- Prises de position
12 décembre 2017 – ADG est signataire de la lettre ouverte aux gouvernements réunis à Buenos Aires à la conférence ministérielle de l’OMC
Alors que nous faisons face à des défis majeurs en termes de sécurité alimentaire, changement climatique et transition écologique, nos politiques agricoles restent formatées par des règles du siècle passé. C’est le cas en particulier des règles du commerce international agricole, adoptées à Marrakech en 1994 et qui ont conduit à la création de l’OMC en 1995.
Ces règles ont des effets destructeurs pour les paysanneries du Nord comme du Sud : industrialisation des modes de production, accaparement des terres, financiarisation de l’agriculture, dumping économique, social et environnemental. Elles renforcent le pouvoir des sociétés transnationales, imposent des techniques de production qui nuisent aux écosystèmes et elles dégradent les régimes alimentaires. Elles ruinent les exploitations paysannes, pourtant à même de nourrir correctement la population et de préserver durablement la planète.
Le bon sens voudrait que la priorité d’une bonne politique agricole soit de nourrir la population ; pourtant c’est plutôt la « compétitivité sur le marché international » qui sert aujourd’hui de moteur des politiques agricoles. L’Union européenne, par exemple, est ainsi devenue première importatrice et première exportatrice alimentaire mondiale. Faut-il en être fier ? Le haut degré de dépendance de l’agriculture et de l’alimentation vis-à-vis de l’extérieur nous laisse à la merci d’aléas géopolitiques et, par la multiplication de transports inutiles, contribue aussi au réchauffement climatique. Elle contribue aussi à maintenir les agricultures du Sud dans la position de producteurs de matières premières à bas prix.
Lorsque des porte-conteneurs européens remplis de pommes pour la Chine croisent dans l’Océan indien des porte-conteneurs chinois remplis de pommes pour l’Europe, la planète chauffe, et certaines firmes s’enrichissent au détriment des producteurs.
Le récent livre de Jean-Baptiste Malet[1] sur le circuit mondial du concentré de tomates est un bel exemple de l’absurdité sociale et écologique des règles actuelles. Les firmes transnationales produisent là où les coûts de production sont les plus bas, pour vendre là où leurs marges bénéficiaires sont les plus grandes. On a ainsi mondialisé les marchés agricoles, entraînant les agriculteurs dans une spirale mortifère de baisse des coûts-baisse des prix.
A la base de ces règles (négociation de l’Uruguay Round, 1986-1994), les deux grandes puissances exportatrices agricoles de l’époque, USA et UE, ont réussi à blanchir le dumping de leurs excédents – bradés à bas prix vers les pays tiers- en remplaçant les subventions à l’exportation par des subventions aux exploitations agricoles découplées de la production. Ces subventions sont notifiées dans la fameuse boîte verte à l’OMC, qui n’est pas soumise à restriction et n’est pas visée par les discussions en cours à l’OMC
Les règles de l’OMC permettent à l’UE et aux USA de fournir des matières premières agricoles à l’agro-industrie et à la grande distribution à des prix souvent inférieurs au coût de production, en subventionnant les exploitations pour qu’elles continuent quand même à produire et à vendre à perte. Ces règles leur permettent aussi d’exporter vers des pays tiers pauvres incapables de subventionner leur agriculture. C’est une forme d’accaparement des marchés qui est institutionnalisée par les règles de l’OMC.
[1]« L’empire de l’or rouge, enquête mondiale sur la tomate d’industrie » – Fayard – 2017
Pour le producteur de mil du Sénégal, par exemple, les farines européennes qui arrivent dans le port de Dakar sont une concurrence déloyale. Ces farines sont vendues à des prix inférieurs aux coûts de production européens, rendus possibles par les subventions de l’UE. Peu importe si ces subventions sont dans la boîte bleue, jaune ou verte de l’OMC : ces farines, comme avant l’Uruguay Round, sont vendues sur les marchés africains à des prix qui concurrencent déloyalement les producteurs de céréales locales. Le Commissaire européen à l’Agriculture et au développement rural Phil Hogan rétorquera que les subventions de la boîte verte n’ont pas d’effet distorsif sur les échanges : ce serait vrai si les produits issus des exploitations européennes n’étaient pas exportés. Sans ces subventions, un grand nombre d’exploitations de l’UE et des pays « développés » utilisant la boîte verte seraient en faillite. Il y a bien un effet distorsif par accroissement de la capacité de production et d’exportation.
Il est donc urgent de remettre en cause les règles actuelles du commerce international et d’établir des règles justes et solidaires adaptées aux défis de ce siècle. A notre avis, ces règles doivent répondre aux objectifs de souveraineté alimentaire, c’est-à-dire permettre aux Etats/Régions de définir leur politique agricole et alimentaire adaptée à leur contexte et leurs besoins, sans nuire aux économies agricoles des pays tiers, et intégrant d’autres priorités comme l’alimentation des populations locales, la valorisation des producteurs alimentaires, le travail avec la nature, etc…(comme souligné dans les 6 piliers de la déclaration du forum Nyeleni en 2007).
Il faut remettre le commerce international agricole à sa juste place, ni plus ni moins. L’import-export ne doit plus être la priorité des politiques agricoles, mais le complément de politiques axées d’abord sur une production agricole destinée à nourrir la population locale, nationale, régionale.
Mais les discussions au sein de l’OMC et l’ordre du jour de la conférence ministérielle en matière de réduction du « soutien interne » n’avancent pas dans ce sens, l’UE et les USA refusant de mettre les soutiens de la boîte verte en question. Nous appelons les gouvernements réunis à Buenos Aires à prendre la mesure des vrais enjeux et établir les bases de nouvelles règles, qui permettront des échanges internationaux plus coopératifs et d’autres politiques agricoles nationales et régionales.
Nous appelons les organisations paysannes, juristes, économistes, ONG à travailler ensemble à des propositions concrètes de nouvelles règles du commerce international agricole qui permettent aux agriculteurs du nord et du sud de vivre dignement de leur travail, d’avoir accès à leur marché local, de produire une alimentation saine et nutritive, de diminuer le réchauffement climatique et d’enrayer le déclin de la biodiversité grâce à des pratiques agricoles agro-écologiques.
Michel Buisson, auteur de ‘Conquérir la souveraineté alimentaire’ Harmattan, 2013
Gérard Choplin, analyste indépendant sur les politiques agricoles, auteur de ‘Paysans mutins, paysans demain-Pour, une autre politique agricole et alimentaire’ Editions Yves Michel, 2017
Priscilla Claeys, Senior Research Fellow in Food Sovereignty, Human Rights and Resilience, Centre for Agroecology,Water and Resilience (CAWR), Coventry University (UK) and author of “Human Rights and the Food Sovereignty Movement: Reclaiming Control”, Routledge, 2015.