Pour l’existence de solidarités féministes par-delà les divisions culturelles et confessionnelles – Analyse d’éducation permanente

Pour l’existence de solidarités féministes par-delà les divisions culturelles et confessionnelles – Analyse d’éducation permanente
  • Analyses et études d'éducation permanente

Une analyse de Léa Lomba, diplômée d’un double master en Anthropologie et en Sciences Sociales, obtenu respectivement à l’Université de Liège et à l’Université Paris Cité.

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Le 16 septembre 2022, à Téhéran, l’arrestation suivie du meurtre de la jeune Mahsa Amini par la police des moeurs, sous prétexte d’un « port du voile non conforme à la loi », a déclenché une vague d’indignation et une insurrection sans précédent. Porté par le cri de ralliement « Femmes, vie, liberté » dans l’espace national, ce soulèvement spontané a rapidement gagné la scène internationale, où il a suscité de nombreuses marques de soutien invoquant la nécessité de « libérer » ces femmes.

En Europe, plus précisément, cet événement tragique a d’emblée relancé le débat sur la condition des femmes musulmanes, débat qui, depuis les années 90, s’est progressivement  cristallisé autour du rejet du port du voile dans l’espace public au nom de leur « adaptation à la modernité » (Benhadjoudja, 2018). « On ne peut en même temps être pour le voile à Paris et défendre celles qui brûlent leur voile à Téhéran. » a ainsi affirmé Claude Malhuret, homme politique français de droite libérale, dans une intervention au Sénat peu de temps après la disparition de Mahsa Amini. « On ne peut être à la fois communautariste et universaliste. Il faut choisir. »[1], a-t-il ajouté. Ces propos traduisent l’idée, largement dominante dans les sociétés occidentales, que la laïcité serait fondamentalement incompatible avec l’Islam, et plus spécifiquement, que le port du foulard représenterait une négation des valeurs libérales liées au « libre choix ». Mais de quelle liberté parle-t-on exactement ?

La notion de « libre choix », comme le souligne l’anthropologue Abu-Lughod (2018), bien que souvent érigée en critère moral universel, porte en elle une forte charge idéologique, coloniale et sexiste.  Cette notion, mobilisée dans les discours occidentaux et séculiers[2],  contribue à perpétuer une vision binaire du monde : un Occident émancipateur face à un Orient oppresseur, la résistance au voile contre la soumission à celui-ci, en somme, le Bien contre le Mal. Appliquée à la question de la condition des femmes, cette catégorisation tend à opposer la figure de la femme occidentale libérée, autonome et émancipée, à celle de la femme musulmane contrainte, soumise et dépourvue de capacité d’agir.

Il est dès lors légitime – et même nécessaire – de s’interroger : qui détient le pouvoir d’imposer une telle simplification, et surtout comment ? Le libre choix des femmes musulmanes est-il toujours limité par la religion ? Inversement, celui des femmes occidentales n’est-il jamais fantasmé ? Enfin, comme le rappelait déjà Abu-Lughod en 2002, les femmes musulmanes ont-elles vraiment besoin d’être « sauvées » ?

 

