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Synopsis
La généralisation du numérique a fait apparaitre de nouvelles formes d’organisation du travail, notamment l’économie de plateforme. Cette « uberisation » en s’insérant dans un vide juridique accélère et renforce la précarisation des travailleurs. Comment faire entrer le droit du travail dans le XXIieme siècle en maintenant une protection des travailleurs ?
Publié par UniverSud – Liège en décembre 2018
L’économie numérique a fait naître de nouvelles formes de production et d’emploi, dont l’économie de plateformes. À celle-ci est associé le terme crowdworking (de crowd, la foule, et work, le travail), qui consiste à externaliser le travail vers une foule d’individus – la communauté en ligne – plutôt qu’auprès des travailleurs ou des fournisseurs traditionnels[1].Les travaux proposés sur les plateformes sont variés : petits travaux ménagers ou de bricolage, transport de personnes ou de repas, baby-sitting, réalisation de logos, traductions, classement de fichiers, etc. Les prestataires, qui, la plupart du temps, sont considérés par la plateforme comme des indépendants, sont payés à la tâche. La langue française propose, pour désigner le crowdworking, l’expression « cybertâcheronnage » ou « tâcheronnage numérique », qui renvoie à l’image de l’artisan ou de l’ouvrier qui effectue des travaux payés à la tâche, qui n’offre que sa main d’œuvre, qui exécute, avec application, des tâches sans prestige[2].
Ce modèle économique présente divers atouts pour les entreprises et pour les travailleurs, notamment en terme de flexibilité, mais il est aussi la source de nouvelles formes de travail précaire. Les bouleversements apportés par le phénomène d’ « ubérisation »– externalisation, triangulation des rapports de travail, flexibilisation accrue permettant d’offrir aux entreprises « la main d’œuvre juste à temps »[3] en éliminant le coût du temps improductif, etc. – apparaissent peut-être moins comme une mutation que comme une exacerbation, favorisée par le numérique, d’une tendance constatée depuis plusieurs décennies : la précarisation du travail, d’une part, par le jeu des formes d’emploi atypiques caractérisées par l’intermittence et qui s’inscrivent dans un schéma triangulaire (modèle « de l’emploi bref ») et, d’autre part, par l’augmentation de l’activité indépendante aux dépens de l’emploi salarié (modèle de « l’emploi sans employeur »)[4].
Le droit social, l’une des plus grandes réalisations du XXe siècle
Le droit social est, sur le plan juridique, l’une des plus grandes réalisations du XXe siècle. À quelques exceptions près, l’essentiel du droit du travail du XXe siècle a d’abord été élaboré en Europe de l’Ouest en réaction, tant aux excès de la révolution industrielle, qu’à l’abus des droits reconnus par le droit civil du XIXe siècle.
Le droit civil, né de la révolution française, est façonné sur la base des principes de liberté et d’égalité des citoyens. Ceux-ci sont libres, donc ils peuvent conclure des contrats. Ils sont égaux, donc ils négocient sur un pied d’égalité juridique avec leurs partenaires (il n’y a plus de privilège comme dans l’Ancien Régime). L’égalité juridique peut conduire à des situations inacceptables lorsque les parties n’ont pas une capacité de négociation comparable : le travailleur, le consommateur, le locataire, etc., ne sont pas en situation de négocier d’égal à égal avec leur partenaire contractuel, qui est en position de force pour dicter les conditions du contrat. Le droit civil et la révolution industrielle vont se conjuguer pour faire progressivement glisser les travailleurs vers un état de misère matérielle et morale : salaires dérisoires ; journée de travail de treize, quatorze voire seize heures ;occupation de jeunes enfants ; sécurité et hygiène déplorables ; accidents nombreux aux conséquences mal ou pas réparées ; etc.
Le droit du travail est né de la volonté de porter remède à cette situation misérable, en limitant la liberté des parties au contrat de travail de choisir leurs conditions contractuelles. Il s’est ensuite développé, surtout après la première guerre mondiale, au gré du rapport de force entre le patronat et les salariés. Il est à la recherche d’un équilibre entre les réclamations des salariés en termes de justice sociale et les contraintes économiques des employeurs.
