-hub.org/Documents/Manuals_and_Guidelines/Guidance-Notes-A-Report-on-FbA-for-Drought_by_RCCC.pdf

Marchetta, F., Sahn, D. E., & Tiberti, L., 2018. The Role of Weather on Schooling and Work of Young Adults in Madagascar. https://www.researchgate.net/publication/329441025_The_Role_of_Weather_on_Schooling_and_Work_of_Young_Adults_in_Madagascar/link/5c7dd798a6fdcc4715af7b3b/download

Mariussen, M. S. (2021). The Impact of Drought on Educational Attainment Master of Philosophy in Economics Department of Economics Submitted : November 2021. https://www.duo.uio.no/bitstream/handle/10852/91096/Mariussen–Mina-Skille.pdf?sequence=11&isAllowed=y

Rakotoarisoa, M. M., Fleurant, C., Taïbi, N. T., Rouan, M., Caillault, S., & Et Al., 2019. Un modèle multi-agents pour évaluer la vulnérabilité aux inondations : le cas des villages aux alentours du Fleuve Fiherenana (Madagascar). Https://journals.openedition.org/cybergeo/29144

Randrianandrasana L.N., 2023. Etude de la mise en place d’un système intégré d’alerte et d’actions précoces en sécheresse – insécurité alimentaire en milieu scolaire. Mémoire de master de Spécialisation en gestion des risques et des catastrophes à l’ère de l’Anthropocène. http://hdl.handle.net/2268.2/18749.

L’expérience intercuturelle et numérique, leviers essentiels de l’engagement des jeunes ? – Étude

« La connaissance d’une culture permet sa compréhension et donc un potentiel amour et intérêt. Cette acceptation semble beaucoup plus bénéfique et riche qu’un enfermement dans ce qu’on connaît déjà et que le repli sur soi. »

Notre approche pour cette étude se concentre sur l’exploration des diverses perspectives de l’interculturalité telles qu’elles sont perçues, vécues et façonnées par différents acteurs : qu’il s’agisse de scientifiques, de politiciens, de la société civile ou plus particulièrement des jeunes et des travailleurs de jeunesse. Nous nous pencherons sur l’expérience interculturelle telle qu’elle est vécue par les jeunes, en mettant en lumière des aspects clés tels que la mobilité, le numérique et la communication interculturelle. Notre objectif est d’analyser dans quelle mesure l’interculturalité, notamment lorsqu’elle est facilitée par le numérique, peut susciter un engagement plus profond de la jeunesse. Le contexte multi-pays de cette production a également permis d’appréhender les tenants et aboutissants de la notion d’interculturalité dans différents contextes nationaux.

Lire l’étude ⇒ « L’expérience intercuturelle et numérique, leviers essentiels de l’engagement des jeunes ? »

Résidence Connexion·s 2023 - photo d'animation digitale

Seminaire international « Connexion·s » sur l’interculturalité et le numérique à Liège, 2023

Contexte de production

Cette étude a été réalisée dans le cadre du projet Connexion·s, financé par l’Union européenne (ERASMUS+). Ce projet interculturel, qui a débuté en mai 2022, est soutenu par l’organisation française Engagé·e·s & Déterminé·e·s, aux côtés de trois organisations internationales partenaires : Eclosio (Belgique), le Tunisian Forum for Youth Empowerment (Tunisie) ainsi que Coalition SEGA (Macédoine du Nord).

Connexion·s est un projet participatif consistant en une série de séminaires interculturels (en personne ou en ligne) co-construits avec des jeunes participant·es. L’objectif étant que ces jeunes s’emparent des thèmes de l’interculturalité, du numérique et de l’engagement citoyen pour imaginer et concevoir des alternatives numériques responsables et inclusives aux expériences interculturelles en face-à-face lorsqu’elles ne sont pas possibles ou préférées. En parallèle de ces séminaires sont réalisé une enquête, une étude, et un guide de bonnes pratiques avec sa boîte à outils, qui seront diffusés en clôture du projet, en septembre 2024. Ces productions visent à permettre à d’autres jeunes et à des organisations locales et internationales d’organiser et de mieux appréhender la rencontre interculturelle assistée par les outils numériques, ses avantages et limitations.*


L’étude Connexion-s est également disponible en version word via ce lien, format destiné aux lecteurs d’écrans pour personnes malvoyantes.

L’agroécologie : un mouvement social qui peine à être inclusif – Analyse

 


Une analyse de Pierre COLLIERE, référent agroécologie chez Eclosio. 

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Encore peu connue du grand public il n’y a pas si longtemps, l’agroécologie s’impose désormais de plus en plus dans le débat public sur les défis environnementaux et sociétaux d’aujourd’hui. Bien plus qu’un ensemble de pratiques d’agriculture durable, l’agroécologie représente aussi un mouvement social qui défend des valeurs pour le futur de notre planète.

Ces valeurs sont définies de manière de plus en plus consensuelle par un ensemble de 13 principes fondamentaux1. Il s’agit d’améliorer l’efficacité d’utilisation des ressources (principes 1 & 2), de renforcer la résilience (principes 3 à 7) et d’assurer l’équité et la responsabilité sociale (principes 8 à 13).

Mais la mise en pratique de ces 13 principes n’est pas sans défis et parfois l’atteinte de ces différents principes de façon simultanée devient un véritable casse-tête pour les acteur·trices de terrain qui tentent de mettre en pratique cette approche multidimensionnelle. L’agroécologie serait-elle alors trop théorique ? Comment peut-on prendre en compte en même temps la question de la protection de l’environnement et celle de la rentabilité des exploitations agricoles ? Comment ne pas opposer fin du monde et fins de mois ?

Cette expression a été popularisée pendant la période 2018-2019 durant laquelle on a pu assister en France et en Belgique à une vague de mouvements populaires dénonçant et luttant contre la précarité (mouvement des gilets jaunes) et contre l’inaction face au changement climatique (marches pour le climat) montrant la préoccupation croissante de l’opinion publique pour ces différents enjeux, à la fois si différents et si intrinsèquement liés. Cette difficulté à mettre en œuvre des actions qui répondent à la fois à des défis de court et de long terme, de nature technique et sociale, et qui prennent en compte les besoins de tou·te·s les acteurs·trices, est récurrente. Si l’inclusion est un principe fondateur de l’action d’Eclosio, sa mise en pratique n’est pas toujours facile dans ses différentes zones d’action.

Le défi de l’inclusivité dans nos projets de coopération au développement

Alors que la majorité de nos projets de coopération se proposent d’avoir un impact positif sur les populations les plus vulnérables, nous constations parfois que les actions d’appui à la transition agroécologique excluent de fait les producteurs·trices les plus pauvres de nos zones d’action. En effet, s’engager dans la transition agroécologique signifie presque toujours prendre certains risques, ce que tout le monde n’a pas la capacité de faire.