Féminisme musulman versus féminisme libéral
Les féminismes musulman et libéral représentent deux courants de pensée et mouvements sociaux majeurs souvent mis en opposition dans la pensée féministe contemporaine. Bien qu’ils ne soient pas les seuls à structurer le débats, leur antagonisme met en évidence des conceptions divergentes de l’égalité, de la liberté et d’autonomie, et permet ainsi une meilleure compréhension du caractère pluriel des féminismes à l’échelle mondiale.
Le féminisme musulman, dit aussi « féminisme islamique », revendique l’égalité entre les hommes et les femmes à partir d’une critique des sources religieuses de l’Islam (Coran, Sunna, fiqh), et sur la valorisation des principes fondamentaux de justice, d’égalité et de dignité inhérents à la foi musulmane. Ce courant cherche à déconstruire les interprétations patriarcales traditionnelles et réinterpréter les textes sacrés à l’aune des droits humains universels et d’une lecture contextualisée des réalités sociales contemporaines. Bien que souvent associé aux femmes racisées en Europe, ce féminisme est un mouvement global qui s’enracine dans des contextes variés : des sociétés majoritairement musulmanes en Afrique, au Moyen-Orient en Asie, mais aussi dans les diasporas à travers le monde. Pluriel dans ses approches, il entend articuler la lutte contre les oppressions multiples auxquelles les femmes musulmanes sont confrontées, telles que le sexisme, le racisme, l’islamophobie et le néocolonialisme.
En contraste, le féminisme libéral, appelé aussi « féminisme séculier » ou « laïque », revendique l’égalité entre les hommes et les femmes en se fondant sur des principes issus de la philosophie des Lumières, tels que la liberté individuelle, la rationalité et la justice. Ce courant se caractérise par sa conception de la liberté centrée sur l’autonomie personnelle, souvent perçue comme universelle et valable pour toutes les cultures. Toutefois, ce féminisme a été critiqué pour son approche « civilisatrice » et « impérialiste», en raison de sa tendance à marginaliser les femmes racisées et/ou religieuses ne se conformant pas aux idéaux de liberté et de résistance associés à la modernité occidentale, ainsi que pour sa volonté d’imposer un modèle de société basé sur des valeurs liées à la laïcité et à la rationalité, pouvant exclure des pratiques religieuses et culturelles comme le voile.

 

À partir d’une revue non exhaustive de la littérature académique et militante féministe sur le sujet, cet article s’intéresse à la notion de subjectivation politique[3] des femmes maghrébines et musulmanes, c’est-à-dire au processus par lequel ces femmes, en particulier celles issues de minorités culturelles et confessionnelles, se réapproprient leur capacité d’agir et de construire leur subjectivité dans des contextes sociaux marqués par des inégalités et des injonctions contradictoires. Il s’agit de montrer comment ces femmes, loin de se réduire aux stéréotypes qui les enferment dans des postures figées de soumission ou de révolte, élaborent activement des pratiques éthiques et politiques qui transcendent les dichotomies entre la tradition et la modernité.

Cet article plaide finalement pour la création urgente d’une solidarité féministe éthique et politique, fondée sur la reconnaissance de la pluralité des vécus des femmes et ancrée dans une lutte commune contre les oppressions systémiques qui traversent les frontières culturelles, confessionnelles et géographiques.

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Illustration Unspash+ – Claire Vo

 

1. Les femmes musulmanes dans le prisme des images

La question des femmes musulmanes dans la pensée libérale et séculière

Pour saisir comment les femmes musulmanes sont souvent l’objet de projections et de spéculations dans les discours occidentaux, il est nécessaire de replacer cette perception dominante dans un cadre historique et politique plus vaste. Selon Abu-Lughod (2002), ces représentations, empreintes de colonialisme et de sexisme, prennent racine dans une prétendue « supériorité civilisationnelle » associée à la vision « orientaliste » du monde, décrite par Edward Saïd dans son ouvrage majeur de 1978. L’orientalisme, ou « l’Orient créé par l’Occident », repose sur une construction symbolique et culturelle – un ensemble d’idées et de représentations – forgée par l’Occident pour définir l’« Orient » comme un monde radicalement différent et inférieur. Sur le plan symbolique, cela signifie réduire l’Orient à des stéréotypes, comme l’irrationalité, l’arriération ou la soumission des femmes, dans le but de justifier la domination coloniale. Sur le plan culturel, cette construction reflète une vision de l’Occident comme le modèle universel de progrès et de rationalité, par opposition à un Orient considéré comme statique et archaïque. Cette idéologie n’est pas neutre : elle a été utilisée pour légitimer l’exploitation coloniale et des interventions prétendument destinées à « civiliser » ou « libérer » les populations dominées, et notamment les femmes.