Ce droit est né avec la civilisation de l’usine : la société industrielle et sa production de masse, une concentration des travailleurs en un même lieu, l’usine. La protection du droit du travail est offerte aux travailleurs subordonnés, c’est-à-dire qui obéissent à un patron. Ce critère est très important : c’est lui qui déclenche l’application de tout le système protecteur élaboré par la loi (limitation de la durée quotidienne et hebdomadaire de travail, congé de maternité, congés payés, sécurité sociale des salariés), protection qui est refusée au travailleur indépendant. Celui-ci négocie à égalité avec ses partenaires contractuels les conditions auxquelles il accomplit ses prestations et finance lui-même une couverture sociale plus modeste que celle du salarié.Il bénéficie d’une protection moindre pour des raisons tenant à l’histoire de la naissance du droit social. L’indépendant subit parfois de fortes contraintes économiques de la part de ses commanditaires – par exemple le franchisé, ou le petit sous-traitant d’une grosse entreprise, qui n’a qu’elle comme cliente. Or, le critère qui déclenche la protection du droit du travail n’est pas le déséquilibre économique d’une relation mais, comme on l’a dit, l’obligation d’obéir.
Le travailleur de plateforme est-il un salarié, un indépendant ou un travailleur d’un troisième type ?
Dans un certain nombre d’hypothèses, le statut d’indépendant des prestataires de plateforme correspond à la réalité (par exemple, ceux qui offrent des services ponctuels de jardinage ou bricolage ne peuvent guère être considérés comme des salariés de la plateforme). Dans d’autres cas, le point de vue de la plateforme est plus discutable parce que le contrôle exercé par elle sur les prestataires est plus serré de sorte que la détermination de l’existence ou de l’absence d’un lien de subordination juridique pose plus de difficultés. C’est singulièrement le cas des chauffeurs Uber et des coursiers de Deliveroo, dont les actions en vue de la reconnaissance d’un statut de salarié sont régulièrement relayées par la presse. Pourtant, jusqu’ici, à de très rares exceptions près, la justice des différents pays concernés n’a pas reconnu le statut de salariés à ces travailleurs.
La difficulté provient, notamment, du fait que le modèle industriel qui a inspiré le droit du travail est dépassé par la révolution numérique. Grâce aux outils numériques de communication, bon nombre de travailleurs d’aujourd’hui bénéficient d’une autonomie inimaginable il y a une vingtaine d’années. Mais cette autonomie, en retour, risque de les « pousser en dehors du droit du travail »[5], parce qu’elle rend difficile l’identification du lien de subordination, qui est la condition pour bénéficier de la protection du droit du travail. On assiste à un brouillage des frontières traditionnelles entre le travail et les loisirs et entre le salariat et l’indépendance.
Alors qu’à partir de la fin du XIXè siècle, le droit du travail s’est érigé contre les conditions sanitaires déplorables et les journées de travail inhumainement longues, menaçant la santé et la vie des salariés, aujourd’hui c’est la liberté que confèrent la technologie et une souplesse assumée dans l’organisation du travail qui menace la condition des travailleurs : la dépendance économique et la précarité, mais aussi l’isolement, peu propice à l’organisation de la défense des intérêts professionnels.
L’économie numérique fait redouter à tout le moins la substitution au travail salarié d’une forme de travail indépendant intermittent, échappant à la protection procurée par le droit du travail ; par un effet de domino, c’est la fragilisation de la sécurité sociale qui préoccupe. Si le travailleur du XXIème siècle est constamment confronté à la nécessité, pour assurer sa subsistance, de conclure une multitude de contrats en vue de la réalisation de diverses micro-tâches faiblement rémunérées, l’objectif de sécurisation de l’emploi, poursuivi par le droit du travail, et celui de redistribution des richesses par le truchement de la sécurité sociale s’évanouiront rapidement.
Pistes de solution pour un nouveau modèle de droit du travail ?
L’émergence de la culture de la liberté, amplifiée par le numérique, la dilution de la subordination des travailleurs dotés d’une autonomie toujours plus grande ainsi que la situation de faiblesse économique de nombreux travailleurs qui se trouvent dans une zone grise entre l’indépendance et le salariat, zone qui s’est développée bien avant l’économie numérique, font converger de nombreuses réflexions, de part et d’autre de l’Atlantique, sur l’avenir du droit du travail.