Changer ses pratiques agricoles signifie en effet pour les producteurs·trices engagé·es dans les projets d’investir du temps ou des ressources pour apprendre de nouvelles pratiques, tester de nouveaux intrants qu’il faut se procurer (engrais organiques, semences, biopesticides), ou installer une clôture solide pour protéger les jeunes arbres fraichement plantés de l’appétit vorace du bétail errant. Même si les projets sont justement là pour appuyer ces changements, il est rare qu’ils soient en capacité de couvrir la totalité des dépenses occasionnées, le solde restant à charge des producteurs·trices. Cette contribution demandée aux producteurs-trices représente généralement un gage de leur motivation à s’engager mais devient alors aussi un obstacle pour les plus démunis pour bénéficier de l’appui du projet, quand bien même il·elle serait motivé·e pour le faire.

Le risque réside également dans les résultats incertains de ces nouvelles pratiques pour celles et ceux qui les testent pour la première fois. Les producteurs·trices doivent alors assumer la crainte que le rendement escompté ne soit pas au rendez-vous. Là encore, ce sont les familles les plus pauvres qui auront le plus de mal à prendre ce risque et à se lancer dans un changement de pratique pour ne pas mettre en péril la survie de la famille.

La transition agroécologique ne serait donc-t-elle pas accessible à toutes et tous ? Au nord comme au Sud les producteurs·trices font face à de sérieuses difficultés et se trouvent souvent parmi les classes les plus pauvres de la population. La transition vers une agriculture durable, si elle peut représenter parfois de nouvelles opportunités, et pourtant souvent perçue avec son lot de contraintes supplémentaires aux nombreux problèmes déjà rencontrés par les producteurs·trices Le changement de modèle agricole demande donc un appui important pendant la phase de transition durant laquelle les difficultés immédiates inhérentes au changement sont plus importantes que les bénéfices qui se manifestent à plus long terme. Cette phase est donc particulièrement importante à soutenir pour qu’un plus grand nombre aie la possibilité de se lancer.

Des projets d’appui à l’agroécologie face aux inégalités structurelles

D’autres obstacles à la transition trouvent leurs racines dans des inégalités plus structurelles. C’est le cas par exemple des femmes dont l’accès à la terre est souvent plus difficile que pour les hommes. L’engagement dans une transition agroécologique se traduit par des actions comme l’amélioration progressive de la fertilité des sols via leur restauration ou la plantation d’espèces pérennes qui prendront plusieurs années. De telles actions ne sont possibles que si l’on dispose d’un accès sécurisé à la terre, qui permette de se projeter sur son utilisation pendant une longue durée. Certaines normes sociales liées au patriarcat sont à l’origine de ces difficultés d’accès des femmes à la terre, mais aussi aux financements, moyens de production, aux ressources naturelles, aux formations… Ce contexte structurellement excluant pour les femmes, rend plus difficile leur participation aux projets d’appui à la transition agroécologique si ceux-ci ne trouvent pas un moyen de prendre en compte ces aspects.

D’autres facteurs structurels s’avèrent être également des obstacles importants à l’agroécologie comme les règles internationales de libre commerce qui défavorisent les producteurs·trices de petite échelle ou encore les politiques de développement agricole souvent encore favorables à une agriculture conventionnelle (subvention d’intrants chimiques, conseil agricole non adapté aux principes de l’agroécologie) qui de fait défavorisent les producteurs·trices qui tenteraient de sortir de ce modèle.

Accompagner les transitions sans renforcer les inégalités

Certaines approches d’accompagnement de la transition agroécologique au niveau villageois se basent sur des producteurs·trices relais ou des fermes modèles qui, appuyé·es par le projet, auront la charge de tester des pratiques et en démontrer et diffuser les bienfaits auprès de leurs pairs. Si cette approche de diffusion d’expériences par les pairs est intéressante et par sa nature horizontale, propice à une inclusion de toutes et tous dans la diffusion des pratiques, elle contribue cependant à favoriser des producteurs·trices déjà en position de privilégié·es au sein de leurs communautés. En effet, les personnes qui se portent volontaires pour devenir un·e paysan·ne-relais, majoritairement des hommes par ailleurs dans nos projets, sont souvent celles et ceux qui ont soit une position de pouvoir dans le village ou celles et ceux qui disposent d’un plus grand capital, leur permettant la possibilité de se dédier à ces tâches d’expérimentation et diffusion. Une étude menée avec Eclosio dans le cadre d’un mémoire de Master2 en 2019 a permis de mettre en évidence de phénomène au Cambodge.

Plusieurs pistes doivent donc être privilégiées pour tenter d’éviter de renforcer des inégalités existantes, selon le principe « do not harm » (en français : « ne pas porter préjudice »). Il semble par exemple intéressant de privilégier les approches permettant simultanément de développer des pratiques agricoles qui contribuent à protéger l’environnement et ce, tout en favorisant le développement d’opportunités économiques et émancipatrices. Ainsi, plusieurs innovations techniques se prêtent à développer l’entreprenariat de jeunes et de groupements de femmes, dans une perspective d’autonomisation.

Par ailleurs, des méthodes d’accompagnement du changement à une échelle collective, associant la communauté ou favorisant les échanges pour un partage du risque et de l’investissement par les communautés, permettent de garder un certain contrôle social sur les éventuels accaparements de bénéfices du projet, et favorisent aussi un partage des apprentissages. La dynamique collective de ces approches peut en effet avoir des effets stimulants sur le changement, les producteurs·trices pouvant s’engager plus durablement dans une transition agroécologique s’ils·elles se sentent partie prenante d’un mouvement collectif plutôt que pionnier isolé. Ainsi, une prise en compte des aspects psycho-sociaux des communautés permet d’utiliser plus efficacement différentes portes d’entrées du changement pour impulser la transition agroécologique comme le montre une étude basée sur les théories de Kurt Lewin (Faulx et al, 20193).

Enfin, une part importante des projets peut être réservée aux actions de plaidoyer, qui, basées sur les expériences de terrain menées avec les communautés paysannes, doivent s’atteler à montrer les résultats obtenus par les acteurs·trices de terrain et tenter d’impliquer les sphères de pouvoir dans une  réflexion sur les enjeux de la transition : recherche scientifique pour les accompagner, conseil agricole adapté, subventions de l’état favorables aux modèles agroécologiques ou encore utilisation des opportunités entrepreneuriales de l’agroécologie comme moyens d’insertion sociale…

Pas de transition inclusive sans cohérence des politiques

Une approche inclusive basée sur les droits de la transition agroécologique nous amène à prendre en compte plusieurs aspects sociaux du changement. La question de savoir qui assume et qui devrait assumer la prise de risque liée à la transition est cruciale : les plus vulnérables ne peuvent être les seul·es à en porter l’effort, mais doivent également pouvoir bénéficier des apprentissages obtenus par celles et ceux ayant eu l’opportunité d’être appuyé·es pour initier la transition. C’est donc autant la question du partage collectif des apprentissages que celle du financement des surcouts liés à la transition qui doivent être accompagnées et prises en charge par les projets ou par les pouvoirs publics.