Bien que mis en évidence il y a presque un demi-siècle, ce « style occidental de domination, de restructuration et d’autorité » (Saïd, 1978, p. 32), est loin d’avoir disparu. Au contraire, il se fait plus que jamais ressentir depuis que la tragédie du 11 septembre qui a amplifié la rhétorique d’une « guerre légitime contre le terrorisme » et fait de l’Islam et des musulman·es les ennemis de la modernité occidentale et des valeurs libérales et séculières qui lui sont associées (Geisser, 2003). Cette « tendance islamophobe » (ibid.) a, depuis lors, alimenté une hégémonie culturelle occidentale qui sous-entend implicitement l’impossibilité de concilier la religion islamique avec les valeurs démocratiques (Amiraux, 2003), et fait plus particulièrement de la pratique du voile une démarche de radicalisation (Fadil, 2016) qui menace directement les acquis du féminisme libéral et occidental.

La femme musulmane réduite à son voile

Dans la pensée dominante occidentale, le foulard est donc considéré comme l’instrument d’une oppression et d’un assujettissement imposés par un discours religieux patriarcal. À l’inverse, son retrait y est interprété comme le signe de l’adaptation progressive des femmes musulmanes aux normes laïques et séculières (Fadil, 2016). En revanche, les partisan·es du droit de le porter, bien que relativement marginalisé·es dans l’espace public, reprennent ce même argument de la liberté. Ces derniers·ères lisent en effet dans le port du voile un choix personnel et identitaire, qui permet aux femmes musulmanes de se réapproprier positivement une identité souvent stigmatisée, tout en dénonçant les multiples formes de contrôle exercées sur le corps féminin, qu’il s’agisse de pressions sociales, patriarcales ou économiques, au-delà des frontières religieuses. Ces contrôles prennent des formes diverses : des normes esthétiques imposées par les médias, qui dictent comment les femmes doivent se vêtir ; des lois restrictives, qui interdisent ou réglementent l’habillement ; ou encore des injonctions patriarcales, ; qui limitent leur liberté en définissant leur comportement et leur apparence selon des attentes genrées.

La comparaison « classique » entre la mini-jupe et le voile illustre bien cette double injonction : alors que certains espaces sociaux valorisent la mini-jupe comme un symbole de libération féminine et rejettent le voile comme une pratique conservatrice, d’autres contextes culturels perçoivent la mini-jupe peut être perçue comme un signe d’indignité, tandis que le voile incarne un moyen de protéger l’intégrité. Partout, ces deux vêtements reflètent les pressions contradictoires exercées sur les femmes, dont les corps sont continuellement jugés et contrôlés selon les normes sociales extérieures.

Au départ de ce positionnement favorable au port du voile, certain·es chercheur·es des sciences sociales, souvent dans une visée politique, ont tenté de classifier les motivations susceptibles de pousser une femme à se voiler : par conviction religieuse, pour rechercher une forme de protection, sous l’effet de contraintes, comme outil d’émancipation face à un modèle patriarcal, en réaction aux préjugés, ou encore en tant qu’accessoire de mode (cf. Yardim, 2015). Bien que l’idée d’un rapport à l’islam en accord avec un choix personnel puisse y être décelé, Benhadjoudja (2018) insiste sur le fait que chaque femme musulmane porte une histoire singulière, ce qui rend ces catégorisations rigides inadaptées. Mahmood (2005), va encore plus loin, en affirmant que ce ne sont pas tant les motivations elles-mêmes qui importent, que les formes de langage et d’action que les femmes expriment. Ainsi, le port du voile ne se limite pas à être un simple reflet de l’identité religieuse, mais devient un acte constitutif de cette identité, dans lequel les dimensions personnelle et politique se mêlent pour redéfinir les rapports de pouvoir et les normes sociales qui encadrent l’individu (Mahmood, 2005).

Par conséquent, quel que soit le camp idéologique à propos du (dé)voilement, les femmes musulmanes se retrouvent enfermées dans des représentations figées qui entravent leur reconnaissance comme sujets politiques à part entière. Elles sont en réalité prises « dans le piège des images »[4] : fréquemment évoquées mais rarement écoutées, les femmes racisées[5], deviennent des incarnations de la femme du tiers-monde, une figure subalterne aussi bien manipulée, en tant que victime d’une oppression systémique ou d’un patriarcat religieux, que manipulatrice, accusée de se livrer à un “repli identitaire” perçu comme une menace pour les valeurs démocratiques et laïques (Yardim, 2015). L’imaginaire occidental la dépeint ainsi bien comme la victime du système culturel agressif, religieux et à dominance masculine que serait l’Islam (Sehlikoglu, 2017), que comme le symbole visible de cette islamité perçue comme une menace à la laïcité, à la démocratie et aux droits des femmes (Mekki-Berrada, 2018).

