- Analyses et études d'éducation permanente
Une analyse de Claire WILIQUET, Chargée d’éducation citoyenne Eclosio
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De manière assez systématique, lors de nos animations les participant·es nous font part de leur sentiment d’impuissance par rapport à un système complexe qui les dépasse et dont iels se sentent généralement extérieurs. Sur base de ces expériences, nous avons voulu proposer, une réflexion aux animateur·trices afin de mener les groupes qu’iels accompagnent à retrouver leurs pouvoirs d’action. A l’heure où les dysfonctionnements du monde sont relativement bien connus des personnes, il nous semble que l’identification de ces pouvoirs d’action devient l’enjeu central des éducations à visée transformatrice[1].
Des constats écrasants
Généralement nous commençons nos animations par poser les constats des dysfonctionnements du système en lien avec la thématique que nous abordons : système alimentaire, filière textile, rapports à l’Autre et migration etc. Ces constats sont habituellement posés à l’aide d’outils pédagogiques ou d’objets culturels (jeux, pièces de théâtre, films etc.) qui mobilisent une pédagogie expérientielle, ce qui déclenche, et c’est l’objectif, une réaction émotionnelle forte : empathie avec les personnes qui subissent les violences du système, sentiments d’injustices etc. C’est sur ces émotions, qu’en tant qu’animateur·trice nous cherchons à nous appuyer pour donner à nos participant·es envie d’agir pour un monde plus juste et plus durable. De la sorte, les séances se termineront systématiquement par une réflexion sur les leviers d’action et alternatives en lien avec la problématique.
C’est là que ça se corse. En effet, face à la complexité d’un système globalisé les personnes se sentent impuissantes. De la sorte, lorsque l’on demande aux participant·es Que peut-on faire pour changer cela ? La réponse est bien souvent “c’est le système, cela nous dépasse, on peut si peu, la responsabilité est entre les mains des décideurs politiques et économiques”. Les enjeux sont si grands et si urgents qu’en tant qu’animateur·trice qui a pour objectif de susciter l’engagement, la situation est délicate : nous savons que nous ne sommes pas des supers héros aux supers pouvoirs capables de régler les problèmes en enfilant un costume en latex, de là à se dédouaner du futur de la société, il n’y a qu’un pas. Et pourtant, si comme le disait l’oncle de Spiderman à ce dernier « de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités » nous pourrions considérer que « des petits pouvoirs amènent de petites responsabilités ». L’enjeu est alors de permettre aux participant·es d’identifier leur pouvoir en fonction de la place qu’iels occupent dans le système pour leur permettre de prendre pleinement leurs responsabilités dans la construction d’une société plus désirable pour tous et toutes.
Un précision d’emblée, nous distinguons la responsabilité de la culpabilité. Cette dernière est régulièrement exprimée par les participant·es soit pour se dédouaner : ce n’est pas notre faute, c’est le système, les dirigeants… soit une culpabilité de ne pas en faire assez. Or, l’idée n’est pas que les participant·es se sentent coupables, qu’iels se sentent fautif·ives face aux dysfonctionnements du système, ce n’est évidemment pas le cas. De même, l’animateur·trice doit aussi déjouer la culpabilité de celui qui a l’impression de ne pas en faire assez, de ne pas être totalement cohérent·e avec ses valeurs. Combien de fois n’avons-nous pas entendu une personne engagée dans l’écologie avouer, en rougissant, qu’elle a acheté telle chose non durable, qu’elle va dans tel magasin peu vertueux ou comble de la honte, qu’elle a pris l’avion ! En tant qu’animatreur·trice, il faut, nous semble-t-il, dédramatiser l’incohérence. Il est extrêmement difficile et épuisant d’aller à contre-courant d’un système qui pousse à la consommation, à la compétition, au plaisir immédiat, etc. L’idée est plutôt d’aider la personne à identifier ses pouvoirs d’action et de discerner avec elle ceux qui font le plus sens pour elle, qui seront le plus pertinents, les plus efficients en acceptant qu’on ne peut pas se battre entièrement et sur tous les fronts aux risques de burn out militant.