Les obstacles structurels comme le patriarcat, les accords de libre-échange et le néocolonialisme doivent être pris en compte dans une vision systémique des enjeux, ce qui implique d’améliorer la cohérence des politiques comme le réclame la Coalition contre la faim4, c’est-à-dire comme un facteur déterminant pour atteindre les objectifs du développement durable5.

 


Illustration :

Diagnostic villageois au moyen d’une maquette interactive lors du projet GIRACC au Bénin. La participation de toute la communauté dès l’étape initiale des projets est primordiale pour un bon partage des bénéfices du projet. Même si seul un nombre réduit de paysans pilotes prendra le risque de tester de nouvelles pratiques, l’apprentissage qui en ressortira pourra bénéficier à l’ensemble de la communauté.

Diagnostic villageois au moyen d’une maquette interactive lors du projet GIRACC au Bénin. La participation de toute la communauté dès l’étape initiale des projets est primordiale pour un bon partage des bénéfices du projet. Même si seul un nombre réduit de paysans pilotes prendra le risque de tester de nouvelles pratiques, l’apprentissage qui en ressortira pourra bénéficier à l’ensemble de la communauté.

 


Notes :

¹ HLPE. 2019. Approches agroécologiques et autres approches novatrices pour une agriculture et des systèmes alimentaires durables propres à améliorer la sécurité alimentaire et la nutrition. Un rapport du Groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition. 17 juillet 2019, Rome.
https://www.fao.org/fileadmin/templates/cfs/HLPE/reports/HLPE_Report_14_FR.pdf

² Sarah Essaid, 2019. Le « discours » des droits promu par les ONG internationales dans la lutte contre la pauvreté, à l’épreuve du terrain : étude de cas auprès des agriculteurs en transition de la province de Takeo (Cambodge). Mémoire présenté en vue de l’obtention du grade de master en Science de la population et du développement de l’ULB.

3 Faulx et al., 2019 ; Mettre en œuvre des actions de formation et de changement : une relecture contemporaine de Kurt Lewin dans le contexte de l’agroécologie ; disponible sur : https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-internationaux-de-psychologie-sociale-2019-1-page-25.htm

4 CCF, 2023. Cohérence des politiques pour systèmes alimentaires durables. Note de référence de la Coalition contre la Faim. https://www.coalitioncontrelafaim.be/ccf/publications/coherence-des-politiques-pour-systemes-alimentaires-durables/

5 Selon la FAO, l’agroécologie est une réponse clé pour guider la transformation durable de nos systèmes alimentaires, et peut contribuer à l’atteinte de 15 des 17 Objectifs de Développement Durable (ODD). https://www.fao.org/agroecology/overview/agroecology-and-the-sustainable-development-goals/fr/

L’importance de l’inclusivité pour une Gestion Intégrée des Ressources en Eau (GIRE) réussie – Analyse

 


Une analyse de Christophe GOOSSENS, chargé de programme, référent thématique CVA (Chaine de Valeur Ajoutée), GIRE (Gestion Intégrée des Ressources en Eau), OP (Organisation des Producteurs), et en appui sur l’Insertion Socioéconomique, chez Eclosio.

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Dans de nombreux pays du monde, les précipitations sont très variables, voire insuffisantes. Pourtant, la production alimentaire continue d’être presque exclusivement pluviale. Lorsqu’il n’y a qu’une seule saison de croissance, les agriculteurs·trices sont donc plus vulnérables aux précipitations irrégulières et aux sécheresses, ce qui se traduit par de faibles rendements et revenus. L’agriculture pluviale limite la production et la rentabilité des petits exploitant·es, en particulier dans le contexte du changement climatique ; elle est donc associée à une insécurité alimentaire plus élevée, à une alimentation de mauvaise qualité et à une forte variabilité saisonnière des régimes alimentaires. Dans nos pays de coopération, l’irrigation contribue à la résilience des producteurs·trices en préservant leur sécurité alimentaire et leur nutrition en période de sécheresse.

Actuellement, seulement 6% des terres arables en Afrique sont irriguées et, en moyenne, la superficie équipée pour l’irrigation n’a augmenté que de 1,5% entre 1990 et 20152. En Europe, l’agriculture irriguée est un facteur d’intensification, afin d’augmenter les rendements, pallier le manque d’eau de pluie, et permettre de sécuriser et maintenir les exploitations agricoles. Mais l’actualité récente des oppositions aux projets de méga-bassines en France a révélé l’importance d’un accès inclusif aux ressources en eau.

Au cours des quarante dernières années, l’utilisation des ressources en eau dans le monde a augmenté de près de 1 % par an et devrait continuer d’augmenter à un rythme similaire jusqu’en 2050, sous l’effet conjugué de la croissance démographique, du développement socio-économique, et de l’évolution des modes de consommation1. Compte tenu des effets du stress hydrique au niveau local et du changement climatique, les pénuries d’eau saisonnières seront multipliées dans les régions où cette ressource est actuellement abondante (comme l’Afrique centrale, l’Asie de l’Est et certaines régions de l’Amérique du Sud) et s’aggraveront dans les régions où l’eau est déjà rare (comme le Moyen-Orient et le Sahel en Afrique). En moyenne, 10 % de la population mondiale vit dans des pays où le stress hydrique atteint un niveau élevé ou critique.

Dans de nombreux pays, les précipitations sont très variables, voire insuffisantes. Pourtant, la production alimentaire continue d’être presque exclusivement pluviale. Lorsqu’il n’y a qu’une seule saison de croissance, les agriculteurs·trices sont donc plus vulnérables aux précipitations irrégulières et aux sécheresses, ce qui se traduit par de faibles rendements et revenus. L’agriculture pluviale limite la production et la rentabilité des petits exploitant·es, en particulier dans le contexte du changement climatique ; elle est donc associée à une insécurité alimentaire plus élevée, à une alimentation de mauvaise qualité et à une forte variabilité saisonnière des régimes alimentaires.

Dans nos pays de coopération, l’irrigation contribue à la résilience des producteurs·trices en préservant leur sécurité alimentaire et leur nutrition en période de sécheresse. Actuellement, seulement 6% des terres arables en Afrique sont irriguées et, en moyenne, la superficie équipée pour l’irrigation n’a augmenté que de 1,5% entre 1990 et 20152. En Europe, l’agriculture irriguée est un facteur d’intensification, afin d’augmenter les rendements, pallier le manque d’eau de pluie, et permettre de sécuriser et maintenir les exploitations agricoles. Mais l’actualité récente des oppositions aux projets de méga-bassines en France a révélé l’importance d’un accès inclusif aux ressources en eau.