 

2. L’islam comme expérience vécue

Reconnaître le féminisme musulman

Sans jamais perdre de vue qu’il y a autant de façons d’être une femme musulmane qu’il n’existe d’individualités pour s’en revendiquer, il est toutefois pertinent d’aborder la pluralité de ces relations à l’Islam comme un ensemble de « techniques du soi », conceptualisé par le philosophe Michel Foucault (2001) et repris par Saba Mahmood (2005) dans son étude des femmes musulmanes. Ces « techniques de soi », selon Mahmood (2005), désignent des pratiques éthiques et politiques qui permettent à l’individu, tout en restant ancré dans sa foi musulmane, de se façonner, d’agir sur soi-même et sur la société. Loin de constituer un simple conformisme religieux, ces pratiques incarnent une forme d’agentivité –  entendue en sciences sociales comme la capacité de l’individu à entreprendre des actions impactant aussi bien ses relations à lui-même, aux autres, qu’à son environnement – , qui participe activement à la construction d’une subjectivité féministe musulmane.

En plus de reconnaître l’existence d’un féminisme musulman, il est impératif de concevoir que celui-ci se construit au-delà d’un simple choix entre l’adoption ou le rejet d’un islam en « bloc » alors qu’il existe une  diversité des préceptes qui composent l’Islam. Cette conscience féministe se matérialise ainsi, entre autres, dans la liberté que ces femmes se réapproprient lorsqu’elles choisissent certains principes religieux plutôt que d’autres, avec l’objectif de se constituer ce que Foucault (2001) désigne la « culture de soi », autrement dit un espace en adéquation avec la construction de leur identité Par ailleurs, le champ d’action des féministes musulmanes réside aussi dans le sens qu’elles donnent à ces normes religieuses et à la manière dont elles se les réapproprient pour elles-mêmes. Le cas du foulard est un exemple significatif à plus d’un titre : en faisant personnellement le choix de se voiler ou de se dévoiler, les femmes musulmanes exercent un pouvoir sur elles-mêmes, qui se fait critique de toutes les dominations (Benhadjoudja, 2018), qu’elles proviennent d’injonctions faites au nom de la religion ou de pressions laïques. L’autonomie, dans ce contexte, se définit par le passage d’une « identité assignée » à une « identité choisie », processus qui passe par la réappropriation de sa propre signification (Djelloul, 2014).

Avant de faire son entrée dans l’espace public et politique, le féminisme musulman a d’abord suscité débats et analyses dans les milieux académiques et militants. En effet, les chercheur·es et féministes occidentaux·ales ont généralement considéré ce mouvement comme paradoxal, l’expression même de « féminisme musulman” relevant selon eux·elles du registre de l’oxymore (Djelloul, 2014). Malgré une volonté initiale de s’intéresser aux expériences et revendications des femmes musulmanes, notamment en se rendant dans les espaces féminins jusque-là négligés par la recherche en raison d’un biais colonial masculin ayant longtemps invisibilisé le rôle crucial des femmes dans le tissu social (Sehlikoglu, 2017), ces approches ont peiné à s’extraire du prisme libéral. Ainsi, l’analyse de cette agentivité nouvellement reconnue des femmes musulmanes s’est souvent développée dans la persistance du paradigme occidental, qui oppose la subordination à la résistance, réduisant ce faisant leur capacité d’agir à une simple contestation du pouvoir. C’est à partir de cette conception réductrice[6] de la subjectivation politique de ces femmes que Saba Mahmood a cherché, dès le début des années 2000, à reconsidérer ce concept d’agentivité à l’aune de ce qu’elle a nommé le « mouvement de la piété », qu’elle décrit comme une quête intime et personnelle d’alignement avec des principes religieux islamiques de vertu, de modestie et de dévotion. Sans renoncer à la notion d’agentivité, Mahmood (2005) en redéfinit les contours et prend le contre-pied de sa version dominante occidentale en montrant qu’elle ne passe pas nécessairement par le rejet de structures religieuses traditionnelles. La notion d’agentivité, ainsi reformulée, sert alors à appréhender une capacité d’action qui dépasse la simple rébellion contre l’autorité religieuse ou patriarcale, et laisse entrevoir la possibilité d’une subjectivité et une autonomie féministes à travers la réappropriation des concepts religieux et leur déploiement dans la relation à Dieu.

