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Synopsis
L’Université dans ses missions de production et de transfert de connaissances et en tant qu’écosystème a un rôle d’avant-garde à jouer en matière de solidarité et de développement durable. Est – elle à la hauteur ? Quelles orientations prendre pour qu’elle le devienne ? Table ronde.
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Publié par UniverSud – Liège en janvier 2018
Quel est le rôle de l’université en matière de solidarité et de développement durable ? Comment ce rôle peut et doit évoluer à l’horizon 2030 ? Afin de répondre à ces questions, nous avons réunis plusieurs acteurs qui au sein de l’Uliège ont une position de leader sur ces problématiques : Didier Vrancken Vice-recteur à la citoyenneté, Rachel Brahy coordinatrice de la Maison des Science de l’Homme, Pierre Ozer et Sybille Mertens respectivement climatologue et économiste, tous deux professeurs impliqués dans la réflexion pour une université en transition et enfin Pierre Delvenne chercheur qualifié FNRS en sciences politiques et directeur-adjoint au centre de recherches Spiral. Cette table ronde a été animée par Julie Luong journaliste indépendante.
L’avenir de l’université ne peut se penser exclusivement en termes de compétitivité, de « ranking » et de « branding ». Dans une société en transition, de nouvelles formes d’engagement et de solidarité sont nécessaires : au sein de l’institution, dans la cité, par-delà ses frontières.
« Dans ses définitions comme dans ses mises en acte, la solidarité est à un moment charnière de son histoire », rappelle Didier Vrancken, vice-recteur à la citoyenneté, aux relations institutionnelles et internationales de l’Université de Liège. « Aujourd’hui, se sentir solidaire, ça signifie se sentir solidaire moralement : il y a un retour de la morale au détriment de la solidarité effective, financière, contributive », commente Rachel Brahy, coordinatrice de la Maison des Sciences de l’Homme (MSH). À l’heure où les acquis sociaux se détricotent, la solidarité emprunte de nouvelles voies identifiées par Alain Supiot[1] selon trois modalités : la solidarité écologique ; l’articulation des solidarités locales, nationales et internationales ; la responsabilité sociale des entreprises et des institutions.
Transfert de connaissances
Depuis quelques années, diverses initiatives nées au sein de l’université explorent ces métamorphoses possibles du lien social, qu’il s’agisse des activités de la MSH, de Réjouisciences, d’UniverSud, des Doc’Cafés ou encore du récent Festival du film Hugo, dédié aux migrations et aux changements environnementaux. « Quand on voit comment les politiques s’emparent du sujet des migrations de manière parfois fantasmagorique, on se dit qu’il faut y aller », témoigne le géographe et climatologue Pierre Ozer, à l’initiative de cet événement. « Les gens ont besoin de grilles de lecture. Nous n’amenons pas la science infuse, mais nous amenons des clefs de compréhension autres que celles proposées par les décideurs. » Ce transfert de connaissances ne se limite d’ailleurs pas à la cité. « Sur ces questions, notre responsabilité est aussi d’amener notre expertise vers les pays du sud, notamment en Afrique de l’Ouest qui est un réservoir immense de déplacés, mais où ces questions ne sont ni étudiées ni débattues », poursuit Pierre Ozer, qui organisera en février prochain un colloque sur ce thème à Ouagadougou.
La circulation des savoirs, bien sûr, n’est pas à sens unique. « Comment pourrais-je donner cours sur l’évolution des systèmes économiques si je ne suis pas sur le terrain en train de voir ce qui se passe ? », commente Sybille Mertens, chargée de cours à HEC Liège et membre du Centre d’Économie Sociale. « J’envisage notre rôle comme celui de passeurs de frontières », explique pour sa part Pierre Delvenne, chercheur qualifié FNRS en sciences politiques et directeur-adjoint au centre de recherches Spiral, où il travaille notamment sur les méthodologies participatives. « Nous sommes aujourd’hui face à des savoirs de plus en plus lisses, de plus en plus utilitaires, qui ont parfois tendance à endormir l’esprit critique. Nous devons aussi, à travers des modalités plus hybrides de participation, apprendre à réactiver les ressources imaginatives. Car ce qu’on sait du monde est toujours indissociable de ce que l’on veut y faire. » Didier Vrancken identifie pour sa part les attentes « de plus en plus existentielles – mes préoccupations, ma planète, mon handicap » de citoyens à la fois exigeants et critiques vis-à-vis du savoir universitaire. « Pour nous qui sommes habitués à “monter en abstraction” dès qu’une question nous est adressée par un collègue ou un étudiant, c’est un vrai défi de répondre à ces attentes », commente-t-il.