Définition

L’irrigation est l’application artificielle d’eau sur des terres à des fins de production agricole, là où l’eau est soit indisponible, soit insuffisamment disponible. Pour assurer la bonne gestion de cette ressource, il existe une différence significative entre les enjeux selon les systèmes d’irrigation :

Les systèmes d’irrigation à petite échelle sont des initiatives d’irrigation menées par de petits exploitant·es qui possèdent et gèrent une parcelle de terrain individuelle ou font partie d’un système d’irrigation géré par la communauté. L’irrigation à petite échelle comprend donc une variété d’activités d’irrigation, allant des pompes à moteur et à pédale, et au détournement des eaux de surface jusqu’aux périmètres d’irrigation de plusieurs centaines d’hectares auxquels participent les petits exploitant·es en tant qu’utilisateurs·trices.

Les systèmes d’irrigation à grande échelle couvrent des superficies de 1 000 ha ou plus. Plus précisément, l’irrigation à grande échelle est définie comme tout système dans lequel il existe une organisation d’irrigation formelle, généralement parrainée par le gouvernement, responsable du développement et de la gestion des niveaux supérieurs du système de distribution et de la livraison de l’eau aux agriculteurs·trices.

L’irrigation dirigée par les agriculteurs·trices est un processus dans lequel les agriculteurs et agricultrices de petites parcelles pilotent la création, l’amélioration, ou l’expansion de l’agriculture irriguée, souvent en interaction avec des acteurs externes, notamment le gouvernement, le secteur privé ou des organisations non gouvernementales. Les initiatives menées par les agriculteurs·trices touchent tous les types d’irrigation existants en termes d’échelle, de technologies, de cultures et de modalités de gouvernance.

L’approche participative GIRE

La rareté de l’eau est le plus souvent due à une mauvaise gestion de la ressource, à la non-participation ou inclusion d’un ou l’autre de ces acteurs. La solution requiert une approche intégrée et participative qui se réfère à la Gestion Intégrée des Ressources en Eau (GIRE). L’eau est un bien économique, environnemental, et social. Pour assurer une gestion coordonnée inclusive, quatre principes sont définis suite à la conférence internationale de Dublin en 19923 :

  • La gestion de l’eau douce doit se faire au niveau de bassin car l’eau douce est limitée ;
  • L’approche doit être participative pour une bonne exploitation de l’eau ;
  • Les femmes sont au coeur de l’approvisionnement, de la gestion et de la conservation ;
  • L’eau a une valeur économique donc doit être considérée comme un bien économique.

Les enjeux de la GIRE sont de trouver l’équilibre entre la subsistance sur l’utilisation et la protection ainsi que la conservation de la ressource. Aussi, les définitions ci-dessus ont toutes en commun une articulation multi-acteurs pour l’exploitation de l’eau. Elle incorpore des types d’acteurs différents, de tous les secteurs ; une gestion de l’eau par coordination entre ces acteurs est essentielle pour ne pas compromettre sa durabilité et celle des écosystèmes en général. Des interventions multi-acteurs doivent donc être articulées entre elles à de multiples niveaux, dans le cadre de politiques publiques de niveau macro.

Enjeux de la gestion inclusive des ressources en eau

Le partage des rôles et des fonctions des acteurs est un élément essentiel du schéma opérationnel de l’établissement d’un système de gestion de l’eau. L’importance est de réellement répondre aux besoins des irrigant·es. Il faut mettre l’irrigant·e au centre des préoccupations ; les impliquer dès le départ dans la conception des systèmes irrigués est essentiel que ce soit sur les systèmes à petite ou grande échelle. Analyser les intérêts et les moyens des irrigant·es, et décrypter les rapports de forces à l’œuvre sur le périmètre, le territoire ou la filière, sont nécessaires, afin de vérifier si les services d’irrigation en place ou à développer permettent vraiment de répondre aux intérêts des irrigant·es. Les fermes irriguées sont impactées par une multitude de facteurs : structures foncières et pratiques paysannes, fonctionnalité du périmètre, gouvernance du territoire et de la filière, évolutions des contextes socio-politiques et économiques, changements climatiques, etc. Trop souvent, l’irrigation encourage une spécialisation excessive des fermes autour d’un seul produit, alors que les irrigant·es sont pour la plupart des fermes familiales qui souhaitent maintenir un système de production diversifié plus résilient.

Les associations des usagers de l’eau (AUE) sont des organisations officielles grâce auxquelles les agriculteurs gèrent un système d’irrigation commun. Les AUE qui connaissent le plus de succès sont celles de petite taille, dans lesquelles les agriculteurs·trices adhèrent à des normes similaires et bénéficient du capital social d’autres institutions locales. D’autres ne parviennent pas à obtenir les résultats escomptés du fait d’une mauvaise définition des rôles et des responsabilités, d’un manque de participation des femmes, et de faiblesses des autorités administratives, entre autres. L’efficacité des AUE peut également se trouver limitée par des directives centrales qu’imposent, souvent sous forme de règlements obligatoires, les autorités.

De nombreux dispositifs favorisant les services des bassins versants contribuent à l’adaptation au changement climatique grâce au renforcement de la résilience, un rôle qui leur est de plus en plus reconnu. Les bénéfices conjoints générés par les approches écosystémiques démontrent clairement la pertinence des solutions fondées sur la nature. A ce propos, nous vous invitons à découvrir l’article de Di Maggio Lisa sur le Keyline design dans notre collection4.

Alors que les compagnies spécialisées dans les infrastructures hydrauliques ou la distribution d’eau cherchent surtout à réduire leurs coûts, les avantages fournis par une adaptation au changement climatique revêtent un intérêt particulier pour les communautés rurales. La protection de la biodiversité ainsi que la création d’emplois et de formations comptent parmi les autres bénéfices. De par leur diversité et leur portée, ces bénéfices suscitent un intérêt marqué de la part d’un large éventail de parties prenantes et de partenaires potentiels.

Conclusion

La stratégie d’intervention de l’État sur l’irrigation doit accepter et prendre en compte les compromis et synergies éventuels entre la poursuite d’une politique de sécurité alimentaire nationale et la prise en compte des besoins des exploitants familiaux pour des moyens de subsistance diversifiés et résilients.

La mise en place de mécanismes de dialogue multi-acteurs devraient permettre une mise en perspective des différentes logiques, et la négociation entre acteurs pour le choix des stratégies les mieux adaptées. Elle devrait permettre une meilleure intégration des cultures dans une perspective intégrée de développement du territoire et une réduction des conflits entres les usages multiples des systèmes d’irrigation.