Parler d’elles, mais plus sans elles

« Je suis une femme. Le racisme empêche de le voir parce qu’une femme, dans l’imaginaire commun en Occident, c’est une femme blanche. Moi, je suis avant tout perçue comme une Arabe, une Maghrébine, voire une musulmane, en tout cas un corps étranger à la nation française.». Dans cet extrait de son essai récemment publié sur la condition des femmes maghrébines en France, la journaliste franco-marocaine Nesrine Slaoui (2024) exprime avec force la manière dont ces femmes continuent d’être perçues à travers le biais d’une altérité racisée. Une problématique qui n’est pas propre à la France puisqu’un collectif de citoyennes belges musulmanes témoignait déjà, dans une carte blanche publiée par le journal La Libre en 2016[7], de leur assignation à une identité fantasmée et du risque de repli communautaire pesant sur elles en raison des mesures discriminatoires cherchant à exclure les femmes voilées de la vie publique et sociale. Ces expériences croisées de femmes racisées en Belgique et en France traduisent la double condamnation qu’elles subissent à l’intersection du sexisme et du racisme.

L’image la plus emblématique de ce phénomène est sans doute celle de la « beurette émancipée » (Hamel 2005), un stéréotype de l’imaginaire collectif qui érige les jeunes femmes issues de l’immigration maghrébine en symboles d’une incarnation d’une « intégration réussie » lorsqu’elles rejettent les oppressions patriarcales et religieuses de leur communauté d’origine – typiquement                  lorsqu’elles se dévoilent. La sociologue Christelle Hamel souligne avec justesse que cette construction sociale et médiatique, sous couvert de valorisation, reconduit en réalité des logiques racistes et culturalistes, à travers une instrumentalisation des luttes féministes qui divisent les revendications des communautés immigrées et renforce les stéréotypes de genre et de race.

Confrontées à la mystification et l’érotisation dont elles sont communément l’objet, les féministes musulmanes dénoncent la prévalence d’un « solipsisme blanc » (Rich, 1979), c’est-à-dire la tendance du groupe majoritaire – les femmes blanches occidentales – à penser sa propre expérience comme une vérité universelle. En raison de ce manque d’écoute et de représentativité dans des sociétés laïcisées qu’elles jugent fondées sur des stéréotypes racistes et sexistes, elles appellent à la mise en place d’une véritable solidarité féministe et politique (Mohanty, 2010). Cette solidarité, fondée sur la reconnaissance de la diversité des expériences et subjectivités, reposerait sur une lutte collective aux objectifs communs, et qui tiendrait aussi compte des rapports qui existent aussi entre les femmes elles-mêmes. Inscrites dans une démarche antiraciste, ces femmes insistent sur la nécessité que de telles alliances dépassent une vision de l’émancipation se limitant à des principes séculiers et libéraux, et incluent impérativement les conditions de vie et les voix des femmes maghrébines et musulmanes (Slaoui, 2024).

 

Conclusion: Décoloniser et déconfessionnaliser les droits des femmes

Si l’on peut se réjouir de l’attention croissante portée à la pluralité des subjectivités féminines, notamment à travers les luttes féministes musulmanes, il est impératif de questionner de manière critique la manière dont le registre religieux est souvent mobilisé pour fragmenter les revendications féministes. En faisant de l’adjectif « musulman » une catégorie diférenciatrice dans le féminisme, le risque est de renforcer une frontière artificielle entre les femmes selon leur confession ou leur appartenance culturelle, plutôt que de construire une solidarité autour de luttes leurs communes contre des systèmes d’oppression structuels, qui sévissent aussi bien en Orient qu’en Occident.

