- Analyses et études d'éducation permanente
Une analyse de HASNA TAOUS KHAMMOUME, titulaire d’un Master en sociologie, à finalité spécialisée en migration and ethnic studies, Université de Liège.
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Être sans-papiers[1] s’apparente souvent à une condamnation silencieuse. Privées de reconnaissance légale et administrative, les « sans-papiers » vivent sous la menace constante d’expulsion, dans un système qui les isole socialement, limite leur accès aux services essentiels, et leur impose différentes formes de vulnérabilités.
En Belgique, comme ailleurs, les femmes migrantes sans-papiers en particulier se retrouvent à l’intersection de multiples formes d’injustice. À cela s’ajoutent les stigmates[2] d’une société qui les perçoit soit comme une menace ou comme des victimes. Mais loin de se plier à cette fatalité, ces femmes expriment une résilience remarquable. Elles s’organisent, apprennent, travaillent et contribuent activement à la société. Cette résilience, bien que peu mise en lumière, constitue pour beaucoup d’entre elles un acte de défiance face un système qui les invisibilise de plus en plus. Dans ce sens, il est donc essentiel de comprendre non seulement les défis auxquels elles font face, mais aussi les mécanismes qu’elles mettent en œuvre pour y répondre. Dans cet article, nous nous inscrivons dans une démarche de compréhension et d’intégration de cette dimension de résistance et de résilience des femmes migrantes sans-papier, en espérant porter le lecteur vers une réflexion plus large et nuancée sur leur parcours.
Intersectionnalité : un prisme pour analyser les oppressions multiples
Avant de pouvoir comprendre les différentes vulnérabilités et obstacles auxquels les femmes migrantes sans-papiers peuvent être confrontées, il est essentiel de présenter et de contextualiser le concept d’intersectionnalité. Ce cadre théorique, développé par Kimberlé Crenshaw[3] (1989, 1991), fournit une grille d’analyse qui nous permet de saisir la manière dont diverses formes d’inégalités qu’elles soient fondées sur le genre, la race, la classe sociale, ou encore le statut migratoire interagissent pour produire des situations spécifiques de marginalisation et d’oppression. Ce concept a été fondé sur la critique de Kimberlé Crenshaw (1991) des approches antiracistes et féministes qui, selon elle, ont failli à aborder les différentes formes de discriminations auxquelles les femmes noires sont confrontées. Elle illustre les limitations de ces deux approches et souligne que la ségrégation des identités dans l’analyse des oppressions invisibilise les groupes qui subissent simultanément plusieurs formes de discrimination. Appliqué aux femmes migrantes sans-papiers, ce concept met en lumière une « matrice de domination » (Andersen & Collins, 2001), où les systèmes de pouvoir comme les politiques migratoires interagissent pour maintenir ces femmes dans une position de vulnérabilité et de domination.
De ce fait, nous prendrons l’exemple belge pour illustrer la manière dont les politiques migratoires et les cadres institutionnels façonnent ces vulnérabilités. En Belgique, les femmes sans-papiers subissent une vulnérabilité accrue en raison de la complexité des procédures de régularisation. De plus, elles sont souvent perçues avec suspicion lors des démarches administratives, comme le mariage ou la reconnaissance de leur enfant par un partenaire belge ou étranger en séjour régulier.
Sur le marché du travail, elles sont confinées dans des secteurs précaires, comme le nettoyage et le travail domestique où les abus et l’exploitation sont fréquents. Cette situation est aggravée par l’absence de protection sociale et la peur d’être dénoncées (Toure & Hublau, 2023 ; FRA, 2011). En matière de santé, bien que le système d’aide médicale d’urgence (AMU)[4] offre un accès théorique aux soins, il impose une complexité administrative comme la nécessité de renouveler régulièrement la carte médicale (Lafaut & Coene, 2023). L’absence de définition légale claire de « l’urgence médicale » peut également entraîner des disparités dans l’accès aux soins, certains soins peuvent être considérés comme non urgents et par conséquent non pris en charge (Lafaut & Coene, 2023).