L’irrigation doit devenir une priorité politique majeure et une priorité d’investissement à long terme. Le secteur privé a un rôle crucial à jouer dans la conception, le développement et la diffusion de technologies innovantes et intelligentes pour l’irrigation, mais cela doit se réaliser dans un cadre de dialogue avec les irrigants et en conformité avec des règlements environnementaux afin d’assurer la durabilité.

L’irrigation nécessite une action collective dans la plupart des circonstances. Des incitations à l’action collective doivent être fournies, ainsi que des politiques favorisant les mécanismes de résolution des conflits au niveau local.

 


Notes :

¹ Rapport mondial des Nations Unies sur la mise en valeur des ressources en eau 2023, UNESCO

² Water-Wise – Smart Irrigation Strategies for Africa; Malabo Montpellier Panel Report 2018

3 Rapport de capitalisation ECLOSIO 2021 ‘Expériences sur l’eau et recommandations pour une communication et mobilisation efficiente’ par Elhadji Barry

4 Analyse de Lisa Di Maggio, pour Eclosio : https://www.eclosio.ong/publication/le-keyline-design-une-piste-a-creuser-analyse-deducation-permanente/

Fatme Fadel : quand stage et démarche interculturelle font des merveilles

Envolée trois mois au Sénégal, Fatme est revenue ravie et changée de son stage de fin d’étude. Son expérience de terrain au contact de la population locale lui a permis de sortir de sa zone de confort et de bousculer ses habitudes d’universitaire belge. Ayant fait son stage en partenariat avec Eclosio, nous avons eu la chance de recueillir son témoignage. Des retours précieux pour mieux comprendre le vécu singulier d’une étudiante en stage à l’étranger, qui a visiblement pris conscience du potentiel que peut avoir une démarche interculturelle dans un contexte professionnel multiculturel.

 

Un stage ancré dans la transition agroécologique

Devoir faire 60 kilomètres pour chercher des fertilisants biosourcés ? C’est peut-être du passé pour les producteur·trices de Ngueye Ngueye, commune sénégalaise du bassin arachidier (1). En effet, alors que les effets du dérèglement climatique occasionnent de plus en plus de dégâts dans le secteur agricole, une filière de production de biofertilisant est actuellement en développement grâce à un projet multipartite notamment mis en place grâce au suivi de Fatou Diouf, référente agroécologie pour Eclosio Sénégal, et aux interventions de Ludivine Lassois, anciennement chercheuse et professeure en agroécologie tropicale à Gembloux Agro-Bio Tech (2).

Dans le cadre de ses cours, Madame Lassois proposait à ses étudiant·es d’effectuer des stages internationaux. C’est ainsi que Fatme Fadel, étudiante en bioingénierie en option sciences agronomiques, a pu partir au Sénégal. A travers cet article, vous découvrirez entre les lignes quelques clés du succès de son expérience de stage, ayant pour sujet « Contribution à la mise en place, à la vulgarisation et à l’utilisation d’un inoculum à base de champignons mycorhiziens au sein de groupements de femmes au Sénégal ». La fertilisation par inoculation est une alternative agroécologique vue comme prometteuse pour pallier aux intrants de synthèse.

 

Synergie ARES - plante inoculées par un engrais produit avec un champignon mychorizien

 

Quelqu’un dit un jour : « On voyage pour changer, non de lieu, mais d’idées ». C’est visiblement dans cet état d’esprit que Fatme a réalisé son stage au sein de l’ONG Eclosio. Alors qu’elle avait déjà pu expérimenter la vie à l’étranger pendant pas moins de deux ans, notre étudiante n’était pas au bout de ses apprentissages. Derrière l’accomplissement de son stage de fin d’études se cachent des facteurs de réussite quelque peu insoupçonnés, des compétences humaines indispensables, des « savoir être » souvent négligés.

 

Une expérience en immersion chez l’habitant

Lorsque l’on travaille, il n’est pas risqué d’affirmer qu’il est important de se sentir bien tant dans la sphère professionnelle que privée. Dans le cas de Fatme, elle a su par sa fibre sociale se faire accepter dans le milieu dans lequel elle s’est retrouvée, de sorte à rendre sa vie sur place agréable et épanouissante. Entre autres, l’étudiante ne cache pas qu’avoir pu vivre chez l’habitant fut une réelle valeur ajoutée à son expérience. Elle nous explique :

Comment s’est passée ton expérience de stage au Sénégal ?

Je dois dire que mes attentes ont été acquises à 100%, même plus. Et ce, parce que l’équipe qui m’a encadrée était vraiment super chouette et qu’elle ne m’a jamais laissée tomber. Évidemment, j’ai dû être autonome sur le terrain, ça c’est normal. Mais en cas de problème, j’étais vraiment super vite aidée. Par exemple, j’ai eu tout simplement un problème avec l’accès à la serre – j’y travaillais pour mes expérimentations sur les cultures. Ceux qui étaient en charge des clés se posaient des questions sur moi : “C’est qui cette stagiaire ?”, “A-t-on le droit de laisser entrer?”, “Peut-elle toucher à ce qu’il y a à l’intérieur ?”… Face à ces situations, je téléphonais directement à ma maître de stage (Fatou Diouf) qui expliquait les choses à ses collègues. On fonctionnait par petits coups de téléphone pour des petits problèmes, comme des problèmes de communication car certaines personnes ne parlaient pas français, ou n’osaient pas me parler. Bref, un appel téléphonique et c’était réglé sur-le-champ.

Tu as créé un lien fort avec ta famille d’accueil, alors qu’elle ne parlait pas ta langue, raconte-nous…

Puisque j’étais en village sérère (c’est une langue là-bas qui est moins connue que le wolof) j’ai appris le sérère, même si j’ai aussi appris quelques mots en wolof. J’arrivais à communiquer avec des expressions comme : “Bonjour”, “Bon après-midi”, “Bonsoir”, ”J’ai faim”, “J’ai soif”, “Où est-ce qu’on va ?”, “Je vais travailler”, tout ça. Je l’ai appris parce que j’étais vraiment installée avec une famille sur place, une famille sénégalaise. Du fait que la maman ne parlait que le sérère, j’étais obligée de le parler pour vivre avec elle au quotidien. Surtout quand le papa n’était pas là.

« Le reste de la famille bah… ne savait pas grand-chose de ce que je faisais. (…) Je n’ai pas hésité à les prendre avec moi en serre pour les faire visiter, pour qu’ils puissent mieux comprendre, aussi. Parce qu’expliquer comme ça, en théorie, ça ne parle pas forcément. »

Au début, il n’y a que le papa qui comprenait ce que je faisais dans le cadre de mon stage car il était le trésorier de l’association partenaire. Des personnes lui avaient expliqué en amont de ma venue, évidemment, ce que j’allais faire plus ou moins. Mais le reste de la famille bah… ne savait pas grand-chose de ce que je faisais. Alors, on faisait des soirées où je leur racontais et je n’ai pas hésité à les prendre avec moi en serre pour les faire visiter, pour qu’ils puissent mieux comprendre, aussi. Parce qu’expliquer comme ça, en théorie, ça ne parle pas forcément. Finalement, la famille s’est dit “ben ça sert à quelque chose alors ce que tu fais, parce que tu ne viens pas juste faire un truc et puis partir”.