Dans la perspective critique de la sociologue Simona Tersigni (2009), ce texte plaide pour une déconfessionnalisation des droits des femmes, un processus qui permettrait d’ancrer les combats féministes dans une solidarité politique déployée au-delà des dichotomies entre l’Occident et l’Islam, la sécularité et la religion. Reconnaître les femmes comme des sujets politiques autonomes, capables de négocier et de construire leur identité au croisement de leurs expériences locales et globales, implique de refuser d’emblée leur enfermement dans des catégories hégémoniques et essentialistes (Benhadjoudja, 2018). L’objectif n’est pas de défendre uniquement des pratiques de soi, comme le port ou le rejet du voile, mais de transcender les débats polarisant qui les opposent, afin de repositionner les revendications féministes dans une sphère qui dépasse les prismes religieux ou culturels. Comme le souligne pertinemment Mekki-Berrada (2018), les femmes sont « bafouées et prisées » du fait même qu’elles sont des femmes, et non en raison de leur islamité. Ce constat invite à réorienter les postures féministes vers une compréhension des inégalités structurelles considérées comme moins liées à des spécialités confessionnelles qu’à des enjeux sociaux, économiques et politiques globaux.

Les femmes du monde auraient tout intérêt, de ce point de vue, à constituer de véritables alliances féministes qui, loin de constituer des expressions d’empathie ou de souffrance partagée (Benhadjoudja, 2018), s’attachent à forger des luttes communes autour d’objectifs universels, tels que la justice sociale, la dignité humaine l’émancipation de toutes formes de domination. Pour ce faire, ces revendications doivent être déployées au-delà d’une division entre origines, identités, classes et croyances (Mohanty, 2010), en tenant compte des multiples intersections du sexisme et du racisme, et en s’adaptant aux réalités vécues par les femmes du monde dans leur diversité.

En définitive, cet article entend poser les bases d’une réflexion politique fondamentale : seul un féminisme pleinement inclusif, ancré dans la reconnaissance des expériences plurielles, intersectionnelles, ainsi que des spécificités historiques, sociales et culturelles, peut répondre aux défis des inégalités systémiques qui touchent toutes les femmes du monde. Pour voir le jour, ce processus de transformation implique un élargissement de la conscience collective, où chacun·e est invité·e à participer au déploiement d’un féminisme pluriel et solidaire. Enfin, il n’y a qu’à travers l’adoption d’une approche décoloniale et intersectionnelle, que ces combats peuvent espérer un jour s’affranchir des cadres raciaux et patriarcaux dominants pour devenir véritablement transformateurs et universellement émancipateurs.

 


Dans une démarche qui vise à promouvoir la justice cognitive et la reconnaissance des savoirs situés, cet article mobilise les travaux d’auteur et d’autrices dont les recherches abordent  le féminisme musulman et la pluralité des perspectives féministes. En donnant une place de première importance aux contributions issues des pensées postcoloniales et intersectionnelles, il s’agit de donner la parole à celles et ceux directement concerné·es par les questions de genre, de race, de religion et de pouvoir. La liste présente les auteurs et autrices dans l’ordre de leur mention dans le texte.