Enfin, en raison de la criminalisation du séjour irrégulier, les interactions avec les forces de l’ordre représentent un risque élevé pour ces femmes. En effet, l’obligation légale pour la police de signaler les personnes sans-papiers aux autorités migratoires dissuade par exemple de nombreuses femmes sans-papiers victime de violence ou d’abus de porter plainte, par peur d’être arrêtées ou expulsées. Dans ce contexte, Le rapport The Law Was Against Me (la loi était contre moi) de Human Rights Watch (2012), a mis en lumière des cas où la police, informée de situations de violence domestique, s’est focalisée sur la vérification du statut migratoire des victimes, plutôt que sur leur protection. De plus, l’absence d’accès garanti à des structures de soutien, telles que les refuges pour victimes de violences, aggravent l’isolement des femmes sans-papiers. Certains refuges sont souvent réticents à les accueillir en raison d’un manque de financement ou d’une crainte de sanctions administratives (HRW,2012). Cela compromet gravement la sécurité de ces femmes les contraignant à choisir entre retourner dans un foyer marqué par la violence ou se retrouver sans-abri.
Cependant, malgré les différentes vulnérabilités auxquelles ces femmes sont confrontées, il convient de souligner qu’elles parviennent à trouver des moyens de les affronter, et c’est ce que nous essayerons d’explorer dans la prochaine section de notre article.
Changer de paradigme : de la vulnérabilité au développement de la résilience
Tout d’abord, nous proposerons une définition non exhaustive de la résilience et de l’évolution du concept. La résilience, comme l’ont souligné de nombreux chercheurs, est un concept complexe et fluide, dont la définition varie selon les contextes (Southwick et al., 2014). Initialement la résilience était largement associée à des caractéristiques personnelles qui permettent aux individus d’avoir la capacité à rebondir après être confronté à une adversité (Seccombe, 2002). Cette approche monodimensionnelle, se concentrait principalement sur les ressources internes permettant de résister aux chocs extérieurs.
Cependant, cette vision a été critiquée pour son incapacité à intégrer les influences environnementales externes sur le processus de résilience. Selon cette approche, la résilience n’est pas seulement un trait inné ou un état statique, mais plutôt un processus dynamique, façonné par des interactions entre les individus et leur environnement. Ce passage d’une perspective individuelle à une perspective d’interaction a donné lieu à l’émergence du concept de « résilience sociale » (Qamar, 2023). Cette approche prend en compte des facteurs tels que les ressources disponibles, les structures sociales, et les impacts des politiques ou des lois. En ce qui concerne le développement de la résilience chez les femmes migrantes sans-papier, de nombreuses études ont démontré cette approche multidimensionnelle. Dans le contexte belge, Khammoume (2024)[5] met en évidence les stratégies de résilience multidimensionnelles adoptées par les femmes migrantes sans-papiers. Sur le plan individuel, la foi et la spiritualité apparaissent comme l’une des ressources internes essentielles à leur résilience car elles leur procurent un sentiment de réconfort et de force face aux épreuves quotidiennes. En outre, l’expression d’agency constitue aussi une dimension importante dans leur résilience. En effet, la notion d’agency fait référence à la capacité d’une personne à agir de manière autonome et à prendre des décisions qui influencent sa propre trajectoire de vie. Elle désigne la faculté à faire des choix et à entreprendre des actions en fonction de ses propres objectifs et valeurs, plutôt que d’être uniquement influencée par des facteurs externes. Ce concept souligne l’importance de l’autonomie dans la construction de son avenir (Rydzik & Anitha, 2020). « Agency » est également envisagée comme un processus évolutif, par lequel les individus mobilisent les ressources qui leur sont disponibles pour les transformer en capacités d’action (Bazzani, 2023).
Pour les femmes sans-papiers, l’agency se manifeste à travers la création de projets créatifs comme la cuisine, la fabrication de bijoux ou l’organisation d’exposition artistique. D’autres participent dans des actions plus engagées comme l’élaboration de travaux académiques visant à améliorer la protection des femmes migrantes sans papiers victimes de violence. Sur le plan social, les organisations de la société civile s’avèrent être l’une des ressources majeures dans le processus de résilience des femmes sans-papiers. Ces institutions offrent non seulement une assistance juridique, matérielle et sociale (ex. accès à la formation et apprentissage des langues) mais aussi un soutien moral. Elles réduisent leur isolement, en leur offrant des espaces d’expression, et en renforçant leur sentiment d’appartenance et de bien-être. D’autres formes de résilience se manifestent aussi à travers la mobilisation collective et le militantisme. A titre d’exemple, des femmes sans-papiers ont occupé un ancien hôtel à Bruxelles avec leurs enfants pour attirer l’attention sur leurs conditions de vie précaires[6]. Ces occupations visaient à sensibiliser le public. À Liège, durant la pandémie de COVID-19, un collectif de femmes sans-papiers a lancé le projet “Les Masques Solidaires”, produisant plus de 7000 masques[7]. Ce projet répondait non seulement à une urgence sanitaire, mais servait également à donner une visibilité à leur cause et à souligner leur utilité et contribution positive malgré leur exclusion sociale.