« Ils se demandaient si j’allais respecter les droits des gens, si j’aurais le droit de faire tout ce que je veux, si j’allais avoir plus de droits qu’eux… »

Les locaux avaient une appréhension avant ta venue, comment cela a pu devenir une expérience positive ?

Avant que je me présente ou qu’ils vivent avec moi, je pense que les personnes sur place (ma famille d’accueil comprise) avaient un peu d’appréhension… Parce qu’ils ne savaient pas très bien ce que je venais faire sur place… Ils se demandaient si j’allais respecter les droits des gens, si j’aurais le droit de faire tout ce que je veux, si j’allais avoir plus de droits qu’eux… Des trucs comme ça, quoi. Et finalement ils se rendent compte que, déjà, je vivais au sein d’une famille du village. Ça a fortement aidé parce qu’ils m’ont perçue comme ayant plus de modestie que certains, certains qu’ils pouvaient avoir en tête. Ils ont en tête l’image de quelqu’un qui vient d’un hôtel, qui ne connait rien du terrain et puis qui va venir avec ses grosses bottines avec l’attitude de “celui ou celle qui sait tout”, on va dire.

Du coup, je pense que j’ai laissé une trace chez ma famille plutôt agréable. Mais c’est parce que c’est ce qu’eux m’ont laissé aussi. Finalement, c’était vraiment devenu ma famille. J’avais un deuxième papa, une deuxième maman, des frères et sœurs là-bas… Avant que je quitte le village, ils m’ont dit et décrit ce que je leur ai apporté et pour eux, c’était vraiment que du bonheur, de l’amour, de la chaleur, des connaissances, vraiment. Je leur ai dit pareil. Finalement, on part de là le cœur lourd. Je suis restée là 3 mois, c’est comme si une partie de ma vie était là et que je me suis construit une famille. C’était vraiment ça… Ça m’a fait mal de repartir. Et ça montre que je me suis accrochée, qu’eux aussi se sont accrochés à moi et que, finalement, on construit quelque chose qu’on ne risque pas d’oublier rapidement.

 

Une attitude bénéfique d’un point de vue professionnel

Comme repris dans le premier extrait de l’interview, Fatme a réussi ce qu’elle a voulu entreprendre sur place. Néanmoins, son expérience n’a pas toujours été un long fleuve tranquille. Du fait notamment d’avoir été confrontée à des chocs culturels, malgré des expériences préalables en Afrique de l’Ouest. Elle a su les surmonter en adaptant son travail d’une part grâce à son attitude globale d’ouverture aux autres et, d’autre part, grâce au fait qu’elle ait logé en famille d’accueil. Lisez plutôt :

Tu as du revisiter « le quart d’heure académique » sur place, peux-tu nous en dire un peu plus ?

Sur place, avec les locaux, on va leur donner rendez-vous mais ils ne vont pas forcément venir. C’est quelque chose qui m’a énervée, pour être honnête. Le timing pour eux, ce n’est pas super important parce qu’ils n’ont pas d’horaire, en soi. S’ils doivent aller sur le champ cultiver, ils le font à l’heure qu’ils veulent, ou quand ils en ont l’opportunité. Dans mon expérience de terrain, parfois, je me rendais sur place et il n’y avait personne. Un retard d’une heure, c’est comme le quart d’heure académique chez nous. C’est une autre notion du temps. Pourtant, on avait convenu le jour d’avant qu’on serait là à telle heure. Ça arrivait que j’attende une heure avant que des personnes commencent à arriver. Elles ne voyaient pas de souci dans leur retard, ce n’était pas considéré comme un gros problème. Mais pour moi cela en était un énorme parce qu’un retard de timing décale tout mon programme. Toute une matinée peut partir, comme ça, ce qui se répercute sur les activités prévues l’après-midi, qu’on va devoir caser à un autre moment…

En fait, ce que j’ai fini par faire, c’est me demander pourquoi elles sont en retard à chaque fois à la même heure. Et bien, j’ai découvert, par exemple, qu’à 9 h, elles étaient encore avec les enfants car l’école commence plus tard que chez nous. Là-bas, les enfants peuvent commencer à 9h30, ce qui fait qu’à 9h, la maman est encore en train de faire le petit-déjeuner, de partir à l’école ou encore d’en revenir. Et puisque je travaillais avec des femmes, ben je devais attendre que tout le monde ait fini de s’occuper de son ménage. J’ai alors décidé de retarder l’heure du début du travail sur le terrain et, du coup, de planifier une partie de mon travail au matin avant 10h car, à tous les coups, tout le monde viendrait à 10h puisqu’il n’y avait plus rien à faire à la maison. C’était pareil pour le jour du marché. Le mardi, je savais qu’avant 12h, il n’y aurait personne. Mais ça, j’ai mis du temps à le savoir ! Je ne savais pas non plus pour la vente du bétail les mardis après-midi ! Bref, des trucs comme ça… Je pense que c’est plus une adaptation qu’on doit faire nous même, mais aussi il faut parfois être un peu plus exigeant. Moi, à un certain moment, j’ai mis une limite. Je leur ai dit : « vous devez être là à 10h pile parce que moi sinon je commence sans vous ou alors je pars ! ».

« Ce que j’ai fini par faire, c’est me demander pourquoi elles sont en retard à chaque fois à la même heure. Et bien, j’ai découvert, par exemple, qu’à 9 h, elles étaient encore avec les enfants car l’école commence plus tard que chez nous. (…) Et puisque je travaillais avec des femmes, ben je devais attendre que tout le monde ait fini de s’occuper de son ménage. »

Stage Fatme Fadel - femmes en apprentissage

Qu’est-ce qui t’a aidée à comprendre et dépasser tes chocs culturels ?