Faut-il modifier le critère d’application du droit du travail, troquer la subordination contre la dépendance économique ? Cette idée, très ancienne, est régulièrement débattue mais ne prospère pas, en raison de sa difficile mise en application.
Faut-il plutôt sortir de la dichotomie salariat/indépendance par la création d’une catégorie intermédiaire de travailleurs, ni indépendants ni subordonnés, qui absorberait toutes les personnes accomplissant leur travail avec un fort degré d’autonomie (les crowdworkers mais aussi les franchisés, les sous-traitants, les concessionnaires de vente, les agents commerciaux, etc.) ? Aussi séduisante que puisse paraître la mise en place d’un troisième statut, cette solution présente plus d’inconvénients que d’avantages, si l’on suit l’expérience des pays qui l’ont mise en place (Espagne, Italie, Royaume-Uni, Allemagne, Canada, notamment). En effet, le risque de classer les travailleurs sous un statut inapproprié, de contourner les règles en principe applicables au profit de règles moins coûteuses socialement n’est pas épargné. En outre, en instaurant un statut juridique intermédiaire tout en étant moins protecteur, on risque de susciter un déplacement du salariat vers ce nouveau statut, effet opposé à celui recherché par le législateur.Enfin, il est parfois relevé que la création d’un statut qui serait propre aux travailleurs des plateformes numériques « sonne comme un aveu d’échec : l’échec des politiques de l’emploi à améliorer la formation de jeunes et faire reculer le niveau du chômage des travailleurs les moins qualifiés »[6].
Le législateur belge doit donc réfléchir à une autre manière d’apporter une protection sociale aux travailleurs du numérique. Le défi est important, la réalisation s’avère complexe du point de vue juridique[7]. Faire entrer le droit du travail dans le XXIè siècle, c’est réfléchir à un cadre juridique ajusté à la société contemporaine pour en accompagner l’évolution. C’est aussi tirer les leçons de l’histoire et éviter de reproduire les conséquences désastreuses que, au XIXè siècle, une totale dérégulation a engendrées. La solution à ces questions dépend non du juriste mais du politique ; il lui faut combiner le souci de ne pas tuer le dynamisme des entreprises innovantes et la préoccupation de ne pas laisser une partie des travailleurs sans protection, sans un minimum de garanties de conditions de travail décentes – que ce soit en termes de santé et sécurité au travail, de stabilité d’emploi, de rémunération décente, etc. Assurément, il y a, pour répondre aux défis lancés par la transition numérique aux conditions de travail et à l’organisation du travail, de la place pour un projet politique ambitieux.
Fabienne Kéfer,
Professeur de droit du travail à l’Université de Liège
[1] C. Degryse, Les impacts sociaux de la digitalisation de l’économie, E.T.U.I., 2016, p. 38 (disponible surhttp://www.etui.org/fr/Publications2/Working-Papers/Les-impacts-sociaux-de-la-digitalisation-de-l-economie).
[2]http://www.cnrtl.fr/definition/t%C3%A2cheron.
[3]V. De Stefano, « The Rise of the “Just-in-Time Workforce”: On-Demand Work, Crowdwork, and Labor Protection in the “Gig-Economy” », Comparative Labor Law & Policy Journal, 2016, vol. 37, n° 3.
[4] Y. Kravaritou, « Les nouvelles formes d’embauche et la précarité de l’emploi », R.I.D.C, vol. 42, n° 1, 1990, pp. 129 et s.
[5] P. Lokiec, Il faut sauver le droit du travail !, Paris, Odile Jacobs, 2015, p. 30.
[6] L. Gratton, « Ubérisation de l’économie et droit social », Les conséquences juridiques de l’ubérisation de l’économie, Paris, IRJS Editions, 2017, p. 113.
[7] Pour des pistes de solutions, cons. F. Kéfer, Q. Cordier et A. Farcy, « Quel statut juridique pour les travailleurs des plateformes numériques ? », in F. Hendrickx et V. Flohimont (éd.), La quatrième révolution industrielle et le droit social, Bruges, la Charte, à paraitre, 2019.