Conclusion
L’approche souvent adoptée quand on parle des femmes migrantes sans-papiers est de se focaliser sur leur vulnérabilité, les considérant comme des victimes impuissantes. Bien que cet aspect ne peut et ne doit pas être ignoré, se concentrer uniquement sur leurs souffrances occulte leur capacité à résister et à se réinventer. Il est donc essentiel de changer de perspective et de donner une visibilité plus importante à la manifestation de la résilience de ces femmes sous toutes ces formes. En mettant en lumière la contribution active des femmes sans-papiers à la société, nous participerions à revaloriser leur existence et présence tout en déconstruisant certains stéréotypes associés. De plus, un facteur fondamental de cette dynamique de résilience est l’importance de la solidarité et de l’engagement citoyen au sein du tissu associatif. Dans ce sens, nous estimons que les citoyen·nes peuvent s’impliquer de multiples façons pour soutenir les associations. S’engager comme bénévole en aidant dans des démarches administratives, accompagner des femmes sans-papiers lors de rendez-vous, ou encore participer à des ateliers de formation pour les aider à acquérir de nouvelles compétences (ex. apprentissage des langues). Soutenir financièrement les associations en organisant ou en contribuant à des collectes de fonds pour financer des services d’aide juridique, psychologique ou médicale pour ces femmes. Participer à la sensibilisation et au plaidoyer en relayant les campagnes pour défendre les droits des migrants sans-papiers, et donner plus de visibilité à leur cause sur les réseaux sociaux. Enfin, l’hébergement solidaire (offrir un logement temporaire) peut être aussi considéré comme option pour aider les femmes sans-papier qui ont un risque élevé de se retrouver dans la rue.
Notons que notre positionnement ne s’inscrit toutefois pas dans l’optique d’idéaliser les récits de résilience. Même si ces femmes parviennent à trouver des mécanismes de survie et d’adaptation face à l’adversité, leur force est souvent le résultat d’un combat long et dur face à des systèmes d’oppression et de marginalisation qui les maintiennent dans une précarité prolongée. Par conséquent, parler de la résilience des femmes migrante sans-papiers doit s’accompagner d’une réflexion critique sur les structures qui les contraignent, afin de ne pas transformer cette capacité en une simple justification de l’inaction institutionnelle et politique.
Bibliographie
- Andersen, Margaret L. and Patricia Hill Collins. 2010. Race, Class and Gender: An Anthology. 7th ed. Belmont, CA: Wadsworth CENGAGE Learning.
- Bazzani, G. (2023). Agency as conversion process. Theory and Society, 52(3), 487-507. https://doi.org/10.1007/s11186-022-09487-z
- Cabieses, Baltica & Belo, Karoline & Carreño C, Alejandra & Rada, Isabel & Rojas, Karol & Araos, Candelaria & Knipper, Michael. (2024). The impact of stigma and discrimination-based narratives in the health of migrants in Latin America and the Caribbean: a scoping review. The Lancet Regional Health – Americas. 10.1016/j.lana.2023.100660.
- Crenshaw, K. (1991): Mapping the margins: Intersectionality, identity politics, and violence against women of color. Stanford Law Review, 43, 1241-1299.
- FRA (2011). Migrants in an Irregular Situation Employed in Domestic Work: Fundamental Rights Challenges for the European Union and Its Member States. Vienna: FRA.