Pouvoir d’agir
Lors de la discussion sur les leviers d’action, c’est généralement les écogestes qui sont identifiés, aller vers des circuits-courts, la réduction de déchets, la mobilité douce[2]. Ces écogestes ont évidemment toutes leur valeur transformative, l’idée ici n’est pas de les disqualifier mais bien d’ouvrir les possibles de l’action en approfondissant le levier économique et en envisageant d’autres leviers. En voici un tour d’horizon non exhaustif.
Le pouvoir économique : Comme nous venons de le voir, en tant que consommateur·trice, nous pouvons choisir des produits et des services qui sont produits dans des filières justes et durables tout en étant attentifs aux déchets qu’ils produisent : choisir le circuit-court, le commerce équitable, le deuxième main, l’achat en vrac, le réutilisable etc. Cela dit, le pouvoir économique ne se limite pas à la consommation, il y a également le soutien aux associations qu’elles soient caritatives ou militantes. En termes de pouvoir économique, il y a également tout le pan de la finance et de l’investissement durable dans des filières économiques plus respectueuses de l’environnement et de l’humain. Enfin pour ceux et celles qui ont cette fibre, il est possible de créer une activité économique juste et soutenable.
Le pouvoir politique/ Lorsque l’on parle du pouvoir politique, le vote est souvent la première chose qui est citée, s’en suit généralement un petit flottement, où l’on sent bien les participant·es dubitatif·ives sur l’impact de celui-ci. Encore une fois, il n’est pas question de disqualifier le vote, les élections sont des moments essentiels de la vie démocratique, et le droit de vote universel, obtenu de haute lutte, est un incontournable plus l’implication de toutes et tous dans le vie politique. Cela étant dit, le vote n’est pas l’unique moyen pour les citoyen·nes de s’impliquer dans le vie politique. Les plus évidents sont la participation aux manifestations et la signature de pétition. Et puis, de manière plus engageante, il y a la participation aux organisations collectives. L’engagement actif dans un syndicat, dans une association qui réalise du plaidoyer ou propose des formes d’organisation sociale alternative qui ouvrent d’autres possibles[3], ou encore dans un parti politique. L’engagement politique c’est aussi de faire évoluer les structures auxquelles nous appartenons : entreprises, associations sportives, associations de parents, universités etc. Toutes ces institutions qui n’ont pas à l’origine une vocation de transformation sociale mais que nous pouvons travailler à rendre plus durables, justes et inclusives.
Le pouvoir social : il s’agit ici d’être source d’inspiration pour les personnes qui nous entourent, les enfants peuvent sensibiliser leurs parents, les parents éduquer leurs enfants, on peut influencer son groupe d’ami·es, ses collègues, … à des normes, des valeurs et des modes de vie plus souhaitables. C’est évidemment une dynamique à double tranchant : notre entourage a également une influence sur nous et si nous sommes entouré·es de personnes dont les valeurs et les préoccupations sont éloignées, voire contraires aux transformations souhaitées, il est tentant de “laisser tomber” et de s’aligner à eux. C’est notamment en outillant les personnes à faire face aux avis divergents sans tomber dans la rupture et en proposant des groupes d’appartenances qui défendent les projets de transformation sociale au sein desquels les personnes puissent se nourrir que nous pouvons les soutenir face à un entourage peu sensibilisé.
Le pouvoir technique et créatif, il s’agit ici de nos savoirs-faires et de nos compétences. Ainsi un ingénieur pourra inventer des objets d’usage plus robustes et moins gourmands en ressources, un artiste proposera une œuvre critique ou inspirante pour la société de demain, un enseignant mettra en œuvre une pédagogie transformatrice etc. Nous ne parlons pas cependant de pouvoir professionnel car toutes ces compétences peuvent être exercées en dehors du cadre de l’emploi où parfois les contraintes empêchent l’utilisation de ces compétences en vue d’une transformation sociale.
Cette liste n’est certainement pas exhaustive, elle élargit le spectre d’action. Elle peut servir de base dans une discussion sur les leviers d’action, en demandant par exemple à chaque participant·e d’identifier ses pouvoirs économiques, politiques, sociaux et techniques et pourquoi pas leur demander s’iels identifient d’autres types de pouvoirs.