  • Leïla Benhadjoudja est professeure à l’Institut d’études féministes et de genre de l’université d’Ottawa (Canada). Ses champs d’intérêt portent sur le racisme et l’islamophobie au Québec.
  • Lila Abu-Lughod est une anthropologue palestino-américaine spécialiste des questions de genres, de culture et de politique du monde arabe et musulman. Elle est une figure majeure des débats en anthropologie du genre, de la critique des discours impérialistes et des études postcoloniales.
  • Vincent Geisser est un sociologue et politologue français spécialisé dans l’étude des phénomènes sociaux liés à l’islamophobie comme forme de racisme ancrée dans des racines coloniales.
  • Valérie Amiraux est une sociologue d’origine française, professeure à l’Université de Montréal. Ses recherches portent principalement sur l’islam en Europe, les questions de laïcité, de diversité et d’intégration.
  • Nadia Fadil est une sociologue et anthropologue belge d’origine marocaine. Elle est spécialisée dans les transformations de la religion et de la race en lien avec des questions de régulation, de subjectivité, de pouvoir et d’identité.
  • Müşerref Yardım est professeure associée au Département de Sociologie de l’Université Necmettin Erbakan, en Turquie. Ses recherches portent sur des sujets tels que l’Islam et la démocratie, le rôle politique des islamistes pré-républicains, et les expériences des étudiants internationaux en Turquie​.
  • Saba Mahmood (1962-2018) était professeure émérite d’anthropologie à l’Université de Californie à Berkeley. Spécialiste de l’Égypte moderne, du genre et du sécularisme, elle a été une figure intellectuelle majeure dans son domaine, en contribuant notamment à l’initiative Berkeley Pakistan pour l’étude de l’histoire, de la politique et de la culture du Pakistan​.
  • Sertaç Sehlikoglu est une anthropologue sociale d’origine turque spécialisée dans les études de genre et de transformation politique. Elle a étudié à l’Université de Cambridge et à l’University College London, où elle dirige un projet sur les aspirations islamistes populistes​.
  • Abdelwahed Mekki-Berrada est professeur d’anthropologie d’origine marocaine, spécialisé dans la question du refuge, de l’immigration clandestine et de la santé mentale.
  • Ghaliya Djelloul est une sociologue belge spécialisée dans l’évolution des rapports de genre au sein des sociétés musulmanes, qui a mené des recherches sur les féministes musulmanes en Belgique et sur la mobilité spatiale des femmes vivant dans la périphérie d’Alger.
  • Nesrine Slaoui est une éditorialiste et créatrice de contenu franco-marocaine. Elle a publié plusieurs ouvrages, dont Illégitimes (2021) et Seule (2023), qui abordent les thèmes des violences sexistes et racistes.
  • Christelle Hamel est une sociologue française chargée de recherche à l’Ined, spécialisée sur le croisement des questions migratoires et de genre (violences contre les femmes, la sexualité, la conjugalité, le racisme et les discriminations raciales).
  • Adrienne Rich (1929-2012) était une poétesse et essayiste féministe américaine, dont l’œuvre a exploré les thèmes de la féminité, de la sexualité et de la politique. Elle a été une voix majeure du féminisme et de la lutte pour les droits des lesbiennes.
  • Chandra Talpade Mohanty est une théoricienne féministe postcoloniale et transnationale d’origine indienne. Elle est connue pour ses travaux sur la solidarité féministe décoloniale, les luttes anti-capitalistes et la politique de connaissance, notamment à travers son célèbre essai Under Western Eyes, où elle critique la vision homogénéisante des femmes du Tiers-Monde par le féminisme occidental.

Bibliographie

Abu-Lughod, L. (2018). Les femmes musulmanes et le « droit de choisir librement », Anthropologie et Sociétés, 42(1), 35–56. https://doi.org/10.7202/1045123ar

Abu-Lughod, L. (2002). Do Muslim Women Really Need Saving? Anthropological Reflections on Cultural Relativism and Its Others, American Anthropologist, 104(3), 783–790. http://www.jstor.org/stable/3567256

Amiraux, V. (2003). « Discours voilés sur les musulmanes en Europe » : comment les musulmans sont-ils devenus des musulmanes ?, Social Compass, 50(1), 85-96.

Benhadjoudja, L. (2018). « Les femmes musulmanes peuvent-elles parler ? », Anthropologie et Sociétés, 42(1), 113–133. https://doi.org/10.7202/1045126ar

Djelloul, G. (2018). Dépasser l’horizon postcolonial pour envisager un féminisme pluriversel ?. Association la Revue nouvelle, 18(1), 58-64.

Fadil, N. (2016). Le non-voile et/ou le dévoilement comme pratique éthique, Comment S’en Sortir ?, n° 3, automne 2016, p. 55-71.

Geisser, V. (2003). La nouvelle islamophobie. Paris, Éditions La Découverte.