Moi, au début, je ne savais pas, mais j’ai pu comprendre au fur et à mesure que j’allais au marché avec ma famille d’accueil : “Ah c’est pour ça qu’untel n’est pas venu.”, “Ah, c’est pour ça qu’elles sont venues en retard !”, des trucs comme ça… Ça m’a permis, petit à petit, d’adapter mon horaire tout en essayant d’être exigeante sur l’heure. Donc je leur disais : “A 10h vous devrez être là. Est-ce que quelqu’un a quelque chose d’autre à faire à 10h ? Est-ce qu’il y a marché ? … Non. Est-ce que les enfants terminent plus tôt ce jour-là ? … Non.”. C’était un véritable travail de gestion – qui devait venir plutôt de ma part, parce qu’eux ne sont pas habitués à respecter des horaires « stricts » comme on en a. Je devais moi m’adapter : choisir et exiger l’heure de rendez-vous, préciser que si elles n’ont rien à faire, leur dire : “Vous venez ou sinon on ne le fait pas parce que je ne serais pas là. Vous ne pourrez pas faire le travail alors…”. Finalement, elles se sont senties un peu obligées de respecter l’heure. Et puis, elles se sont dit: “Bah on n’a rien à faire à cette heure-ci déjà, puis on lui a dit qu’on venait… et puis, si elle n’est pas là, on ne peut pas faire cette partie-là du travail alors qu’elle est plus importante”. Au final, j’ai essayé de leur faire comprendre l’importance que j’accorde au timing… Finalement, elles m’ont fait changer tout mon horaire hein, pour que je puisse m’adapter à leurs horaires (rire).

« J’ai pu comprendre au fur et à mesure que j’allais au marché avec ma famille d’accueil : “Ah c’est pour ça qu’untel n’est pas venu.”, “Ah, c’est pour ça qu’elles sont venues en retard !”, des trucs comme ça… Ça m’a permis, petit à petit, d’adapter mon horaire tout en essayant d’être exigeante sur l’heure. »

Tu devais former le groupement de femmes pour qu’elles fertilisent leurs parcelles maraichères avec un substrat inoculé. Ensuite tu devais récolter des données pour comparer les rendements effectifs des cultures sur des parcelles inoculées et non inoculées. As-tu trouvé des astuces pour croiser tes exigences académiques avec les coutumes de travail locales ?

Au début, j’avais décidé de fonctionner avec des grammes ou des litres (pour la dose d’engrais à appliquer sur les cultures). Ils m’ont alors dit qu’ils travaillaient avec une poignée de main. Mais je leur ai dit : ”Oui mais ta main et sa main ne sont pas pareilles. L’une est plus grande, l’autre plus petite… On aura donc une quantité qui variera fortement !”. Alors on a réfléchi et on m’a dit qu’au labo ils avaient utilisé des bouchons. J’ai donc essayé cette solution, comme ça on prend quelque chose qu’ils utilisent dans la vie de tous les jours et qu’ils n’ont pas à acheter. Les bouchons venaient de bidons qu’ils utilisaient tout le temps. Et puis, ça fonctionnait super bien.

 

Stage Fatme Fadel - Fatme en pleine prise de notes !

« Je leur ai dit : ”Oui mais ta main et sa main ne sont pas pareilles. L’une est plus grande, l’autre plus petite… On aura donc une quantité qui variera fortement !”. Alors on a réfléchi et on m’a dit qu’au labo ils avaient utilisé des bouchons. »

Stage Fatme Fadel - Pratique et théorie ensemble

 

Une transmission adaptée au contexte local

Dans le cadre de son stage, Fatme a eu l’opportunité de pouvoir diffuser les connaissances accumulées durant ses expérimentations aux personnes sur place, ce qui constitue finalement une belle plus-value à son travail. De tous les formats possibles et imaginables, elle a choisi la bande dessinée… Réalisée avec ses humbles compétences en illustration comme outil de vulgarisation scientifique. Curieux, n’est-ce pas? Découvrons le cheminement de pensée qui l’a amenée à choisir ce format, son contenu et ses particularités.

Tu devais vulgariser les compétences transmises aux locaux, pour la réplicabilité. Quel format as-tu choisi?

Pour aider les locaux à pouvoir refaire ce que j’ai fait avec l’équipe, on a réfléchi à un genre de fiche technique originale : une bande dessinée. Pourquoi ? Parce que j’ai fait plein de démonstrations et de séances d’information ou de sensibilisation, mais bon. C’est bien, mais des fois, ça ne reste pas car il manque ce côté “consigné, écrit quelque part”. Je me suis dit qu’une BD serait une bonne idée parce que c’est quelque chose qu’ils utilisent déjà sur place ! Certaines ONG jouent aussi là-dessus. J’ai aussi vu des locaux en train d’utiliser certaines BD. En plus, c’est un outil vraiment réutilisable. Au final, j’ai créé un genre de fiche technique à travers une histoire. Elle va être traduite en wolof donc ceux qui savent lire pourront la lire. Et pour ceux qui ne savent pas lire, bah il va falloir demander de l’aide à quelqu’un ou alors juste regarder les images.

Dis nous en plus sur le fond…

Que raconte cette BD ? On montre un agriculteur qui rencontre un gros problème, qui ne sait pas quoi faire car son champ ne donne plus autant qu’avant, alors qu’il n’a rien changé dans sa manière de faire. Petit à petit, des serres apparaissent dans son voisinage et on lui conseille d’aller demander des informations. L’agriculteur va se rendre au village et on va lui expliquer, petit à petit, étape par étape, ce qu’est un inoculum et comment on l’utilise. Dans la BD, on explique qu’il faut demander des informations au chef de l’association Jambaar qui va faire appel aux techniciens pour expliquer à Monsieur comment on fait sur le terrain directement. On voit alors exactement ce qu’on a fait réellement sur le terrain. On a vraiment une personne qui applique la quantité exacte qu’on a utilisée. Au fur et à mesure de la BD, on voit les résultats, on voit comment agir. On voit aussi l’agriculteur qui partage ce qu’il apprend dans son village. Je raconte par exemple qu’une personne plus âgée d’un autre village va accepter d’essayer l’inoculum. La BD montre qu’au final tout le monde est satisfait de cette solution technique, que les cultures ont donné beaucoup mieux qu’avant, et que l’agriculteur de départ n’a plus de soucis avec son champ. En gros, ces quelques pages permettent d’avoir une idée de notre travail, de ce qu’on fait et quels résultats ça peut donner. »

 

BD-vulgarisation technique inoculum

« J’ai montré cette BD aux techniciens avec qui je travaillais. (…) Ils m’ont répondu que oui, qu’ils reconnaissaient vraiment bien le style, que les personnages ressemblaient vraiment à des gens qu’on pourrait rencontrer dans la rue, qu’on pourrait voir ces vêtements chez eux, pareil pour les arbres ou les maisons… Ils font attention aux détails ! »

…et sur la forme

J’ai fait attention à ce que les personnages ressemblent aux sénégalais parce que quand je lis un livre ou que je regarde une fiche, j’aime me retrouver dedans, personnellement. Pour ce faire, puisque je n’avais pas l’habitude de dessiner ce genre de personnages, j’ai utilisé des livres d’école et des petites BD que l’on m’a donnés  pour pouvoir réutiliser les dessins et les adapter à ma BD. Et ce pour être sûre d’avoir un contenu adapté à la population. Ainsi, j’ai vraiment pu adapter les vêtements, la manière dont laquelle on dispose les éléments et les personnages, le genre de bulles qu’ils utilisent là-bas.