Notons que ces pouvoirs sont évolutifs. En fonction de l’âge, de la période de la vie, de la situation professionnelle, ces pouvoirs changent. Nous travaillons aujourd’hui beaucoup avec des étudiant·es : certains vivent chez leur parents et/ou ont un pouvoir économique restreint mais à l’avenir, ils pourront faire eux-mêmes leur choix de consommation, auront de l’argent à investir, s’insèreront dans le monde professionnel où ils auront un pouvoir de décision, auront des enfants etc. Donner l’occasion aux participant·es d’identifier leur pouvoir futur, c’est leur donner l’occasion d’identifier les voies à emprunter pour faire des choix éclairés et s’inscrire dans le changement souhaité. Cela peut éviter ainsi de s’engager à l’aveugle et de se retrouver dans un phénomène de dépendance au sentier, où une fois engagé dans une voie il est difficile d’en changer. Notons également que ces pouvoirs sont inégalement répartis, le rôle de l’animateur·trice sera de soutenir le renforcement des pouvoirs d’uns et des autres dans une optique de capacitation [4]. L’idée également en miroir est que personne n’a tous les pouvoirs : un politique de haut vol, un chef d’entreprise aura aussi à son niveau des limitations dans son pouvoir d’action : parce qu’il y a des normes supranationales ou infranationales à respecter, la volonté des citoyen·nes et/ou des consommateur·trices à écouter etc. En tant qu’éléments du système, iels sont également interconnecté·es et donc limité·es aux autres et sujets à l’effet d’entrainement. Cette interdépendance invite à ne pas reporter toute la responsabilité du fonctionnement du système sur d’autres mais au contraire à chercher à évaluer la place que l’on a et les effets que l’on peut produire en fonction de celle-ci.
En conclusion, nous sommes aujourd’hui de nombreux animateur·trices à ressentir que l’on a dépassé le stade des constats. S’il est toujours utile de poser les problématiques et de proposer une analyse fine de celles-ci, nos publics sont déjà généralement bien au courant des dysfonctionnements du système, ils en sont parfois même déjà affectés directement et dans bien des cas les personnes sont anxieuses et déprimées par le contexte général – climat, guerre, pandémie, impasses politiques etc. En caricaturant, on pourrait considérer que le travail de sensibilisation est fait, il faut maintenant s’atteler plus intensément à la mise en action. Les questions qui se posent de manière aigue et que l’on retrouve chez nos publics sont « Peut-on quelque chose ? » « Si oui, quoi ? » et surtout « Comment ? Comment transformer le système ? comment enrailler ce qui déraille et construire autre chose ? ». Soutenir la prise de conscience que le système n’est pas quelque chose d’extérieur à nous qui nous surplombe et nous écrase mais que nous sommes partie prenante de celui, que là où nous sommes dans ce système, nous avons du pouvoir sur lui, petit ou grand en fonction de la position que nous occupons et que de là où nous sommes nous avons des leviers d’action politique, sociale, économique, technique est un premier pas nécessaire pour redonner espoir et s’engager dans la co-création d’un monde plus juste, égalitaire et durable.
Notes de bas de page
[1] Nous faisons référence ici à l’éducation permanente et à l’éducation à la citoyenneté mondiale dans lesquelles nous sommes actifs. La réflexion peut certainement être étendue à d’autres types d’éducation qui ont des objectifs de transformation sociale telle que l’éducation relative à l’environnement, l’éducation au développement durable etc.
[2] Notons que cette identification prioritaire des écogestes comme leviers d’action est assez éclairant sur notre culture sociale : il s’agit en effet d’actes individuels, qui mobilisent notre pouvoir économique et qui se réalisent dans le sphère domestique. Que les personnes y pensent en premier est révélateur une société ultra individualiste où les logiques économiques colonisent tous les aspects de la vie.
[3] Nous pensons ici à toutes les initiatives et modes de vie alternatifs (habitat partagé, coopératives, école à pédagogie alternative etc…) qui ne cherchent pas forcément à agir sur les cadres légaux mais construisent à côté pour faire la démonstration que d’autres modes d’organisation collective sont possibles et devenir sources d’inspiration pour d’autres fonctionnements socio-politiques.
[4] Capacitation: donner les compétences et capacité nécessaire aux individus pour qu’ils puissent se prendre eux-mêmes en charge.