Sortir de sa « tour d’ivoire » exige donc un investissement conséquent, en termes de temps, d’énergie, de prise de risque. A fortiori dans un environnement de plus en plus compétitif, où la valeur académique se mesure à l’aune du nombre de publications. « Quelque part, il y a l’idée que ceux qui passent leur temps à parler à l’extérieur le feraient parce qu’ils ne sont pas en mesure de faire de la science », témoigne Sybille Mertens. Voilà pourquoi on perçoit, dans le discours de ces chercheurs qui s’engagent, de l’enthousiasme mais parfois aussi de la fatigue. À l’horizon 2030, leurs actions pourront-elles se déployer sans l’entremise d’un soutien – moral, intellectuel, matériel – de la communauté universitaire dans son ensemble ? « Il y a aujourd’hui un défaut d’opérateurs capables d’appuyer les initiatives citoyennes, interdisciplinaires, qui émanent de l’université », témoigne Rachel Brahy, qui constate une augmentation croissante des demandes adressées à la MSH. « Nous devons aussi travailler à des méthodologies qui permettent une participation autre que la conférence ou l’article de presse », poursuit-elle. « Demain, le chercheur pourra être commissaire d’exposition, contributeur dans un ouvrage de vulgarisation, fournir un accompagnement méthodologique dans des conseils d’administration d’associations. Ce sont des choses beaucoup plus discrètes, mais qui vont travailler sur la structure de la société. »
L’université comme écosystème
Le « service à la collectivité » a beau être la troisième mission de l’université, aux côtés de la recherche et de l’enseignement, il semble en réalité moins bien considéré, comme s’il arrivait toujours « de surcroît ». « À mon sens, évaluer le service à la collectivité serait contre-productif et l’exact opposé des raisons qui fondent ce type d’engagement », estime à ce propos Pierre Delvenne. « Il y a déjà assez d’ego en jeu sans que l’on vienne ajouter ce nouveau mode de reconnaissance. Ce que l’université doit faire, c’est promouvoir une culture de l’engagement dans la cité. » Dans un futur proche, il est probable que l’institution – si pas les personnes – soit cependant évaluée sur cette responsabilité sociétale. Au risque que celle-ci devienne un critère de compétitivité comme un autre ? « Pour mesurer l’impact social, il faut d’abord se mettre d’accord sur une vision du monde à laquelle on veut contribuer. Si on ne le fait pas, on risque de se rabattre sur des critères standards de création d’emplois, de chiffre d’affaires généré, de salaire que les étudiants peuvent obtenir », explique Sybille Mertens.
Pour Pierre Ozer, l’université ne doit d’ailleurs pas se contenter d’être responsable : elle doit être exemplaire. « Nous attendons des politiques l’exemplarité, mais nous devons aussi l’attendre de l’université. Il y a par exemple longtemps que l’université devrait être indépendante d’un point de vue énergétique », estime le climatologue, qui pointe une institution « en retard » sur la société. « Comment se fait-il que nous ayons adopté le tri des déchets en 2010 alors que le Liégeois fait le tri depuis 2000 ? » La même question se pose aujourd’hui pour l’alimentation durable ou le bien-être du personnel. Car c’est en s’affirmant elle-même comme un écosystème innovant, respectueux de l’humain, que l’université pourra déployer à l’extérieur ses solidarités. Et inversement. « L’ancrage dans la cité nous permet aussi de dire que nous voulons aujourd’hui développer un autre modèle d’université : une université qui voit du sens autre part que dans le ranking et le nombre de publications », estime Sybille Mertens. « L’imaginaire de la compétition repose sur une naturalisation de choses qui n’ont rien de naturel ou d’inévitable. C’est un imaginaire qui stérilise la solidarité », ajoute encore Pierre Delvenne. À l’heure où le malaise gronde au sein de la communauté universitaire, le temps est peut-être venu de réinventer un imaginaire de la solidarité.
Julie Luong
[1] Alain Supiot, La solidarité, enquête sur un principe juridique, Paris, Odile Jacob, coll. « Collège de France », 2015.