Finalement, j’ai montré cette BD aux techniciens avec qui je travaillais. Ils l’ont lue et l’ont aussi montrée à leur famille. Ils m’ont dit que les dessins que j’avais faits étaient supers, à tel point qu’ils se retrouvaient vraiment dedans. Je leur ai demandé si elle avait l’air d’avoir été faite au Sénégal et ils m’ont répondu que oui, qu’ils reconnaissaient vraiment bien le style, que les personnages ressemblaient vraiment à des gens qu’on pourrait rencontrer dans la rue, qu’on pourrait voir ces vêtements chez eux, pareil pour les arbres ou les maisons… Ils font attention aux détails ! Allez, je n’allais pas dessiner un cerisier dans ma BD ! Et ça, ça leur a plu. Ils ont également prêté beaucoup d’attention à comment j’ai expliqué le côté technique. Quant aux femmes, elles ont aussi aimé voir qu’elles se retrouvaient dedans, qu’on prenne en compte leur travail, qui était mis en valeur.

Que penses-tu avoir apporté à la population sur place pendant ton stage ? 

Je me dis que ce que j’ai apporté, c’est vraiment, on va dire, une image. Une image de ce que je représente, en gros – de Gembloux ou d’Eclosio, peu importe l’organisation avec laquelle on travaille. Parce qu’en soi, eux, ils vivent leur vie de tous les jours, ils n’ont pas le besoin qu’on vienne apporter quelque chose parce que pour eux c’est très bien comme c’est pour l’instant et qu’il n’y a rien à changer. C’est vraiment comme nous, hein. Quand on est en cours, c’est vraiment pour apprendre quelque chose qu’on pensait ne pas avoir besoin… Ou alors finalement qu’on n’aura peut-être jamais besoin. Mais on apprend quand même quelque chose de nouveau, qu’on va utiliser ou pas. Donc moi, en tant qu’étudiante, je vais venir avec ce que je sais et donc, je vais apporter ce que moi j’ai appris en cours, et je vais voir si ça s’applique. Finalement ce que eux vont m’apporter, c’est vraiment un apprentissage « alors non, ça ne s’applique pas 100% : il faut ajouter ça, il faut enlever ça… ». C’est vraiment moduler mes connaissances et les enrichir, évidemment, et finalement quand je repars de là, bah je vais laisser des informations, en reprendre, mais je vais surtout laisser une image de ce qu’une organisation est venue faire dans ce pays, apporter, quoi.

« En soi, eux, ils vivent leur vie de tous les jours, ils n’ont pas le besoin qu’on vienne apporter quelque chose parce que pour eux c’est très bien comme c’est pour l’instant et qu’il n’y a rien à changer. »

Pour moi en tant qu’ONG, on vient dans un pays étranger pour apprendre: pour qu’eux nous apportent quelque chose ou pour que nous on apporte quelque chose. Donc, pour qu’au final, on évolue tous ensemble. Et, puisqu’eux ne peuvent pas venir ici, bah nous on va là-bas. Sur place, ben l’échange se passe quoi. Finalement, je pense que c’est principalement ça le rôle d’une ONG : échanger les connaissances, le matériel, les fonds… Fin, plein de choses ! C’est la base, c’est échanger, apprendre, donner et recevoir, c’est ça.

 

Que retenir de son expérience ?

Fatmé a réussi son stage et présenté son travail de fin d’étude à Gembloux, très apprécié du Jury. Le témoignage de Fatme vous aura peut-être touché en ravivant des souvenirs d’expériences passées, en vous faisant voyager et découvrir d’autres manières de faire, ou encore en vous donnant envie d’en apprendre plus et d’expérimenter en contexte multiculturel.

Ce morceau de vie est une belle matière à penser pour réfléchir aux nombreux aspects que comportent un stage à l’étranger : Quel lieu de stage choisir ? Comment vivre sur place ? Comment la vie professionnelle des locaux s’imbrique-t-elle dans leur vie privée ? Quelles sont les priorités et les différences culturelles entre chacun·e? Autant de questions qui cherchent tant de réponses…

Il serait aussi intéressant de se renseigner pour voir si l’outil de vulgarisation scientifique que Fatme a réalisé est réellement utilisé, et si l’engrais produit est utilisé par les locaux, donnant ainsi un sens et une durabilité au projet réalisé par Eclosio et ses partenaires, notamment l’ULiège, projet qui est d’ailleurs renouvelé pour plusieurs années dans le cadre d’un projet de recherche développement (PRD).

A l’heure où le secteur de la coopération a déjà beaucoup évolué sur les questions de rapport de force entre organisations dites du « Nord » et dites du « Sud », entre « savoirs académiques » et « savoirs expérientiels », Fatme nous rappelle qu’il est possible d’outrepasser les difficultés d’un contexte multiculturel. Son récit nous invite à être à l’écoute de l’autre et ouverts au partage. Ces facteurs de réussite ont-ils été d’application dans votre cas ? Ou le seront-ils ?

Si tu es étudiant·e, n’hésite pas à prendre contact avec nous si tu te questionnes sur l’accompagnement que tu pourrais recevoir dans le cadre d’un stage à l’étranger (3). En sa qualité d’ONG universitaire, Eclosio offre des services qui pourraient t’intéresser (4) :

 

Sources

(1) La carte du lien cliquable provient du livre « Carbone des sols en Afrique » de la FAO (2020)

(2) Voir l’article suivant : https://www.lqj.uliege.be/cms/c_18145976/fr/en-pleine-terre

(3) Nous contacter : https://www.eclosio.ong/contact/

(4) Voir la page suivante : https://www.eclosio.ong/offre-de-services-pour-luliege/

Interview réalisée par Kévin Dupont à Gembloux en novembre 2022. Sélection des passages et rédaction par Jennifer Buxant avec l’appui de l’équipe d’Eclosio.

Enquête Connexion·s sur les pratiques interculturelles et digitales des jeunes

“Exploration des expériences interculturelles des jeunes : obstacles, motivation et rôle du numérique”

Vous vous demandiez quelle était la vision des jeunes nés à l’ère du numérique concernant l’interculturalité ?

Dans le cadre du projet Connexion·s, nous avons mené l’enquête :

Quels sont les obstacles auxquels les jeunes sont confrontés, leurs motivation, les bénéfices qu’ils·elles retirent de leurs expériences interculturelles, leur vision de l’interculturalité ainsi que le rôle du numérique dans la facilitation de ces expériences interculturelles ?

Une analyse multi-pays menée par 4 associations de différents pays :

Tunisian Forum, Eclosio Belgique, Coalition Sega, Engagé·e·s et Déterminé·e·s

Vers la transition agroécologique, l’insertion socioéconomique de populations fragilisées et un engagement citoyen face aux enjeux sociétaux et climatiques