- Human Rights Watch. (2012). “The law was against me Migrant”: Women’s Access to Protection for Family Violence in Belgium. In. https://www.hrw.org/report/2012/11/08/law-was-against-me/migrant-womens-access-protection-family-violence-belgium
- Khammoume, H. T. (2024). Master thesis: « Navigating Adversity and Uncertainty: A Qualitative Study on The Resilience Process Among Undocumented Migrant Women in Belgium ». (Unpublished master’s thesis). Université de Liège, Liège, Belgique. Retrieved from https://matheo.uliege.be/handle/2268.2/21131
- Lafaut, D., & Coene, G. (2023). Autonomy Without Borders? Understanding the Impact of Undocumented Residence Status on Healthcare Relationships in Belgium. International Journal of Feminist Approaches to Bioethics, 16(2), 1–25. https://doi.org/10.3138/ijfab-2023-03-20
- Qamar, A. H. (2023). Conceptualizing social resilience in the context of migrants’ lived experiences. Geoforum, 139, Article 103680. https://doi.org/10.1016/j.geoforum.2023.103680
- Rydzik, A., & Anitha, S. (2020). Conceptualising the Agency of Migrant Women Workers: Resilience, Reworking and Resistance. Work, Employment and Society, 34(5), 883-899. https://doi.org/10.1177/0950017019881939
- Seccombe, K. (2002), ‘Beating the odds versus changing the odds’, Journal of Marriage and the Family, 62: 4, 384–94.
- Southwick, S. M., Bonanno, G. A., Masten, A. S., Panter-Brick, C., & Yehuda, R. (2014). Resilience definitions, theory, and challenges: interdisciplinary perspectives. European journal of psychotraumatology, 5, 10.3402/ejpt. v5.25338. https://doi.org/10.3402/ejpt.v5.25338
- Toure, B., Hublau, C. (2023). Les femmes sans papiers : à l’intersection de plusieurs formes de violences et systèmes de domination. CIRÉ asbl. https://www.cire.be/publication/les-femmes-sans-papier-a-lintersection-de-plusieurs-formes-de-violences-et-systemes-de-domination/
Notes de bas de page
[1] Pour en savoir plus sur cette terminologie, découvrez le texte de KHAMMOUME Hasna ici.
[2] Un stigmate désigne une condition, une caractéristique, un trait ou un comportement qui place la personne concernée dans une catégorie sociale inférieure, car elle est perçue comme inacceptable ou inférieure. Les raisons de ce mépris ou de cette discrimination incluent des facteurs d’identité liés à la race, à la religion, au genre, au pays d’origine ou au statut migratoire (Cabieses et al, 2024)
[3] Kimberlé W. Crenshaw est une figure incontournable dans le domaine des droits civiques, de la théorie critique de la race et de la théorie juridique féministe noire. Professeure de droit à la Columbia Law School et à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA), elle est fondatrice du concept d’intersectionnalité, qui analyse les discriminations croisées. Juriste engagée, Crenshaw co-fonde la Critical Race Theory : Key Documents That Shaped the Movement (« Théorie critique de la race : Documents clés ayant façonné le mouvement ») et a participé à des initiatives marquantes, comme l’intégration de la clause d’égalité dans la Constitution sud-africaine. Elle a également joué un rôle clé lors de la conférence mondiale contre le racisme de 2001, en rédigeant des rapports sur les discriminations de genre et de race. Très sollicitée, elle anime des ateliers internationaux, et dirige le podcast Intersectionality Matters ! (L’intersectionnalité, ça compte !) Son travail continue de transformer les politiques publiques et de renforcer les luttes contre les inégalités structurelles.( https://www.law.columbia.edu/faculty/kimberle-w-crenshaw. Consulté le 27/11/2024)
[4] L’Aide Médicale Urgente (AMU) est une prestation sociale fournie par le CPAS, visant à garantir l’accès aux soins médicaux pour les personnes qui ne disposent pas d’un séjour légal, mais elle s’applique aussi aux étudiants et demandeurs d’emploi qui n’ont pas de ressources pour prendre en charge leurs soins médicaux. Son objectif est de permettre à ces individus d’obtenir des soins de santé essentiels, indépendamment de leur statut administratif. Le droit à l’Aide Médicale Urgente (AMU) a été inscrit dans la législation relative au CPAS par l’article 57§2 de la loi du 8 juillet 1976. Ce droit a été précisé et détaillé par un Arrêté Royal du 12 décembre 1996, qui en fixe les modalités pratiques.
[5] Cet article est une production originale réalisée en collaboration avec Eclosio qui puise son inspiration du mémoire de l’auteure : https://matheo.uliege.be/handle/2268.2/21131
[6] https://www.rtl.be/actu/belgique/societe/des-femmes-et-enfants-sans-papiers-occupent-un-ancien-hotel-woluwe-saint-lambert/2024-01-20/article/628851, consulté le 18/11/2024
[7] https://www.axellemag.be/confection-masques-femmes-sans-papiers-solidaires/ consulté le 18/11/2024