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Mekki-Berrada, A. (2018). Présentation : femmes et subjectivations musulmanes : prolégomènes, Anthropologie et Sociétés, 42(1), 9–33. https://doi.org/10.7202/1045122ar

Mohanty, C. (2010). « Sous les yeux de l’Occident » revisité : la solidarité féministe par les luttes anticapitalistes. In Verschuur, C. (Ed.), Genre, postcolonialisme et diversité de mouvements de femmes (vol. 7, p. 203-214). Graduate Institute Publications.

Rich, A. (1979). « Disloyal to Civilization. Feminism, Racism, Gynephobia » : 275-310, in A. Rich, On Lies, Secrets and Silence. Selected Prose 1966-1978. New York, Norton.

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Sehlikoglu, S. (2017). Revisited: Muslim Women’s agency and feminist anthropology of the Middle East, Contemporary Islam, pp. 73-92. 10.1007/s11562-017-0404-8

Slaoui, N. (2024). Notre dignité: Un féminisme pour les Maghrébines en milieux hostiles. Les essais stock.

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Notes de bas de page

[1] Pour le discours complet, voir « Claude MALHURET : Atteintes aux droits des femmes et aux droits de l’homme en Iran », publié le 5 octobre 2022 par Les Indépendants. République et territoires, https://www.independants-senat.fr/post/claude-malhuret-atteintes-aux-droits-des-femmes-et-aux-droits-de-l-homme-en-iran

[2] La pensée séculière, dite plus communément « pensée libérale » ou « libéralisme », fait référence à la tradition intellectuelle, politique et économique qui place au centre de ses préoccupations la liberté individuelle, l’égalité devant la loi et le respect des droits fondamentaux. L’adjectif « séculier » sert à préciser l’idée que les institutions publiques doivent être séparées des institutions religieuses, et que les décisions publiques doivent être fondées sur des principes de rationalité et d’universalité, plutôt que sur des dogmes religieux. Dans cette conception, la « laïcité » désigne précisément ce principe de séparation de l’État de la société civile et de la société religieuse.

[3] Le terme « politique » ne renvoie pas dans ce contexte à l’engagement partisan ni aux institutions de pouvoir au sens traditionnel, mais à la manière dont les individus, dans leur vie quotidienne, exercent une capacité d’agir pour revendiquer leur place dans la société et redéfinir leur identité et leur subjectivité. Dans le cas des femmes maghrébines et/ou musulmanes, cette subjectivation se construit par des pratiques éthiques et politiques, autrement dit un ensemble d’actions et de choix fondé sur des principes moraux, et ayant une dimension collective, publique et transformatrice. Le port du voile peut être considéré comme une telle pratique : il peut non seulement incarner une observance religieuse, mais aussi une manière de contester les stéréotypes, de réaffirmer une dignité individuelle et collective, et de redéfinir les frontières de la citoyenneté dans des contextes souvent marqués par l’islamophobie.

[4] Source : Sahar Khalifa, écrivaine palestinienne, « Femmes arabes dans le piège des images » (2015), Le Monde diplomatique

[5] La racisation est le processus social et historique par lequel des individus ou des groupes sont catégorisés, différenciés et traités en fonction de leur appartenance à une race ou à une ethnie spécifique. Cela implique la construction sociale de la « race » et la hiérarchisation des individus sur la base de caractéristiques physiques, telles que la couleur de peau, et d’autres éléments perçus comme distinctifs.

[6] En sciences sociales, les adjectifs « réducteur » ou « essentialisant » sont utilisés pour critiquer des conceptions qui simplifient une réalité de manière excessive ou homogénéiser des groupes sociaux ou des catégories de personnes. Ils présupposent que certaines caractéristiques complexes d’une culture, d’un groupe social ou d’un individu soient réduites à un seul aspect ou une seule dimension. Précisément l’essentialisme appliqué aux femmes consiste à réduire leur identité à des rôles ou des caractéristiques perçues comme « naturelles », comme la maternité ou le soin. Cette conception peut limiter l’accès des femmes à certains espaces sociaux, culturels et/ou professionnels, en les enfermant dans des attentes et des comportements traditionnels.

[7] La Libre, consulté le 14 décembre 2024.